Albert CAMUS

philosophe et écrivain français [1913—1960]

 

(1964)

 

CARNETS II

 

janvier 1942 — mars 1951

 

ŒUVRES D’ALBERT CAMUS

 

Aux Éditions Gallimard

 

L’ENVERS ET L’ENDROIT, essais.

NOCES.

L’ÉTRANGER. Roman.

LE MYTHE DE SISYPHE.

LE MALENTENDU suivi de CALIGULA.

LA PESTE. Récit.

L'ÉTAT DE SIÈGE. Théâtre

ACTUELLES :

I. CHRONIQUES 1944—1948.

II. CHRONIQUES 1948—1953

III. CHRONIQUES ALGÉRIENNES, 1939—1958

LES JUSTES. Théâtre.

L’HOMME RÉVOLTÉ. Essai.

L’ÉTÉ. Essai.

LA CHUTE. Récit.

L’EXIL ET LE ROYAUME. Nouvelles

DISCOURS DE SUÈDE

CARNETS

I. Mai 1935 — février 1941.

II. Janvier 1942 — mars 1951.

III. Mars 1951 — décembre 1959.

Journaux de voyage.

Correspondance avec Jean Grenier.

 

Adaptations théâtrales

 

LA DÉVOTION À LA CROIX, de Pedro Calderon de la Barca.

LES ESPRITS, de Pierre de Larivey.

REQUIEM POUR UN NONNE, de William Faulkner.

LE CHEVALIER D’OLMEDO, de Lope de Vega.

LES POSSÉDÉS, d’après le roman de Dostoïevski.

 

Cahiers Albert Camus

 

I. La mort heureuse. Roman.

II. Paul Viallaneiz : Le premier Camus, suivi d’Écrits de jeunesse d’Albert Camus.

III. Fragments d’un combat (1938—1940) — Articles d’Alger Républicain.

IV. Caligula (version de 1941), théâtre.

V. Albert Camus : œuvre fermée, œuvre ouverte ? Actes du colloque de Cerisy (juin 1982)

VI. Albert Camus éditorialiste a L’Express (mai 1955 — février 1958).

 

Aux Calman-Levy

 

Réflexions sur la guillotine, in Réflexions sur la peine de mort, de Camus et Koestler, essai.

 

A l’avant-scène

 

Un cas intéressant. Adaptation de Dino Buzzati. Théâtre.

 

Albert CAMUS

philosophe et écrivain français [1913—1960]

 

CARNETS II

Janvier 1942 – mars 1951.

 

 

Paris : Les Éditions Gallimard, 1964, 350 pp.

 

Table des matières

 

Note des éditeurs

 

Cahier no IV. janvier 1942 — septembre 1945.

Cahier no V. septembre 1945 — avril 1948.

Cahier no VI. avril 1948 mars 1951.

 

Notes bibliographiques

Ouvrages écrits ou publies de 1942 à 1951

[7][1]

 

CARNETS II. Janvier 1942 — mars 1951.

 

NOTE DES ÉDITEURS

 

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Ce second tome des Carnets a pose quelques problèmes aux éditeurs. Albert Camus avait laisse un exemplaire dactylographie qu’il n’avait pas revu. Pour établir le texte, Mme Albert Camus et M. Roger Quilliot se sont reportes à une dactylographie antérieure, partiellement corrigée par l’auteur, et au manuscrit. Quelques erreurs de dactylographie ont pu être corrigées et la plupart des difficultés tranchées. Dans les rares cas ou subsiste une équivoque, une note en informe le lecteur. Le texte lui est soumis dans son intégralité, sauf dix-huit lignes (p. 254) concernant la santé d’une personne encore vivante. Les éditeurs ont été également amenés à remplacer quelques noms par des X aux pages 133, 143, 208, 253, 264 et 314. Deux passages, qu'Albert Camus avait transportes dans d’autres dossiers pour en faire ultérieurement usage, ont été rétablis. Ces passages sont signales par une note.

La relation des séjours que fit Albert Camus en Amérique du Nord (mars à mai 1946) et en Amérique du Sud (juin à août 1949) constituant un véritable journal de voyage, il a semblé plus logique de ne pas les inclure dans la présente édition. Ils seront prochainement publiés à part.

 

[19]

 

CARNETS II. Janvier 1942 — mars 1951.

 

CAHIER IV

 

Janvier 1942 — septembre 1945

 

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[11]

 

Janvier-février.

 

« Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort. »[2] Oui, mais… Et qu’il est dur de songer au bonheur. Le poids écrasant de tout cela. Le mieux est de se taire pour toujours et de se tourner vers le reste.

 

*

 

Dilemme, dit Gide : Être moral, être sincère. Et encore : « Il n’y a de choses belles que celles que la folie dicte et que la raison écrit. »

 

*

Se déprendre de tout. À défaut du désert, la peste ou la petite gare de Tolstoï.

 

*

 

Goethe : « je me sentais assez dieu pour descendre vers les filles des hommes. »

 

*

 

Il n’y a pas de grands crimes dont un homme intelligent [12] ne se sente capable. Selon Gide, les grandes intelligences n’y cèdent pas parce qu’elles s’y limiteraient. —

 

*

 

Retz[3] calme facilement un premier soulèvement à Paris parce que c’est l’heure du souper : « Les plus échauffés ne veulent pas ce qu'ils appellent se désheurer. »

 

*

 

Repères étrangers[4]:

Tolstoï ;

Melville ;

D. de Foe[5];

Cervantès.

 

*

 

Retz : « M. le duc d’Orléans avait, à l’exception du courage, tout ce qui était nécessaire à un honnête homme. »

 

*

 

Des gentilshommes de la Fronde rencontrant un convoi, chargent à l’épée le crucifix en criant : « Voilà l’ennemi. »

 

*

 

Il y a beaucoup de raisons à l’officielle hostilité contre l’Angleterre[6] (bonnes ou mauvaises, politiques ou non). Mais on ne parle pas de l’un des pires [13] motifs : la rage et le désir bas de voir succomber celui qui ose résister à la force qui vous a vous-même écrasé.

 

*

 

Le Français a gardé l’habitude et les traditions de la révolution[1]. Il ne lui manque que l’estomac : il est devenu fonctionnaire, petit bourgeois et midinette. Le coup de génie est d’en avoir fait un révolutionnaire légal. Il conspire avec l’autorisation officielle. Il refait un monde sans lever le cul de son fauteuil.

 

*

 

Épigraphe à Oran ou le Minotaure[2].

Gide. Un esprit non prévenu. « Je l’imagine à la cour du roi Minos, inquiet de savoir quelle sorte d’inavouable monstre peut bien être le Minotaure ; s’il est si affreux que cela ou s’il n’est pas charmant peut-être. »

 

*

 

Dans le drame antique, celui qui paie c’est toujours celui qui a raison, Prométhée, Œdipe, Oreste, etc. Mais cela n’a pas d’importance. De toute façon, ils finissent tous aux enfers, raison ou tort. Il n’y a ni [14] récompense, ni châtiment. D’où, à nos yeux assombris par des siècles de perversion chrétienne, le caractère gratuit de ces drames — le pathétique de ces jeux aussi.

À opposer « Le grand danger est de se laisser accaparer par une idée fixe » (Gide) et l’« obéissance » nietzschéenne. Gide encore, parlant des déshérités : « Laissez-leur la vie éternelle ou donnez-leur la révolution. » Pour mon essai sur la révolte. « Ne m’enlevez pas de ma chère petite grotte », dit la Séquestrée de Poitiers, qui y vivait dans la merde.

 

*

 

Attirance ressentie par certains esprits pour la justice et son fonctionnement absurde. Gide, Dostoïevski, Balzac, Kafka, Malraux, Melville, etc. Chercher l’explication.

 

*

 

Stendhal. On imagine l’histoire de Malatesta ou des Este racontée par Barrès et puis par Stendhal. Stendhal va prendre le style chronique, le reportage du « grand ». C’est dans la disproportion du ton et de l’histoire que Stendhal met son secret (à rapprocher de certains Américains). Précisément la même disproportion qui existe entre Stendhal et Béatrice Cenci. Manqué si Stendhal avait pris le ton pathétique. (Malgré les histoires littéraires, Tyrtée est comique et haïssable.) Le Rouge et le Noir a comme sous-titré Chronique de 1830. Les Chroniques italiennes (etc.).

 

*

 

[15]

 

Mars.

 

Le Lucifer de Milton. « Le plus loin de Lui est le mieux… L’esprit est à soi-même sa propre demeure, il peut faire en soi un ciel de l’enfer, un enfer du ciel… Mieux vaut régner en enfer que servir dans les cieux. »

Psychologie résumée d’Adam et Ève : Lui formé pour la contemplation et le courage — elle pour la mollesse et la grâce séduisante ; Lui pour Dieu seulement. Elle pour Dieu en lui.

 

*

 

Schiller meurt ayant « sauvé tout ce qui pouvait l’être ».

 

*

 

Chant X de L’Iliade. Ces chefs poursuivis par l’insomnie, la défaite insupportable, qui se retournent, errent, s’aiment, se réunissent et vont tenter une aventure, un raid sur 1’ennemi pour « faire quelque chose ».

Les chevaux de Patrocle pleurent dans la bataille, leur maître étant mort. Et (chant 18) les trois grands cris d’Achille revenu à la bataille, campé sur le fossé de défense, étincelant dans ses armes, farouche. Et les Troyens reculent. Chant 24. Le chagrin d’Achille pleurant dans la nuit après la victoire. Priam : « Car j’ai pu ce qu’aucun homme n’a encore fait sur terre, [16] approcher de ma bouche les mains de celui qui a tué mes enfants. »

(Le Nectar était rouge !)

 

*

 

Ce qu’on peut dire de plus élogieux à l’égard de l’Iliade, c’est que, sachant l’issue du combat, on partage cependant l’angoisse des Achéens pressés dans leurs retranchements par les Troyens. (Même observation pour l’Odyssée ; on sait qu’Ulysse tuera les Prétendants.) Que devait être l’émotion de ceux qui entendaient pour la première fois le récit !

 

*

 

Pour une psychologie généreuse.

On aide plus un être en lui donnant de lui-même une image favorable qu’en le mettant sans cesse en face de ses défauts. Chaque être normalement s’efforce de ressembler à sa meilleure image. Peut s’étendre à la pédagogie, à l’histoire, à la philosophie, à la politique. Nous sommes par exemple le résultat de vingt siècles d’imagerie chrétienne. Depuis 2000 ans, l’homme s’est vu présenter une image humiliée de lui-même. Le résultat est là. Qui peut dire en tout cas ce que nous serions si ces vingt siècles avaient vu persévérer l’idéal antique avec sa belle figure humaine ?

 

*

 

Pour un psychanalyste, le moi se donne à lui-même [17] une continuelle représentation mais le livret en est faux.

F. Alexander et H. Staub. Le Criminel. Il y a des siècles on condamnait les hystériques, il viendra un temps où l’on soignera les criminels.

 

*

 

« Vivre et mourir devant un miroir », dit Baudelaire. On ne remarque pas assez « et mourir ». Vivre, ils en sont tous là. Mais se rendre maître de sa mort, voilà le difficile.

 

*

 

Psychose de l’arrestation[3]. Il fréquentait assidûment les endroits publics distingués : salles de concert, grands restaurants. Se créer des liens, une solidarité avec ces gens-là, cela fait une défense. Et puis il y fait chaud, on s’y coudoie. Il rêvait de publier des livres impressionnants qui créassent une auréole autour de son nom et le rendissent intouchable. Dans son idée, il suffirait de faire lire ses livres aux flics. Ils diraient : « Mais cet homme a de la sensibilité. C’est un artiste. On ne peut condamner une âme pareille. » Mais d’autres fois il sentait qu'une maladie, une infirmité le protégerait tout juste autant. Et comme jadis les criminels fuyaient aux déserts, lui projetait de fuir dans une clinique, un sana, un asile.

Il avait besoin de contact, de chaleur. Il récapitulait [18] ses relations. « Impossible qu’on fasse ça à l’ami de M. X., l’invité de M. Y. » Mais il n’y a jamais assez de relations pour empêcher d’avancer le bras tranquille qui le menaçait. Alors il en venait aux épidémies. Supposez un typhus, une peste, cela arrive, cela s’est vu. C’est plausible en quelque sorte. Eh bien, tout est transformé, c’est le désert qui vient à vous. On n’a plus le temps de s’occuper de vous. Parce que c’est cela : l’idée que quelqu’un, sans que vous le sachiez, s’occupe de vous et on ne sait pas où il en est — ce qu’il a décidé et s’il a décidé. Alors, la peste — et je ne parle pas des tremblements de terre.

Ainsi ce cœur sauvage appelait ses prochains et mendiait leur chaleur. Ainsi cette âme ravinée, rabougrie demandait aux déserts leur fraîcheur et faisait sa paix d’une maladie, d’un fléau et de catastrophes. (À développer.)

*

Le grand-père de A. B., à 50 ans, a jugé qu’il avait assez fait. Dans sa petite maison de Tlemcen il s’est couché et ne s’est plus relevé, sauf pour l’essentiel, jusqu’à sa mort, à 84 ans. Par avarice, il n’avait jamais voulu acheter de montre. Il évaluait le temps et surtout l’heure des repas à l’aide de deux marmites, dont l’une était remplie de pois chiches[4]. Il remplissait l’autre du même mouvement appliqué et régulier et trouvait ainsi ses repères dans une journée évaluée à la marmite.

Il avait déjà donné des signes de sa vocation en ce [19] sens que rien ne l’intéressait, ni son travail, ni l’amitié, ni la musique, ni le café. Il n’était jamais sorti de sa ville sauf un jour où, obligé de partir pour Oran, il s’arrêta à la gare la plus proche de Tlemcen, effrayé par l’aventure. Il revint alors dans sa ville par le premier train. À ceux qui s’étonnaient de sa vie pendant les 34 ans qu’il passa au lit, il disait que la religion stipulait que la moitié de la vie de l’homme était une ascension et que l’autre moitié était une descente et que dans la descente les journées de l’homme ne lui appartenaient plus. Il se contredisait d’ailleurs en remarquant que Dieu n’existait pas, sans quoi l’existence des prêtres eût été inutile mais on attribue cette philosophie à l’humeur qu’il prenait aux quêtes fréquentes de sa paroisse.

Ce qui achève son personnage, c’est le souhait profond qu’il répétait à qui voulait l’entendre : il espérait mourir très vieux.

 

*

 

Y a-t-il un dilettantisme tragique ?

 

*

 

Parvenu à l’absurde, s’essayant à vivre en conséquence, un homme s’aperçoit toujours que la conscience est la chose du monde la plus difficile à maintenir. Les circonstances presque toujours s’y opposent. Il s’agit de vivre la lucidité dans un monde où la dispersion est la règle.

Il s’aperçoit ainsi que le vrai problème, même sans Dieu, est le problème de l’unité psychologique [20] (le travail de l’absurde ne pose réellement que le problème de l’unité métaphysique du monde et de l’esprit) et la paix intérieure. Il s’aperçoit aussi que celle-ci n’est pas possible sans une discipline difficile à concilier avec le monde. Le problème est là. Il faut justement la concilier avec le monde. Ce qu’il s’agit de réaliser c’est la règle dans le siècle.

L’obstacle, c’est la vie passée (profession, mariage, opinions passées, etc.), ce qui est déjà arrivé. N’éluder aucun des éléments de ce problème.

 

*

 

Détestable, l’écrivain qui parle, exploite ce qu’il n’a jamais vécu. Mais attention, un assassin n’est pas l’homme le plus désigné pour parler du crime. (Mais n’est-il pas l’homme le plus désigné pour parler de son crime ? cela même n’est pas sûr.) Il faut imaginer une certaine distance de la création à l’acte. L’artiste véritable se trouve à mi-chemin de ses imaginations et de ses actes. C’est celui qui est « capable de ». Il pourrait être ce qu’il décrit, vivre ce qu’il écrit. L’acte seul le limiterait, il serait celui qui a fait.

 

*

 

« Les supérieurs ne pardonnent jamais à leurs inférieurs de posséder les dehors de la grandeur. » (Le Curé de Village.)

Id. « Il n’y a plus de pain. » Véronique et la Vallée de Montignac croissent du même temps. Même symbolisme que dans Le Lys.

Pour ceux qui disent que Balzac écrit mal, cf. la [21] mort de Mme Graslin : « Tout en elle se purifia, s’éclaircit, et il y eut sur son visage comme un reflet des flamboyantes épées des anges gardiens qui l’entouraient. »

Étude de femme : Le récit est impersonnel — mais c’est Bianchon qui raconte.

Alain sur Balzac : « Son génie consiste à s’installer dans le médiocre et à le rendre sublime sans le changer. »

Balzac et les cimetières dans Ferragus.

Le Baroque de Balzac : les pages sur l’orgue dans Ferragus et Duchesse de Langeais.

Cette flamme dont la duchesse chez Montriveau voit le reflet ardent et indistinct rougeoie dans toute l’œuvre de Balzac.

 

*

 

Il y a deux sortes de style : Mme de Lafayette et Balzac. Le premier est parfait dans le détail, l’autre travaille dans la masse et quatre chapitres suffisent à peine à donner l’idée de son souffle. Balzac écrit bien non pas malgré mais avec ses fautes de français.

 

*

 

Secret de mon univers : Imaginer Dieu sans l’immortalité humaine.

 

*

 

Charles Morgan et l’unité de l’esprit : la félicité de l’intention unique — le ferme talent de l’excellence — « le génie c’est ce pouvoir de mourir », 1’opposition [22] à la femme et à son tragique amour de la vie — autant de thèmes, autant de nostalgies.

 

*

 

Sonnets de Shakespeare :

« Pour voir les sombres bords qui s’ouvrent aux aveugles ».

— Tous les fous de cet âge

Qui, mourant pour le bien, ont vécu dans le crime.

 

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Les pays qui abritent la beauté sont les plus difficiles à défendre — tant on voudrait les épargner. Ainsi les peuples artistes devraient être les victimes désignées des peuples ingrats — si l’amour de la liberté ne primait pas l’amour de la beauté au cœur des hommes. C’est une sagesse instinctive — la liberté étant la source de la beauté.

 

*

 

Calypso offre à Ulysse de choisir entre l’immortalité et la terre de sa patrie. Il repousse l’immortalité. C’est peut-être tout le sens de l’Odyssée[7]. Dans le chant XI, Ulysse et les morts devant la fosse pleine de sang et Agamemnon lui dit : « Ne sois pas trop bon avec ta femme et ne lui confie pas toutes tes pensées. »

 

*

 

Remarquer aussi que l’Odyssée parle de Zeus comme Père créateur. Une colombe tombe sur la [23] roche « mais le Père en crée une autre afin que le nombre soit complet ».

XVII. — Le chien Argos.

XXII. — On pend les femmes qui se sont données — cruauté incroyable.

 

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Toujours pour Stendhal chroniqueur Voir Journal, p. 2829.

« L’extrême de la passion peut être de tuer une mouche pour sa maîtresse. » « Il n’y a que les femmes à grand caractère qui puissent faire mon bonheur. »

Et ce trait : « Comme il arrive souvent aux hommes qui ont concentré leur énergie sur un ou deux points vitaux, il avait l’air indolent et négligé. »

T. II: « J’ai tant senti ce soir que j’en ai mal à l’estomac. »

Stendhal, qui ne s’est pas trompé sur son avenir littéraire, se trompe grossièrement sur celui de Chateaubriand : « Je parierais qu’en 1913 il ne sera plus question de ses écrits. »

 

*

 

Épitaphe de H. Heine : « Il aima les roses de la Brenta. »

 

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Flaubert : « Un homme en jugeant un autre est un spectacle qui me ferait crever de rire s’il ne me faisait pitié. »

[24] Ce qu’il a vu à Gênes : « Une ville tout en marbre avec des jardins remplis de roses. »

Et « L’ineptie consiste a vouloir conclure ».

 

*

 

Correspondance Flaubert.

Tome II. « Le succès auprès des femmes est généralement une marque de médiocrité » (?)

Id. « Vivre en bourgeois et penser en demi-dieu » ?? cf. L’histoire du ver solitaire.

« Les chefs-d’œuvre sont bêtes, ils ont la mine tranquille comme les grands animaux. »

« À 17 ans, si j’avais été aimé, quel artiste je ferais maintenant ! »

 

*

 

« En art, il ne faut jamais craindre d’être exagéré… Mais l’exagération doit être continue — proportionnelle à elle-même[5]. »

Son but : l’acceptation ironique de l’existence et sa refonte complète par l’art. « Vivre ne nous regarde pas. »

Expliquer l’homme par ce mot clé qui va loin : « je maintiens que le cynisme confine à la chasteté. »

Id. « Nous ne ferions rien dans ce monde si nous n’étions guidés par des idées fausses » (Fontenelle).

À première vue la vie de l’homme est plus intéressante que ses œuvres. Elle fait un tout obstiné et [25] tendu. L’unité d’esprit y règne. Il y a un souffle unique à travers toutes ces années. Le roman, c’est lui. À revoir évidemment.

 

*

 

Il y a toujours une philosophie pour le manque de courage.

 

*

 

La critique d’art, par peur d’être taxée de littérature, s’essaie à parler le langage de la peinture, c’est alors qu’elle est littéraire. Il faut revenir à Baudelaire. La transposition humaine, mais objective.

 

*

 

Mme V. au milieu odeurs viande pourrie. 3 chats. 2 chiens. Dissertant sur le chant intérieur. La cuisine est fermée. Il y fait une chaleur épouvantable.

Tout le poids du ciel et de la chaleur s’appuie sur la baie. Tout est lumineux. Mais le soleil a disparu.

 

*

 

Les difficultés de la solitude sont à traiter entièrement.

 

*

 

Montaigne : Une vie glissante, sombre et muette.

 

*

 

L’intelligence moderne est en plein désarroi. La connaissance s’est distendue à ce point que le monde et l’esprit ont perdu tout point d’appui. C’est un fait que nous souffrons de nihilisme. Mais le plus admirable sont les prêches sur les « retours »[6]. Retour au Moyen Âge, à la mentalité primitive, à la terre, à la religion, à l’arsenal des vieilles solutions. Pour accorder à ces baumes une ombre d’efficacité, il faudrait faire comme si nos connaissances n’existaient plus — comme si nous n’avions rien appris — feindre d’effacer en somme ce qui est ineffaçable. Il faudrait rayer d’un trait de plume l’apport de plusieurs siècles et l’indéniable acquis d’un esprit qui finalement (c’est son dernier progrès) recrée le chaos pour son propre compte. Cela est impossible. Pour guérir, il faut s’arranger de cette lucidité, de cette clair-voyance. Il faut tenir compte des lumières que nous avons pris soudain de notre exil. L’intelligence n’est pas en désarroi parce que la connaissance a bouleversé le monde. Elle est en désarroi parce qu’elle ne peut pas s’arranger de ce bouleversement. Elle ne « s’est pas faite à cette idée ». Qu’elle s’y fasse et le désarroi disparaîtra. Il ne restera que le bouleversement et la connaissance claire que l’esprit en a. C’est toute une civilisation à refaire.

 

*

 

Les seules preuves doivent être palpables.

 

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[27]

« L’Europe, dit Montesquieu, se perdra par ses hommes de guerre. »

 

*

 

Qui peut dire : j’ai eu huit jours parfaits. Mon souvenir me le dit et je sais qu’il ne ment pas. Oui cette image est parfaite comme étaient parfaites ces longues journées. Ces joies étaient toutes physiques et elles avaient toutes l’assentiment de l’esprit. Là est la perfection, l’accord avec sa condition, la reconnaissance et le respect de l’homme.

Longues dunes sauvages et pures ! Fête de l’eau du matin si noire, de midi si claire, et du soir, tiède et dorée. Longs matins sur la dune et parmi les corps nus, midi écrasant, et il faudrait répéter toute la suite, dire encore ce qui a été dit. Là était la jeunesse. Là est la jeunesse et, à 30 ans, je ne désire rien d’autre que cette jeunesse à poursuivre. Mais…

 

*

 

Les livres de Copernic et de Galilée sont restés à l’index jusqu’en 1822. Trois siècles d’entêtement, c’est coquet.

 

*

 

Peine de mort. On tue le criminel parce que le crime épuise toute la faculté de vivre dans un homme.

[28] Il a tout vécu s'il a tué. Il peut mourir. Le meurtre est exhaustif.

 

*

 

Par quoi la littérature du XIX° et surtout du XX° se distingue-t-elle de celle des siècles classiques ? Elle est moraliste elle aussi puis-qu'elle est française. Mais la morale classique est une morale critique (exception faite pour Corneille) — négative. La morale du XX°, au contraire, est positive : elle définit des styles de vie. Voyez le héros romantique, Stendhal, (il est bien de son siècle mais c’est par là), Barrès, Montherlant, Malraux, Gide, etc.

 

*

 

Montesquieu. « Il y a des imbécillités qui sont telles qu’une plus grande imbécillité vaudrait mieux. »

 

*

 

On comprend mieux le « Retour éternel » si on l’imagine comme une répétition des grands moments — comme si tout visait à reproduire ou faire retentir les moments culminants de l’humanité. Les primitifs ita-liens ou la Passion selon saint Jean faisant revivre, imitant, commentant à perte de vue le « Tout est consommé » de la colline sacrée. Toutes les défaites ont quelque chose d’Athènes ouverte aux Romains barbares, toutes les victoires font penser à Salamine, etc., etc.

 

*

 

[29]

Brulard : « Mes compositions m’ont toujours inspiré la même pudeur que mes amours. »

Id. « Un salon de huit ou dix personnes dont toutes les femmes ont eu des amants, où la conversation est gaie, anecdotique et où l’on prend du punch léger à minuit et demi est l’endroit du monde où je me trouve le mieux. »

 

*

 

Psychose de l’arrestation[7]: au moment d’envoyer à son fils sa mensualité, il la majora de cent francs. C’est qu’il est poussé à l’attendrissement, à la générosité. L’angoisse le rend altruiste.

Ainsi les deux hommes traqués dans une ville toute la journée s'attendrissent dès qu’ils peuvent parler. L’un pleure, parlant de sa femme qu’il n’a pas vue depuis deux ans. Imaginez les soirs dans des villes où le traqué erre solitaire.

 

*

 

A. J. T. sur L’Étranger.

C’est un livre très concerté et le ton… est voulu. Il s’élève quatre ou cinq fois, il est vrai, mais c’est pour éviter la monotonie et pour qu’il y ait une composition. Avec l’aumônier, mon Étranger ne se justifie pas. Il se met en colère, c’est très différent. C’est moi alors qui explique, direz-vous ? Oui, et j'ai beaucoup réfléchi [30] à cela. Je m’y suis résolu parce que je voulais que mon personnage soit porté au seul grand problème par la voie du quotidien et du naturel. Il fallait marquer ce grand moment. Remarquez d’autre part qu’il n’y a pas rupture dans mon personnage. Dans ce chapitre comme dans tout le reste du livre, il se borne à répondre aux questions. Auparavant, c’étaient les questions que le monde nous pose tous les jours — à ce moment, ce sont les questions de l’aumônier. Ainsi, je définis mon personnage négativement.

Dans tout cela naturellement, il s’agit des moyens artistiques et pas de la fin. Le sens du livre tient exactement dans le parallélisme des deux parties. Conclusion : La société a besoin des gens qui pleurent à l’enterrement de leur mère ; ou bien on n’est jamais condamné pour le crime qu’on croit. D’ailleurs je vois encore dix autres conclusions possibles.

 

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Les grands mots de Napoléon. « Le bonheur est le plus grand développement de mes facultés. »

Avant l’île d’Elbe : « Un goujat vivant vaut mieux qu’un empereur mort. »

« Un homme vraiment grand se placera toujours au-dessus des événements qu’il a occasionnés. »

« Il faut vouloir vivre et savoir mourir. »

 

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Critiques sur L’Étranger. La « Moraline » sévit. Imbéciles qui croyez que la négation est un abandon [31] quand elle est un choix. (L’écrivain de la Peste montre le côté héroïque de la négation.) Il n’y a pas d’autre vie possible pour un homme privé de Dieu — et tous les hommes le sont. S’imaginer que la virilité est dans le trémoussement prophétique, que la grandeur est dans l’affectation spirituelle ! Mais cette lutte par la poésie et ses obscurités, cette apparente révolte de l’esprit est celle qui coûte le moins. Elle est inopérante et les tyrans le savent bien.

 

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Sans lendemain[8][8].

« Qu’est-ce que je médite de plus grand que moi et que j’éprouve sans pouvoir le définir ? Une sorte de marche difficile vers une sainteté de la négation un héroïsme sans Dieu l’homme pur enfin. Toutes les vertus humaines, y compris la solitude à l’égard de Dieu.

Qu’est-ce qui fait la supériorité d’exemple (la seule) du christianisme ? Le Christ et ses saints — la recherche d’un style de vie. Cette œuvre comptera autant de formes que d’étapes sur le chemin d’une perfection sans récompense. L’Étranger est le point zéro. Id. le Mythe. La Peste est un progrès, non du zéro vers l’infini, mais vers une complexité plus profonde qui reste à définir. Le dernier point sera le saint, mais il aura sa valeur arithmétique — mesurable comme l’homme. »

 

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De la critique.

Trois ans pour faire un livre, cinq lignes pour le ridiculiser et les citations fausses.

Lettre à A. R., critique littéraire (destinée à ne pas être envoyée).

…Une phrase de votre critique m’a beaucoup frappé : « je ne tiens pas compte… » Comment un critique éclairé, averti de ce qu’il entre de concerté dans toute œuvre de l’art peut-il ne pas tenir compte, dans la peinture d’un personnage, du seul moment où celui-ci parle de lui et confie au lecteur quelque chose de son secret ? Et comment n’avez-vous pas senti que cette fin était aussi une convergence, un lieu privilégié où l’être si épars que j’ai décrit se rassemblait enfin…

…Vous me prêtez l’ambition de faire réel. Le réalisme est un mot vide de sens (Mme Bovary et Les Possédés sont des romans réalistes et ils n’ont rien de commun). Je ne m’en suis pas soucié. S’il fallait donner une forme à mon ambition, je parlerais au contraire de symbole. Vous l’avez bien senti d’ailleurs. Mais vous prêtez à ce symbole un sens qu’il n’a pas, et pour tout dire, vous m’avez attribué gratuitement une philosophie ridicule. Rien dans ce livre en effet ne peut vous permettre d’affirmer que je crois à l’homme naturel, que j’identifie un être humain à une créature végétale, que la nature humaine soit étrangère à la morale, etc., etc. Le personnage principal du livre n’a jamais d’initiatives. Vous n’avez pas remarqué qu’il se borne toujours à répondre aux [33] questions, celles de la vie ou celles des hommes. Ainsi il n’affirme jamais rien. Et je n’en ai donné qu’un cliché négatif. Rien ne pouvait vous faire préjuger de son attitude profonde, sinon justement le dernier chapitre. Mais vous « n’en tenez pas compte ».

Les raisons de cette volonté de « dire le moins » seraient trop longues à vous donner. Mais je puis du moins regretter qu’un examen superficiel vous ait poussé à me prêter une philosophie de comptoir que je ne suis pas prêt à assumer. Vous sentirez mieux ce que j’avance si je vous précise que la seule citation de votre article est fausse (la donner et la rectifier) et qu’elle fonde ainsi des déductions illégitimes. Peut-être y avait-il une autre philosophie et vous l’avez effleurée en décrivant le mot d’« inhumanité ». Mais à quoi bon le démontrer ?

Vous penserez peut-être que c’est beaucoup de bruit pour le petit livre d’un inconnu. Mais je crois que je suis dépassé en cette affaire. Car vous vous êtes placé à un point de vue moral qui vous a empêché de juger avec la clairvoyance et le talent qu’on vous reconnaissait. Cette position est insoutenable et vous le savez mieux que personne. Il y a une frontière très imprécise entre vos critiques et celles qu’on pourra faire bientôt sous une littérature dirigée (qu’on a faites il n’y a pas si longtemps) sur le caractère moral de telle ou telle œuvre. Je vous le dis sans colère, cela est détestable. Vous ni personne n’avez qualité pour juger si une œuvre peut servir ou desservir la nation en ce moment ou à jamais. Je me refuse en tout cas à me soumettre à de semblables juridictions et c’est la raison de ma lettre. Je vous serais reconnaissant de croire en effet que j’eusse accepté avec sérénité des [34] critiques plus graves mais formulées dans un esprit moins arrêté.

Je voudrais en tous les cas que cette lettre ne donnât pas lieu à un nouveau malentendu. Ce n’est pas une démarche d’auteur mécontent que je fais auprès de vous. Je vous demande de ne rien livrer de cette lettre à la publication. Vous n’avez pas vu souvent mon nom dans les revues d’aujourd’hui dont l’entrée est pourtant bien facile. C’est que n’ayant rien à y dire je n’aime pas sacrifier à la publicité. Je publie en ce moment des livres qui m’ont pris des années de travail, pour la seule raison qu’ils sont terminés et que je prépare ceux qui leur font suite. Je n’attends d’eux aucun avantage matériel ni aucune considération. J’espérais seulement qu’ils m’obtiendraient l’attention et la patience qu’on accorde à n’importe quelle entreprise de bonne foi. Il faut croire que cette exigence même était démesurée. Veuillez croire, cependant, Monsieur, à mes sentiments sincères de considération.

 

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Trois personnages sont entrés dans la composition de L’Étranger : deux hommes (dont moi) et une femme.

 

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Brice Parain. Essai sur le logos platonicien[9]. Étudie le logos comme langage. Revient à doter Platon [35] d’une philosophie de l’expression. Retrace effort de Platon à la recherche d’un réalisme raisonnable. Quel est le « tragique » du problème ? Si notre langage n’a pas de sens, rien n’a de sens. Si les sophistes ont raison, le monde est insensé. La solution de Platon n4est pas psychologique, elle est cosmologique. Quelle est l’originalité de la position de Parain : il considère le problème du langage comme métaphysique et non pas social et psychologique… etc., etc. Voir notes.

 

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Ouvriers français — les seuls auprès desquels je me sente bien, que j’aie envie de connaître et de « vivre ». Ils sont comme moi[9].

 

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Fin août 42.

 

Littérature. Se méfier de ce mot. Ne pas le prononcer trop vite. Si l’on ôtait la littérature chez les grands écrivains on ôterait ce qui probablement leur est le plus personnel. Littérature = nostalgie. L’homme supérieur de Nietzsche, l’abîme de Dostoïevski, l’acte gratuit de Gide[10], etc., etc.

 

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Ce bruit de sources au long de mes journées. Elles coulent autour de moi, à travers les près ensoleillés, puis plus près de moi et bientôt j’aurai ce bruit en moi, cette source au cœur et ce bruit de fontaine accompagnera toutes mes pensées. C’est l’oubli.

 

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Peste. Impossible d’en sortir. Trop de « hasards » cette fois dans la rédaction. Il faut coller étroitement à l’idée. L’Étranger décrit la nudité de l’homme en face de l’absurde. La Peste, l’équivalence profonde des points de vue individuels en face du même absurde. C’est un progrès qui se précisera dans d’autres ouvres. Mais, de plus, La Peste démontre que l’absurde n’apprend rien. C’est le progrès définitif.

 

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Panelier[10]. Avant le lever du soleil, au-dessus des hautes collines, les sapins ne se distinguent pas des ondulations qui les soutiennent. Puis le soleil de très loin et par-derrière dore le sommet des arbres. Ainsi et sur le fond à peine décoloré du ciel on dirait d’une armée de sauvages empennés surgissant de derrière la colline. À mesure que le soleil monte et que le ciel s’éclaire, les sapins grandissent et l’armée barbare semble progresser et se masser dans un tumulte de plumes avant l’invasion. Puis, quand le soleil est assez haut, il éclaire d’un coup les sapins qui dévalent le flanc des montagnes. Et c’est apparemment une course sauvage vers la vallée, le début d’une lutte brève et tragique où les barbares du jour chasseront l’armée fragile des pensées de la nuit.

 

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Ce qui est émouvant dans Joyce ce n’est pas l’ouvre, c’est le fait de l’avoir entreprise. À distinguer ainsi le pathétique de l’entreprise — qui n’a rien à voir avec l’art — et l’émotion artistique à proprement parler.

 

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Se persuader qu’une œuvre d’art est chose humaine et que le créateur n’a rien à attendre d’une « dictée » transcendante. La Chartreuse, Phèdre, Adolphe auraient pu être très différents — et non moins beaux. Cela dépendait de leur auteur — maître absolu.

 

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Un essai sur la France dans bien des années ne pourra pas se passer d’une référence à l’époque actuelle. Cette idée venue dans un petit train départemental[11] en voyant défiler, massés dans des gares minuscules, ces visages et ces silhouettes de Français qu’il me sera difficile d’oublier : vieux couples de paysans, elle parcheminée, lui le visage lisse, éclairé de deux yeux clairs et d’une moustache blanche — silhouettes que deux hivers de privations ont tordues, vêtues de costumes luisants et reprisés. L’élégance a quitté ce [38] peuple que la misère habite. Dans les trains les valises sont fatiguées, fermées avec des ficelles, rafistolées avec du carton. Tous les Français ont l’air d’émigrants.

Id. dans les villes industrielles — ce vieil ouvrier aperçu à sa fenêtre, muni de besicles, et qui profite de la dernière lumière du jour pour lire, son livre sagement posé à plat entre ses deux mains étalées.

À la gare, tout un peuple pressé absorbe sans rechigner une nourriture infâme et puis sort dans la ville obscure, se coudoient sans se mêler et regagnent hôtel, chambre, etc. Vie désespérante et silencieuse que la France tout entière supporte dans l’attente.

Vers le 10, le 11, le 12 du mois, tout le monde fume. Le 18, impossible de trouver du feu dans la rue. Dans les trains on parle de la sécheresse. Elle est moins spectaculaire ici qu’en Algérie mais elle n’en est pas moins tragique. Un vieil ouvrier raconte sa misère : ses deux pièces à une heure de Saint-Étienne. Deux heures de route, huit heures de travail — rien à manger à la maison — trop pauvre pour utiliser le marché noir. Une jeune femme fait des heures de lavage parce qu’elle a deux enfants et que son mari est revenu de la guerre avec un ulcère à l’estomac. « Il lui faudrait de la viande blanche bien grillée. Où vous allez trouver ça. On lui a fait un certificat de régime. Alors on lui don-ne 3/4 de litre de lait mais on lui supprime les matières grasses. Où avez-vous vu qu’on peut nourrir un homme avec du lait ? » Il lui arrive qu’on lui vole le linge de ses clients, il faut qu’elle le paye.

Pendant ce temps la pluie noie le paysage crasseux d’une vallée industrielle — le parfum âcre de cette [39] misère — l’affreuse détresse de ces vies. Et les autres font des discours.

Saint-Étienne au matin dans la brume avec les sirènes qui appellent au travail au milieu d’un fouillis de tours, de bâtiments et de grosses cheminées portant à leur sommet vers un ciel enténébré leur dépôt de scories comme un monstrueux gâteau sacrificiel.

 

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Budejovice, acte III[12] La sœur revient après suicide de la mère.

Scène avec la femme

— Au nom de quoi parlez vous ?

— Au nom de mon amour.

— Qu’est-ce que c’est ?

La sœur sort pour la fin. La femme hurle et pleure. Entre la servante taciturne, attirée par les pleurs :

— Ah vous, vous du moins aidez-moi !

— Non. (Rideau.)

 

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Toutes les grandes vertus ont une face absurde.

 

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Nostalgie de la vie des autres. C’est que, vue de l’extérieur, elle forme un tout. Tandis que la nôtre, [40] vue de l’intérieur, parait dispersée. Nous courons encore après une illusion d’unité.

 

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La science explique ce qui fonctionne et non ce qui est. Ex : pourquoi des espèces diverses de fleurs et non pas une seule ?

 

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Roman. « Il l’attendait le matin au coin d’un pré sous de grands noisetiers dans le vent froid de l’automne. Bourdonnement sans chaleur des guêpes, le vent dans les feuilles, un coq entêté à chanter derrière les collines, des aboiements creux, de loin en loin un croassement de corneille. Entre le ciel sombre de septembre et le sol humide, il avait l’impression d’attendre l’hiver en même temps que Marthe. »

 

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L’accouplement avec les bêtes supprime la conscience de l’autre. Il est « liberté ». Voilà pourquoi il a attiré tant d’esprits, et jusqu’à Balzac.

 

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Panelier. Première pluie de septembre avec un léger vent qui mêle les feuilles jaunes à ‘averse. Elles planent un moment et puis le poids d’eau qu'elles transportent les plaque brusquement à terre. Quand [41] la nature est banale, comme ici, on aperçoit mieux le changement des saisons.

 

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Enfance pauvre. L’imperméable trop grand — la sieste. La canette Vinga — les dimanches chez la tante. Les livres — la bibliothèque municipale. Rentrée le soir de Noël et le cadavre devant le restaurant. Les jeux dans la cave (Jeanne, Joseph et Max). Jeanne ramasse tous les boutons, « c’est comme ça qu’on devient riche ». Le violon du frère et les séances de chant — Galoufa.

 

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Roman. Ne pas mettre « La Peste » dans le titre. Mais quelque chose comme « Les Prisonniers »[11].

 

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Avakkum[13][12] avec sa femme dans les glaces de Sibérie, à pied. L’archiprêtre ? » Avakkum : « Fille de Marc, jusqu’à la mort. » Et elle, en soupirant : « Bien, fils de Pierre, alors cheminons encore. »

 

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I Corinthiens, VII, 27 : « Tu es lié à femme, ne [42] cherche point à être délié. Tu es délié, alors ne cherche point femme. »

Luc, VI, 26 : « Malheur à vous quand tous les hommes diront du bien de vous. »

En tant qu’apôtre, Judas faisait des miracles (Saint Jean Chrysostome).

 

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Tchouang Tseu (3° des grands taoïstes — 2° moitié du IV° siècle av. J.-C.) a le point de vue de Lucrèce [13] « Le grand oiseau s’élève sur le vent jusqu’à une hauteur de 90 000 stades. Ce qu il voit de là-haut sont-ce des troupes de chevaux sauvages lancées au galop. »

 

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Jusqu’à l’ère chrétienne, le Bouddha n’est pas représenté parce qu’il est nirvané c’est-à-dire dépersonnalisé.

 

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Selon Proust, ce n’est pas que la nature imite l’art. C'est que le grand artiste nous apprend à voir dans la nature ce que son Œuvre, de façon irremplaçable, a su en isoler. Toutes les femmes deviennent des Renoir.

« Au pied du lit, convulsée par tous les souffles de cette agonie, ne pleurant pas mais par moments trempée de larmes, ma mère avait la désolation sans pensée [43] d’un feuillage que cingle la pluie et retourne le vent. » Gu[14].

La Recherche du Temps Perdu est une œuvre héroïque et virile,

1) par la constance de la volonté créatrice ;

2) par l’effort qu’elle demande à un malade.

« Quand des crises m’avaient forcé à rester plusieurs jours et plusieurs nuits de suite non seulement sans dormir mais sans m’étendre, sans boire et sans manger, au moment où l’épuisement et la souffrance devenaient tels que je pensais n’en sortir jamais, je pensais à tel voyageur jeté sur la grève, empoisonné par des herbes malsaines, grelottant de fièvre dans ses vêtements trempés par l’eau de mer, et qui pourtant se sentait mieux au bout de deux jours, reprenant au hasard sa route, à la recherche d’habitants quelconques qui seraient peut-être des anthropophages. Leur exemple me tonifiait, me rendait l’espoir, et j’avais honte d’avoir eu un moment de découragement. » (Sodome et Gomorrhe).

 

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Il ne couche pas avec une putain qui l’aborde et dont il a envie parce qu’il n’a qu’un billet de mille francs sur lui et qu’il n’ose pas lui demander la monnaie.

 

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[44]

Sentiment inverse de celui de Proust : devant chaque ville, chaque nouvel appartement, chaque être, chaque rose et chaque flamme, s’émerveiller de leur nouveauté en pensant à ce que l’habitude va en faire — chercher dans l’avenir la « familiarité » qu’ils vous donneront, se mettre en quête du temps qui n’est pas encore venu.

Exemple :

La nuit, les arrivées solitaires dans les villes inconnues — cette sensation d’étouffement, ce dépassement par un organisme mille fois plus complexe. Il suffit que le lendemain on repère la rue principale, tout s’ordonne par rapport à elle et nous nous installons. Collectionner les arrivées nocturnes dans les villes étrangères, vivre de la puissance de ces chambres d’hôtel inconnues[14].

 

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Dans le tram : « Il est né normalement. Mais huit jours après, ses paupières se sont collées. Alors, forcément, ses yeux ont pourri. »

 

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Comme lorsque nous sommes attirés vers certaines villes (presque toujours celles où l’on a déjà vécu[15]) ou certaines vies, par les images de la sexualité et alors nous sommes dupes. Car, même pour les moins spirituels d’entre nous, nous ne vivons jamais selon la sexualité ou du moins il y a trop de choses dans [45] la vie de tous les jours qui n’ont rien à voir avec la sexualité. Si bien qu’après avoir péniblement incarné, et de temps en temps, l’une de ces images ou rapproché l’un de ces souvenirs, la vie se couvre de longs espaces de temps vide comme des peaux mortes. Et il faut alors désirer d’autres villes.

 

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Critiques sur L’Étranger : l’Impassibilité, disent-ils. Le mot est mauvais. Bienveillance serait meilleur.

 

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Budejovice (ou Dieu ne répond pas)[15]. La servante taciturne est un vieux serviteur.

La femme à la dernière scène : « Seigneur, ayez pitié de moi, tournez-vous vers moi. Entendez-moi, Seigneur. Tendez-moi votre main. Seigneur, ayez pitié de ceux qui s’aiment et qui sont séparés. »

Le vieux entre.

— Vous m’avez appelé ?

La femme : — Oui… Non… je ne sais plus. Mais aidez-moi, aidez-moi, car j’ai besoin qu’on m’aide. Ayez pitié et consentez à m’aider.

Le vieux : — Non.

(Rideau.)

Chercher des détails pour renforcer le symbolisme.

 

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Comment se fait-il que lié à tant de souffrances son visage reste pourtant pour moi celui du bonheur ?

 

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[46]

Roman. Devant le corps agonisant de la femme qu’il aime : « Je ne peux pas, je ne peux pas te laisser mourir. Car je sais que je t’oublierai§ je perdrai tout ainsi et je veux te retenir de ce côté-ci du monde, le seul où je sois capable de t’étreindre », etc, etc.

Elle : « Oh ! c’est une affreuse chose de mourir en sachant qu’on sera oubliée. »

Voir toujours et exprimer en même temps les deux aspects.

 

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Résumer clairement mes intentions avec La Peste.

 

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Octobre. Dans l’herbe encore verte les feuilles déjà jaunes. Un vent court et actif forgeait avec un soleil sonore sur la verte enclume des près une barre de lumière dont les rumeurs d’abeilles venaient jusqu’à moi. Beauté rouge.

Splendide, vénéneuse et solitaire comme la rouge oronge.

 

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On peut voir dans Spinoza le culte de ce qui est et non de ce qui veut ou doit être — la haine des valeurs en blanc et noir, de la hiérarchie morale — une certaine équivalence des vertus et des maux dans la lumière divine. « Les hommes préfèrent l’ordre à [47] la confusion comme si l’ordre correspondait à quelque chose de réel dans la nature » (App., liv. 1er).

Ce qui serait inconcevable pour lui ce n’est pas que Dieu ait créé l’imperfection en même temps que la perfection, c’est qu’il ne l’ait pas créée. Car ayant la puissance de créer toute la gamme du parfait à l’imparfait, il ne pouvait manquer de le faire. Ce n’est fâcheux que de notre point de vue qui n’est pas le bon.

Ce Dieu, cet univers sont immobiles et les raisons s’en harmonisent. Tout est donné une fois pour toutes. À nous, s’il nous plaît, d’en démêler les conséquences et les raisons (de là la forme géométrique). Mais cet univers ne tend à rien et ne vient de rien parce qu’il est déjà accompli et qu’il l’a toujours été. Il n’a pas de tragédie parce qu’il n’a pas d’histoire. Il est inhumain à souhait. C’est un monde pour le courage.

[Un monde sans art aussi — parce que sans hasard (l’appendice du livre Ier nie qu’il y ait laid ou beau).]

Nietzsche dit que la forme mathématique ne se justifie chez Spinoza que comme moyen d'expression esthétique.

Voir Éthique, liv. Ier . Le th. XI donne quatre démonstrations de l’existence de Dieu. Th. XIV et le grand Scolie du XV qui semble nier la création.

Pourrait donner raison à ceux qui parlent du panthéisme de Spinoza ? On y trouve cependant un postulat (mot que Spinoza évite dans toute l’Éthique) : le vide n’existe pas (démontré il est vrai dans les ouvrages précédents).

On peut opposer le XVII et le XXIV : l’un démontrant la nécessité, l’autre pouvant servir à réintroduire la contingence. Le théorème XXV fonde le rapport de la distance et des modes. Dans le XXXI, enfin, la [48] volonté est contrainte. Dieu aussi par sa nature propre. Le XXXIII resserre encore ce monde si ligoté. Il semblerait que pour Spinoza la nature de Dieu soit plus forte que lui — mais au th. XXXIII il déclare (contre les partisans du Souverain Bien) qu’il est absurde de soumettre Dieu au destin.

C’est le monde du donné une fois pour toutes, du « c’est ainsi » — la nécessité y est infinie — l’originalité et le hasard y ont une part nulle. Tout y est monotone.

 

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Curieux. Des historiens intelligents retraçant l’histoire d’un pays mettent toutes leurs forces à préconiser telle politique, réaliste par exemple, à quoi sont dues, leur semble-t-il, les plus grandes époques de ce pays. Ils signalent d’eux-mêmes cependant que jamais cet état de choses n’a pu durer parce qu’assez vite un autre homme d’État ou un nouveau régime sont venus qui ont tout gâté. Ils n’en persistent pas moins à défendre une politique qui ne résiste pas au changement des hommes, alors que la politique tout entière est faite du changement des hommes. C’est qu’ils ne pensent ou n’écrivent que pour leur époque. L’alternative des historiens : le scepticisme ou la théorie politique qui ne dépend pas du changement des hommes (?)

 

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Ce bel effort est au génie ce que le vol saccadé du criquet est à ce-lui de l’hirondelle.

 

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[49]

« Quelquefois, après toutes ces journées où la volonté seule commandait, où s’édifiait heure par heure ce travail qui n’admettait ni distraction ni faiblesse, qui voulait ignorer le sentiment et le monde, ah ! quel abandon me prenait, avec quel soulagement je me jetais au cœur de cette détresse qui, pendant tous ces jours, m'avait accompagné. Quel souhait, quelle tentation de n’être plus rien qu’il faille construire et d’abandonner cette œuvre et ce visage si difficile qu’il me fallait modeler. J’aimais, je regrettais, je désirais, j’étais un homme enfin…

…le ciel désert de l’été, la mer que j’ai tant aimée, et ces lèvres tendues ».

 

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La vie sexuelle a été donnée à l’homme pour le détourner peut-être de sa vraie voie. C’est son opium. En elle tout s’endort. Hors d’elle, les choses reprennent leur vie. En même temps, la chasteté éteint l’espèce, ce qui est peut-être la vérité.

 

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Un écrivain ne doit pas parler de ses doutes en face de sa création. Il serait trop facile de lui répondre : « Qui vous force à créer ? Si c’est une angoisse si continue, pourquoi la supportez-vous ? » Les doutes, c’est ce que nous avons de plus intime. Ne jamais parler de ses doutes — quels qu’ils soient.

 

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[50]

Les Hauts de Hurlevent un des plus grands romans d’amour parce qu’ils finissent dans l’échec et la révolte — je veux dire dans la mort sans espérance. Le personnage principal c’est le diable. Un tel amour ne peut se soutenir que par l’échec dernier qui est la mort. Il ne peut se continuer qu’en enfer.

 

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Octobre.

 

Les grands bois rouges sous la pluie, les prairies toutes couvertes de feuilles jaunes, l’odeur des champignons qui sèchent, les feux de bois (les pommes de pin réduites en braises rougeoient comme les diamants de l’enfer), le vent qui se plaint autour de la maison, où trouver un automne aussi conventionnel. Les paysans maintenant marchent un peu penchés en avant — contre le vent et la pluie.

Dans la forêt d’automne, les hêtres font des taches d’un jaune d’or ou s’isolent à l’orée des bois comme de gros nids ruisselants d’un miel blond.

 

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23 octobre. Début.

 

La Peste a un sens social et un sens métaphysique. C’est exactement le même. Cette ambigüité est aussi celle de L’Étranger.

 

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On dit : il s’en moque comme d’une mouche — et cela ne parle pas. Mais regardons mourir des mouches [51] engluées sur leur papier — ce-lui qui est fait pour elles — et nous comprenons que l’inventeur de la formule a longuement contemplé cette agonie affreuse et insignifiante — cette mort lente qui dégagera à peine une petite odeur de putréfaction. (C’est le génie qui fait le lieu commun.)

 

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Idée : Il refuse tout ce qu’on lui offre, tous les bonheurs qui se présentent à cause d’une exigence plus profonde. Il gâche son mariage, s’engage dans des liaisons mal satisfaisantes, attend, espère. « je ne saurais pas bien la définir, mais je la sens. » Ainsi jusqu’à la fin de sa vie. « Non, je ne pourrai jamais la définir. »

 

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La sexualité ne mène à rien. Elle n’est pas immorale mais elle est improductive. On peut s’y livrer pour le temps où l’on ne désire pas produire. Mais seule la chasteté est liée à un progrès personnel.

Il y a un temps où la sexualité est une victoire quand on la dégage des impératifs moraux. Mais elle devient vite ensuite une défaite — et la seule victoire est conquise sur elle à son tour : c’est la chasteté.

 

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Penser au commentaire du Don juan[16] de Molière 11.

 

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[52]

 

Novembre 42.

 

À l’automne, ce paysage se fleurit de feuilles — les cerisiers devenant tout rouges, les érables jaunes, les hêtres se couvrant de bronze. Le plateau se couvre des mille flammes d’un deuxième printemps.

 

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Le renoncement à la jeunesse. Ce n’est pas moi qui renonce aux êtres et aux choses (je ne le pourrais pas) ce sont les choses et les êtres qui renoncent à moi. Ma jeunesse me fuit : c’est cela être malade.

 

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La première chose à apprendre pour un écrivain c’est l’art de transposer ce qu’il sent dans ce qu’il veut faire sentir. Les premières fois c’est par hasard qu’il réussit. Mais ensuite il faut que le talent vienne remplacer le hasard. Il y a ainsi une part de chance à la racine du génie.

 

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Il dit toujours : « C’est ce que dans mon pays on appellerait…[16]» et il ajoute une formule banale qui n'est d'aucun pays. Ex. : C'est ce que dans mon pays on appellerait un temps de rêve (ou une carrière [53] éblouissante, ou une jeune fille modèle, ou un éclairage féerique).

 

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11 novembre. Comme des rats ![17]

 

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Le matin, tout est couvert de givre, le ciel resplendit derrière les guirlandes et les banderoles d’une kermesse immaculée. À dix heures, au moment où le soleil commence à chauffer, toute la campagne se remplit de la musique cristalline d’un dégel aérien : petits crépitements comme des soupirs de l’arbre, chute du givre sur le sol comme un bruit d’insectes blancs jetés les uns sur les autres, feuilles tardives tombant sans interruption sous le poids de la glace et à peine rebondissant à terre comme des ossements impondérables. Tout autour, les vallons et les collines s’évanouissent en fumées. Quand on le regarde un peu longtemps, on s’aperçoit que ce paysage, en perdant toutes ses couleurs, a vieilli brusquement. C’est un très vieux pays qui remonte jusqu’à nous en un seul matin à travers des millénaires… Cet éperon couvert d’arbres et de fougères entre comme une proue au confluent des deux rivières. Débarrassé du givre par les premiers rayons de soleil, il reste la seule chose vivante au milieu de ce paysage blanc comme l’éternel. À cet endroit du moins les voix confuses des deux torrents se liguent contre le silence sans bornes [54] qui les entoure. Mais peu à peu le chant des eaux s’incorpore lui-même au paysage. Sans diminuer d’un ton il se fait pourtant silence. Et de loin en loin il faut le passage de trois corneilles couleur de fumée pour mettre à nouveau dans le ciel les signes de la vie.

Assis au sommet de la proue, je poursuis cette navigation immobile au pays de l’indifférence. Pas moins que toute la nature et cette paix blanche que l’hiver apporte aux cœurs trop chaleureux — pour apaiser ce cœur dévoré d’un amour amer. Je regarde s’élargir dans le ciel ce gonflement de lumière qui nie les présages de mort. Signe d’avenir enfin, au-dessus de moi à qui tout parle maintenant de passé. Tais toi, poumon ! Gorge-toi de cet air blême et glacé qui fait ta nourriture. Fais silence. Que je ne sois plus forcé d’écouter ton lent pourrissement — et que je me tourne enfin vers…

 

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Saint-Étienne.

 

Je sais ce qu’est le dimanche pour un homme pauvre qui travaille. je[17] sais surtout ce qu’est le dimanche soir et si je pouvais donner un sens et une figure à ce que je sais, je pourrais faire d’un dimanche pauvre une œuvre d’humanité.

 

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Je n’aurais pas dû écrire : si le monde était clair, l’art ne serait pas — mais si le monde me paraissait avoir un sens je n’écrirais pas. Il y a des cas où il faut être personnel, par modestie. Ajouter que la formule m’aurait contraint de mieux réfléchir et, pour [55] finir, je ne l’eusse pas écrite. C’est une vérité brillante, sans fondement.

 

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La sexualité débridée conduit à une philosophie de la non-signification du monde. La chasteté lui rend au contraire un sens (au monde).

 

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Kierkegaard. Valeur esthétique du mariage. Des vues définitives mais trop de verbiage.

Rôle de l’éthique et de l’esthétique dans la formation de la personnalité : bien plus solide et émouvant. Apologie du général.

Pour Kierkegaard la morale esthétique a pour fin l’originalité — et en réalité il s'agit de rejoindre le général. Kierkegaard n’est pas mystique. Il critique le mysticisme parce qu’il se sépare du monde — parce que justement il n’est pas dans le général. S’il y a un saut chez Kierkegaard, c’est donc dans l’ordre de l’intelligence. C’est le saut à l’état pur. Ceci au stade éthique. Mais le stade religieux transfigure tout.

 

*

 

À quel moment la vie se change en destin ? À la mort ? mais c’est un destin pour les autres, pour l’histoire ou pour sa famille. Par la conscience ? Mais c’est l’esprit qui se fait une image de la vie comme destin, qui introduit une cohérence là où il n’y en a pas. Dans les deux cas, il s’agit d’une illusion. Conclusion ? : il n’y a pas de destin ?

 

*

 

[56]

Utilisation immodérée d’Eurydice[18] dans la littérature des années 40. C’est que jamais tant d’amants n’ont été séparés.

 

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Tout l’art de Kafka[19] consiste à obliger le lecteur à relire. Ses dénouements — ou ses absences de dénouements — suggèrent des explications mais qui n’apparaissent pas en clair et qui exigent que l’histoire soit relue sous un nouvel angle pour apparaître fondées. Quelquefois il y a une double ou une triple possibilité d’interprétation d’où apparaît la nécessité de deux ou trois lectures. Mais on aurait tort de vouloir tout interpréter dans le détail chez Kafka. Un symbole est toujours dans le général et l’artiste en donne une traduction en gros. Il n’y a pas de mot à mot. Le mouvement seul est restitué. Et pour le reste il faut faire la part du hasard qui est grande chez tout créateur.

 

*

 

Dans ce pays où l’hiver a supprimé toute couleur puisque tout y est blanc, le moindre son puisque la neige l’étouffe, tous les parfums puisque le froid les recouvre, la première odeur d’herbes du printemps [57] doit être comme l’appel joyeux, la trompette éclatante de la sensation.

 

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La maladie est un couvent qui a sa règle, son ascèse, ses silences et ses inspirations.

 

*

 

Dans les nuits d’Algérie, les cris des chiens répercutent des espaces dix fois plus grands que ceux d’Europe. Ils s’y parent ainsi d’une nostalgie inconnue dans ces pays étroits. Ils sont un langage qu’aujourd’hui je suis seul à entendre dans mon souvenir.

 

*

 

Développement de l’absurde :

1) si le souci fondamental est le besoin d’unité ;

2) Si le monde (ou Dieu) n’y peuvent satisfaire.

C’est à l’homme de se fabriquer une unité, soit en se détournant du monde, soit à l’intérieur du monde. Ainsi se trouvent restituées une morale et une ascèse, qui restent à préciser.

 

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Vivre avec ses passions c’est aussi vivre avec ses souffrances, — qui en est le contrepoids, le correctif, l’équilibre et le paiement. Lors-qu’un homme a appris — et non pas sur le papier — à rester seul dans l’intimité de sa souffrance, à surmonter son désir de fuir, l’illusion que d’autres peuvent « partager », il lui reste peu de choses à apprendre.

 

*

 

[58]

Supposons un penseur qui, après avoir publié quelques ouvrages, déclare dans un nouveau livre : « J’ai pris jusqu’ici une mauvaise direction. je[18] vais tout recommencer. Je pense maintenant que j’avais tort », plus personne ne le prendrait au sérieux. Et pourtant il ferait alors la preuve qu’il est digne de la pensée.

 

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La femme, hors de l’amour, est ennuyeuse. Elle ne sait pas. Il faut vivre avec l’une et se taire. Ou coucher avec toutes et faire. Le plus important est ailleurs.

 

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Pascal : L’erreur vient de l’exclusion.

 

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L'équivalence dans Macbeth : « Fair is foul and foul is fair »[19], mais elle est d’origine diabolique. « And nothing is but what is not »[20]. Et ail-leurs, acte II, Scène III : « for from this instant there is nothing serious in mortality »[21]. Garnier traduit : « The night is long that never finds the day » par : « Il n’est si longue nuit qui n’atteigne le jour » (?)

Oui[20] — « it is a tale told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing »[22].

 

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[59]

Les dieux ont placé dans l’homme de grandes et éclatantes vertus qui le mettent à même de tout conquérir. Mais ils y ont placé en même temps une vertu plus amère qui le fait après coup mépriser tout ce qui peut être conquis.

…Jouir toujours est impossible, la lassitude vient pour finir — Parfait. Mais pourquoi ? En réalité on ne peut pas jouir toujours parce qu’on ne peut pas jouir de tout. On éprouve autant de lassitude à considérer le nombre des jouissances que, quoi qu’on fasse, on n’aura jamais, qu’à estimer celles qu’on a déjà eues. Si l’on pouvait tout embrasser, en fait, réellement, y aurait-il lassitude ?

 

*

 

Question à poser : Aimez-vous les idées — avec passion, avec le sang ? Faites-vous une insomnie de cette idée ? Sentez-vous que vous jouez votre vie sur elle ? Que de penseurs reculeraient !

 

*

 

Pour la publication du théâtre : Caligula : tragédie L’Exilé (ou Budejovice) : comédie.

 

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15 décembre.

 

Accepter l’épreuve, en tirer l’unité. Si l’autre n’y répond pas, mourir dans la diversité.

 

*

 

[60]

Le beau, dit Nietzsche après Stendhal, est une promesse de bonheur. Mais s’il n’est pas le bonheur même, que peut-il promettre ?

 

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…C’est quand tout fut couvert de neige que je m’aperçus que les portes et les fenêtres étaient bleues.

 

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S’il est vrai que le crime épuise toute la faculté de vivre chez un homme (voir plus haut)…[21] C’est en cela que le crime de Caïn (et non celui d’Adam qui, à côté, fait figure de péché véniel) a épuisé nos forces et notre amour à vivre. Dans la mesure où nous participons à sa nature et à sa damnation, nous souffrons de cette étrange vacance et cette inadaptation mélancolique qui suit les trop grandes effusions et les gestes épuisants. Caïn a vidé d’un coup pour nous toutes les possibilités de vie effective. C’est cela l’enfer. Mais on voit bien qu’il est sur terre.

 

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La Princesse de Clèves[22]. Pas si simple que ça. Elle [61] rebondit en plusieurs récits. Elle débute dans la complication si elle se termine dans l’unité. À coté d’Adolphe, c’est un feuilleton complexe.

Sa simplicité réelle est dans sa conception de l’amour : Pour Mme de Lafayette, l’amour est un péril. C’est son postulat. Et ce qu’on sent dans tout son livre comme d’ailleurs dans La Princesse de Montpensier ou La Comtesse de Tende, c’est une constante méfiance envers l’amour. (Ce qui, bien entendu, est le contraire de l’indifférence.)

« On lui porta sa grâce comme il n’attendait que le coup de la mort ; mais la peur l’avait tellement saisi qu’il n’avait plus de connaissance et mourut quelques jours après. » (Tous les personnages de Lafayette qui meurent meurent de sentiment. On comprend que le sentiment lui inspire un tel effroi.)

« Je lui dis que tant que son affliction avait eu des bornes, je l’avais approuvée et que j’y étais entré ; mais que je ne le plaindrais plus s’il s'abandonnait au désespoir et s’il perdait la raison. » Magnifique. C’est la pudeur de nos grands siècles. Elle est virile. Mais elle n’est pas sécheresse. Car c’est le même homme (le prince de Clèves) qui dit cela et qui mourra justement de désespoir.

« Le chevalier de Guise… prit la résolution de ne penser jamais à être aimé de Mme de Clèves. Mais pour quitter cette entreprise qui lui avait paru si difficile et si glorieuse, il en fallait quelque autre dont la grandeur pût l’occuper. Il se mit dans l’esprit de prendre Rhodes. »

« Ce qu’avait dit Mme de Clèves de son portrait lui avait redonné la vie en lui faisant connaître que [62] c’était lui qu’elle ne haïssait pas. » Le mot lui brûle la bouche.

 

*

 

La pauvreté est un état dont la vertu est la générosité.

 

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Enfance pauvre. Différence essentielle quand j’allais chez mon oncle[23]: chez nous les objets n’avaient pas de nom, on disait : les assiettes creuses, le pot qui est sur la cheminée, etc. Chez lui : le grés flambé des Vosges, le service de Quimper, etc. — je m’éveillais au choix.

 

*

 

Le désir physique brutal est aisé. Mais le désir en même temps que la tendresse demande du temps. Il faut traverser tout le pays de l’amour avant de trouver la flamme du désir. Est-ce pour cela qu’on désire toujours si difficilement, au début, ce qu’on aime ?

 

*

 

Essai sur la révolte[24]. La nostalgie des « commencements ». Id. le thème du relatif — mais le relatif avec passion. Ex. déchiré entre le monde qui ne suffit pas et Dieu qu’il n’a pas, l’esprit absurde choisit [63] avec passion le monde. Id. : partagé entre le relatif et l’absolu, il saute avec ardeur dans le relatif.

 

*

 

Maintenant qu’il en sait le prix, il est dépossédé. La condition de la possession, c’est l’ignorance. Même dans l’ordre physique : on ne possède bien que l’inconnue.

 

*

 

Budejovice (ou L’Exilé).

 

I

 

La mère. — Non, pas ce soir. Laissons-lui ce temps et cette halte. Donnons-nous cette marge. C’est dans cette marge peut-être que nous pourrons être sauvées.

La fille. — Qu’appelles-tu être sauvées ?

La mère. — Recevoir le pardon éternel.

La sœur. — Alors je suis déjà sauvée. Car pour tous les temps à venir, je me suis d’avance pardonné à moi-même.

 

II

 

Id. voir plus haut.

Sœur. — Au nom de quoi ?

La femme. — Au nom de mon amour.

Sœur. Qu’est-ce que ce mot veut dire ?

(Passage).

[64] Femme. — L’amour, c’est ma joie passée et ma douleur d’aujourd’hui.

Sœur. — Vous parlez décidément un langage que je ne comprends pas. Amour, joie et douleur, je n’ai jamais entendu ces mots-là.

 

III

 

— Ah ! dit-il avant de mourir, ce monde n’est donc pas fait pour moi et cette maison n’est pas la mienne.

La sœur. — Le monde est fait pour qu’on y meure et les maisons pour y dormir.

 

IV

 

2e acte. Méditation sur les chambres d’hôtel. Il sonne. Silence. Des pas. Apparaît le vieux muet. Un moment immobile et silencieux devant la porte.

— Rien, dit l’autre. Rien. Je voulais savoir si quelqu’un répondait, si la sonnette marchait.

Le vieux un moment immobile, il s’en va. Des pas.

 

V

 

La sœur. — Priez Dieu qu’il vous rende comme une pierre. C’est ça le vrai bonheur et c’est cela qu’il a choisi pour lui-même.

Il est sourd, je vous dis, et muet comme un granit. Faites-vous semblable à lui pour ne connaître plus du monde que l’eau qui ruisselle et le soleil qui [65] réchauffe. Rejoignez la pierre pendant qu’il en est temps (à développer).

 

*

 

Le monde absurde ne reçoit qu’une justification esthétique.

 

*

 

Nietzsche. Rien de décisif ne se bâtit que sur un « malgré tout ».

 

*

 

Les romans métaphysiques de Maurice Blanchot

Thomas l’obscur. Ce qui chez Thomas attire Anne, c’est la mort qu’il porte en lui. Son amour est métaphysique. De là qu’elle se détache de lui au moment de mourir. Car à ce moment elle sait et on aime de ne pas savoir. Ainsi, seule la mort est la vraie connaissance. Mais elle est en même temps ce qui rend la connaissance inutile : son pro-grès est stérile.

Thomas découvre la mort en lui qui préfigure son avenir. La clé du livre est donnée dans le chapitre XIV. Il faut alors relire et tout s’éclaire — mais de la lumière sans éclat qui baigne les asphodèles du séjour mortel. (Près de la ferme, un arbre singulier, fait de deux troncs épousés, dont l’un, mort depuis longtemps, la base pourrie, ne touche même plus la terre. Il est resté collé au premier et à eux deux ils figurent assez bien Thomas. Mais le tronc vivant ne s’est pas laissé étouffer. Il a épaissi l’étreinte d’écorce [66] qu’il resserre autour du tronc mort — il a projeté ses branches tout autour et par-dessus — il ne s’est pas laissé entraîner.)

Aminadab, malgré les apparences, est plus obscur. C’est une forme nouvelle du Mythe d’Orphée et d’Eurydice (à noter que dans les deux livres l’impression de fatigue que le personnage semble éprouver et qu’en même temps il donne au lecteur est une impression d’art).

 

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Peste. Deuxième version.

Bible : Deutéronome, XXVIII, 21 ; XXXII, 24. Lévitique, XXVI, 25. Amos, IV, 10. Exode, IX, 4 ; IX, 15 ; XII, 29. Jérémie, XXIV, 10; XIV, 12 ; VI, 19 ; XXI, 7 et 9. Ézéchiel, V, 12 ; VI, 12 ; VII, 15.

« Chacun cherche son désert et dès qu’il est trouvé, le reconnaît trop dur. Il ne sera pas dit que je ne saurai pas supporter le mien. »

 

*

 

Primitivement[25], les 3 premières parties composées de journaux — carnets — notes — prêches — traités — et de relations objectives devaient suggérer, intriguer et ouvrir les profondeurs du livre. La dernière partie, composée uniquement d’événements, [67] devait traduire par eux et par eux seulement la signification générale.

Chaque partie devait aussi resserrer un peu plus les liens entre les personnages — et devait + faire sentir par la fusion progressive des journaux en un seul et la parfaire dans les scènes de la 4° partie.

 

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2° version.

 

La Peste pittoresque et descriptive — petits morceaux documentaires et une dissertation sur les fléaux.

Stephan[26] — chap. 2 : Il maudit cet amour qui l’a frustré de tout le reste.

Tout mettre au style indirect (- prêches - journaux, etc.) et soulagement monotone par tableaux de la Peste ?

Il faut décidément que ce soit une relation, une chronique. Mais que de problèmes cela pose.

Peut-être : refaire Stephan entièrement en supprimant thème de l’amour. Stephan manque de développement. La suite faisait prévoir plus ample.

Poursuivre jusqu’à la fin le thème de la séparation.

Faire rédiger rapport général sur la peste à O. ?

Ceux qui se découvrent une puce.

Un chapitre sur la misère.

Pour le prêche : « Avez-vous remarqué, mes frères, comme Jérémie est monotone ? »

Personnage supplémentaire : un séparé, un exilé [68] qui fait tout pour sortir de la ville et qui ne peut pas. Ses démarches : il veut obtenir un sauf-conduit sous prétexte « qu’il n’est pas d’ici ». S’il meurt, montrer qu’il souffre d’abord de ne pas avoir rejoint l’autre, et de tant de choses en suspens. C’est cela toucher le fond de la peste.

Attention : asthme ne justifie pas de si nombreuses visites.

Introduire l’atmosphère d’Oran.

Rien de « grimaçant », le naturel.

Héroïsme civil.

Développer la critique sociale et la révolte. Ce qui leur manque c’est l’imagination. Ils s’installent dans l’épopée comme dans un pique-nique. Ils ne pensent pas à l’échelle des fléaux. Et les remèdes qu’ils imaginent sont à peine à la hauteur d’un rhume de cerveau. Ils périront (développer).

Un chapitre sur la maladie. « Ils constataient une fois de plus que le mal physique ne leur était jamais donné seul mais s’accompagnait toujours de souffrances morales (famille — amours frustrées) qui lui donnaient sa profondeur. Ils s’apercevaient ainsi — et contrairement à l’opinion courante — que si l’un des privilèges atroces de la condition humaine était de mourir seul, ce n’en était pas une image moins cruelle et moins vraie que justement il n’était jamais possible à l’homme de mourir réellement seul. »

Moralité de la peste : elle n’a servi à rien ni à personne. Il n’y a que ceux que la mort a touchés en eux ou dans leurs proches qui sont instruits. Mais la vérité qu’ils ont ainsi conquise ne concerne qu’eux-mêmes. Elle est sans avenir.

[69] Les événements et les chroniques doivent donner le sens social de la Peste. Les personnages en donnent le sens plus profond. Mais tout cela en gros.

Critique sociale. La rencontre de l’administration qui est une entité abstraite et de la peste qui est la plus concrète de toutes les forces ne peut donner que des résultats comiques et scandaleux.

Le séparé s’évade parce qu’il ne peut pas attendre qu’elle ait vieilli.

Un chapitre sur les parents isolés dans des camps.

Fin de la Ire partie. La progression des cas de peste doit être calqué sur celle des rats. Élargir. Élargir.

La drôle de peste ?

La Ire partie est une partie d’exposition qui devrait être tout entière très rapide — même dans les journaux.

Un des thèmes — possibles — lutte de la médecine et de la religion : les puissances du relatif (et quel relatif !) contre celles de l’absolu. C’est le relatif qui triomphe ou plus exactement qui ne perd pas.

« Bien sûr, nous savons que la peste a sa bienfaisance, qu’elle ouvre les yeux, qu’elle force à penser. Elle est à ce compte comme tous les maux de ce monde et comme le monde lui-même. Mais ce qui est vrai aussi des maux de ce monde et du monde lui-même est vrai aussi de la peste. Quelque grandeur que des individus en tirent, à considérer la misère de nos frères, il faut être un fou, un criminel ou un lâche pour consentir à la peste, et en face d’elle le seul mot d’ordre d’un homme est la révolte. »

Tous cherchent la paix. Le marquer.

? Prendre Cottard à l’envers : décrire son comportement et révéler à la fin qu’il avait peur d’être arrêté.

[70] Les journaux n’ont plus rien à raconter que des histoires de peste. Les gens disent : il n’y a rien dans le journal.

On fait venir des médecins de l'extérieur.

Ce qui me semble caractériser le mieux cette époque, c’est la séparation. Tous furent séparés du reste du monde, de ceux qu’ils aimaient ou de leurs habitudes. Et dans cette retraite ils furent forcés, ceux qui le pouvaient, à méditer, les autres à vivre une vie d’animal traqué. En somme, il n’y avait pas de milieu.

L’exilé, à la fin, atteint de la peste, court sur un lieu élevé et appelle sa femme à grands cris par-dessus les murs de la ville, la campagne, trois villages et un fleuve.

? Une préface du narrateur avec des considérations sur l’objectivité et sur le témoignage.

À la fin de la peste, tous les habitants ont l’air d’émigrants.

Ajouter détails « épidémie ».

Tarrou est l’homme qui peut tout comprendre — et qui en souffre. Il ne peut rien juger.

Quel est l’idéal de l’homme en proie à la peste ? — je vais bien vous faire rire : c’est l’honnêteté.

Supprimer : « au début — en fait — en réalité — les premiers jours — à peu près à la même époque etc.

? Montrer tout le long de l’ouvrage que Rieux est le narrateur par des moyens de détective. Au début’: odeur de cigarette.

À la fois sauvagerie et besoin de chaleur. Pour concilier : le cinéma — où l’on est serré l’un contre l’autre sans se connaître.

[71] Ilots de lumières dans la ville obscure vers lesquels un peuple d’ombres convergent comme une assemblée de paramécies en proie à un héliotropisme.

Pour l’exilé : le soir dans les cafés où l’on retarde le plus possible l’heure d’allumer pour économiser l’électricité, où le crépuscule envahit la salle comme une eau grise, les feux du couchant se reflétant faiblement dans les vitres, les marbres des tables et le dos des chaises reluisant faiblement : cette heure est celle de son abandon.

Les Séparés 2° partie : « Ils étaient frappés par la somme de petites choses qui comptaient beaucoup pour eux et n’avaient aucune existence pour les autres. Ils faisaient ainsi la découverte de la vie personnelle. » « Ils savaient bien qu’il fallait en finir — ou du moins qu’ils devaient désirer la fin — et partant ils la désiraient, mais sans la flamme du début — et seulement avec les raisons très claires qu’ils avaient de la désirer. Du grand élan du commencement ne leur restait plus qu’un abattement morne qui leur faisait oublier la cause même de cette consternation. Ils avaient l’attitude de la tristesse et du malheur, mais ils n’en ressentaient plus la pointe. Au fond, c’était précisément cela le malheur. Avant, ils étaient seulement en proie au désespoir. C’est ainsi que beaucoup ne furent pas fidèles. Car de leur souffrance d’amour, ils n'avaient plus gardé que le goût et le besoin d’amour et, se détachant progressivement de la créature qui les avait fait naître, ils s’étaient sentis plus faibles et avaient fini par céder à la première promesse de tendresse. Ils étaient ainsi infidèles par amour. » « Vue à distance leur vie leur paraissait maintenant former un tout. C’est alors qu’ils y adhéraient [72] avec une nouvelle force. Ainsi la peste leur restituait l’unité. Il faut donc conclure que ces hommes ne savaient pas vivre avec leur unité, quoiqu’ils en eussent — ou plutôt qu’ils n’étaient capables de la vivre qu'une fois privés d’elle. » — « Ils s’apercevaient quelquefois qu’ils en étaient restés à la première phase, quand ils projetaient de montrer un jour ou l’autre telle chose à tel ami qui n’était plus là. Ils avaient encore de l’espoir. La deuxième phase commença réellement quand ils ne purent penser qu’en termes pesteux. » — « Mais quelquefois en pleine nuit leur blessure s’ouvrait à nouveau. Et réveillés brusquement, ils en tâtaient les lèvres irritées, ils retrouvaient leur souffrance toute fraîche et avec elle le visage bouleversé de leur amour. »

Je veux exprimer au moyen de la peste l’étouffement dont nous avons tous souffert et l’atmosphère de menace et d’exil dans laquelle nous avons vécu. Je veux du même coup étendre cette interprétation à la notion d’existence en général. La peste donnera l’image de ceux qui dans cette guerre ont eu la part de la réflexion, du silence — et celle de la souffrance morale.

 

*

 

On ne connaît pas ici la soif et cette sensation de dessèchement qui s’empare de l’être entier après une course sous le soleil et dans la poussière. La limonade qu’on avale : on ne sent pas du tout le liquide passer mais seulement les mille petites aiguilles brûlantes du gaz.

 

*

 

[73]

Pas fait pour la dispersion.

 

*

 

15 janvier.

 

La maladie est une croix, mais peut-être aussi un garde-fou. L’idéal cependant serait de lui prendre sa force et d’en refuser les faiblesses. Qu’elle soit la retraite qui rend plus fort au moment voulu. Et s’il faut payer en monnaie de souffrances et de renoncement, payons.

 

*

 

Parce que le ciel est bleu, les arbres couverts de neige qui lancent leurs rameaux blancs, au bord de la rivière, très bas au-dessus de l’eau glacée, ont l’air d’amandiers en fleurs. Il y a pour les yeux dans ce pays une perpétuelle confusion entre le printemps et l’hiver.

J’ai lié une intrigue avec ce pays, c’est-à-dire que j’ai des raisons de l’aimer et des raisons de le détester. Pour l’Algérie au contraire, c’est la passion sans frein et l’bandon à la volupté d’aimer. Question : Peut-on aimer un pays comme une femme[23].

 

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Peste, 2° version. Les Séparés.

Les séparés s’aperçoivent qu’en réalité ils n’ont jamais cessé, dans la première phase, d’espérer quelque [74] chose : que les lettres arriveraient, que la peste cesserait, que l’absent se glisserait dans la ville. C’est seulement dans la deuxième phase qu’ils n’espèrent plus. Mais à ce moment ils sont atones heureusement (ou bien la vie leur donne des motifs nouveaux d’intérêts). Ils doivent mourir ou trahir.

Id. : ces moments où ils se laissent glisser vers la peste et n’espèrent plus qu’en son sommeil. Cottard dit : ce doit être bon la prison. Et les habitants : la peste délivre peut-être de tout.

 

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La Pureté du cœur de Kierkegaard — Que de verbiage. Le génie est-il donc si lent ![24]

« Le désespoir est la frontière où se rencontrent dans une égale impuissance l’emportement d’un égoïsme lâchement craintif et la témérité d’un esprit orgueilleusement obstiné »

« Lorsque l’esprit impur sort de l’homme, il va par les lieux arides, cherchant le repos, et il n’en trouve point » (Matth ., XII, 43)

Sa distinction entre hommes d’action et hommes de souffrance.

Id. pour Kafka : « On doit frapper à mort l’espérance terrestre, c’est alors seulement qu’on se sauve soi-même par l’espérance véritable. »

La Pureté du cœur pour K[25], c’est l’unité. Mais c’est l’unité et le bien. Il n’y a pas de pureté en dehors de Dieu. Conclusion : se résigner à l’impur ? je suis loin du bien et j’ai soif d’unité. Cela est irréparable.

 

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[75]

Essai sur la Révolte. Après avoir fait partir de l’angoisse la philosophie : la faire sortir du bonheur.

Id. Régénérer l’amour dans le monde absurde, c’est en fait régénérer le plus brûlant et le plus périssable des sentiments humains (Platon : « Si nous étions des dieux, nous ne connaîtrions[26] pas l’amour »). Mais il n’y a pas de jugement de valeur à porter sur l’amour durable (sur cette terre) et celui qui ne l’est pas. Un amour fidèle — s’il ne s’appauvrit pas — est une manière pour l’homme de maintenir le plus possible le meilleur de lui-même. C’est par là que se trouve revalorisée la fidélité. Mais cet amour est en dehors de l’éternel. C’est le plus humain des sentiments avec ce que le mot comprend à la fois de limitation et d’exaltation. C’est pour cela que l’homme ne se réalise que dans l’amour parce qu’il y trouve sous une forme fulgurante l’image de sa condition sans avenir (et non comme disent les idéalistes parce qu’il approche une certaine forme de l’éternel). Le type : Heathcliff. Tout ceci illustration du fait que l’absurdité a sa formule dans l’opposition entre ce qui dure et ce qui ne dure pas. Étant entendu qu’il n’y a qu’une façon de durer qui est de durer éternellement et qu’il n’y a pas de milieu. Nous sommes du monde qui ne dure pas. Et tout ce qui ne dure pas — et rien que ce qui ne dure pas — est nôtre. Il s’agit ainsi de reprendre l’amour à l’éternité ou du moins à ceux qui le travestissent en image d’éternité. Je vois d’ici l’objection : c'est que vous n’avez jamais aimé. Laissons cela.

 

*

 

[76]

Peste, 2e version.

Les séparés perdent le sens critique. On peut voir les plus intelligents d’entre eux chercher dans les journaux ou dans des émissions radiophoniques des raisons de croire à une fin rapide de la peste, concevoir des espoirs sans fondement et éprouver des craintes gratuites à la lecture des considérations qu'un journaliste écrivit un peu au hasard, en bâillant d’ennui.

 

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Ce qui éclaire le monde et le rend supportable, c’est le sentiment habituel que nous avons de nos liens avec lui — et plus particulièrement de ce qui nous unit aux êtres. Les relations avec les êtres nous aident toujours à continuer parce qu’elles supposent toujours des développements, un avenir — et qu’aussi nous vivons comme si notre seule tâche était d’avoir précisément des relations avec les êtres. Mais les jours où l’on devient conscient que ce n’est pas notre seule tâche, où sur-tout l’on comprend que seule notre volonté retient ces êtres attachés à nous — cessez d’écrire ou de parler, isolez-vous et vous les verrez fondre autour de vous — que la plupart ont en réalité le dos tourné (non par malice, mais par indifférence) et que le reste garde toujours la possibilité de s’intéresser à autre chose, lorsqu’on imagine ainsi tout ce qui entre de contingent, de jeu des circonstances dans ce qu’on appelle un amour ou une amitié, alors le monde retourne à sa nuit et nous [77] à ce grand froid d’où la tendresse humaine un moment nous avait retirés.

 

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10 février.

 

Quatre mois de vie ascétique et solitaire. La volonté, l’esprit y gagnent. Mais le cœur ?

 

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Tout le problème absurde devrait pouvoir se concentrer autour d’une critique du jugement de valeur et du jugement de fait.

 

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Curieux texte de la Genèse (III, 22) « Et L’Éternel Dieu dit : « Voici, l’homme est devenu (après la faute) comme l’un de nous, sachant le bien et le mal. Mais maintenant il faut prendre garde qu’il n’avance la main et ne prenne aussi l’arbre de vie et qu’il n’en mange et ne vive à toujours. »

Et l’épée de feu qui chasse alors l’homme de l’Eden « se tournait çà et là pour garder le chemin de l’arbre de vie ». C’est l’histoire de Zeus et de Prométhée qui recommence. L’homme a eu le pouvoir de devenir l’égal de Dieu, et Dieu l’a craint et il l’a maintenu dans la sujétion. Id. De la responsabilité divine.

 

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Ce qui me gêne dans l’exercice de la pensée ou la discipline nécessaire à l’œuvre, c’est l’imagination. J’ai [78] une imagination déréglée, sans mesure, un peu monstrueuse. Difficile de savoir le rôle énorme qu’elle a joué dans ma vie. Et pourtant je ne me suis aperçu de cette particularité personnelle qu’à l’âge de trente ans.

Quelquefois dans le train, l’autobus, les heures qui traînent et je m’empêche de m’égarer dans des jeux d’images, des constructions qui me paraissent stériles. Fatigue d’avoir à constamment redresser la pente de la pensée, à la ramener vers ce dont j’ai besoin qu’elle se nourrisse, un moment vient où je me laisse aller, couler serait plus juste : les heures filent comme l’éclair et je suis arrivé avant de m’en être rendu compte.

 

*

 

C’est le goût de la pierre qui m’attire peut-être tant vers la sculpture. Elle redonne à la forme humaine le poids et l’indifférence sans lesquels je ne lui vois pas de grandeur.

 

*

 

Essai : un chapitre sur la « fécondité des tautologies ».

 

*

 

Un esprit un peu rompu à la gymnastique de l’intelligence sait, comme Pascal, que toute erreur vient d’une exclusion. À la limite de l’intelligence on sait, de science certaine, qu’il y a du vrai dans toute théorie et qu’aucune des grandes expériences de l’humanité, [79] même si apparemment elles sont très opposées, même si elles se nomment Socrate et Empédocle, Pascal et Sade, n’est a priori insignifiante. Mais l’occasion force au choix. C’est ainsi qu’il parait nécessaire à Nietzsche d’attaquer avec des arguments de force Socrate et le Christianisme. Mais c’est ainsi au contraire qu’il est nécessaire que nous défendions aujourd’hui Socrate, ou du moins ce qu’il représente, parce que l’époque menace de les remplacer par des valeurs qui sont la négation de toute culture et que Nietzsche risquerait d’obtenir ici une victoire dont il ne voudrait pas.

Cela semble introduire dans la vie des idées un certain opportunisme. Mais cela semble seulement, car Nietzsche ni nous-mêmes ne perdons conscience de l’autre côté de la question et il s’agit seulement d’une réaction de défense. Et finalement l’expérience de Nietzsche ajoutée à la nôtre, comme celle de Pascal à celle de Darwin, Calliclès à Platon, restitue tout le registre humain et nous rend à notre patrie. (Mais tout ceci ne peut être vrai qu’avec une douzaine de nuances supplémentaires)

Voir, en tout cas, Nietzsche (Origine de la Philosophie, Bianquis, p. 208) : « Socrate, il me faut l’avouer, m’est si proche que je me bats presque sans arrêt contre lui. »

 

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Peste, 2° version. Les séparés ont des difficultés avec les jours de la semaine. Le dimanche naturellement. Le samedi après-midi. Et certains jours consacrés autrefois à certains rites.

[80] Id. Un chapitre sur la terreur : « Les gens qu’on venait chercher le soir… »

Dans le chapitre sur les camps d’isolement : les parents sont déjà séparés du mort — puis pour des raisons sanitaires on sépare les enfants des parents et les hommes des femmes. Si bien que la séparation devient générale. Tous sont renvoyés à la solitude.

Faire ainsi du thème de la séparation le grand thème du roman. « Ils n’avaient rien demandé à la peste. Ils s’étaient fait patiemment au cœur d’un monde incompréhensible un univers à eux, bien humain, où la tendresse et l’habitude se partageaient les jours. Et voilà que sans doute ce n’était pas assez d’être séparés du monde lui-même, il fallait encore que la peste les séparât de leurs modestes créations quotidiennes. Après leur avoir aveuglé l’esprit, elle leur arrachait le cœur. » En pratique : il n’y a que des hommes seuls dans le roman.

 

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Peste 2° version.

On cherche la paix et l’on va vers les êtres pour qu’ils vous la donnent. Mais ils ne peuvent donner pour commencer que démence et confusion. Il faut bien la chercher ailleurs, mais le ciel est muet. Et c’est alors, mais alors seulement, qu'on peut revenir vers les êtres puisque, à défaut de la paix, ils vous donnent le sommeil.

 

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Peste, 2° version.

Il est bon qu’il y ait des terrasses au-dessus de la peste.

[81] Ils ont tous raison, dit Rieux.

Tarrou (ou Rieux) pardonne à la peste[27].

 

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Essai sur la Révolte. Le monde absurde d’abord ne s’analyse pas en rigueur. Il s’évoque et il s’imagine. Ainsi ce monde est le produit de la pensée en général, c’est-à-dire de l’imagination précise. C’est l’application à la conduite de la vie et à l’esthétique d’un certain principe moderne. Ce n’est pas une analyse.

Mais une fois ce monde tracé à grands traits, la première pierre (il n’y en a qu’une) posée, philosopher devient possible — ou plus exactement, si on a bien compris — devient nécessaire. L’analyse et la rigueur sont exigées et réintroduites. C’est le détail et la description qui triomphent. De « rien n’est intéressant que… » on tire : « tout est intéressant sauf… » — D’où une étude précise et rigoureuse — sans conclusions — sur la révolte.

1) le mouvement de révolte et la révolte extérieure ;

2) l’état de révolte ;

3) la révolte métaphysique.

Mouvement de révolte — Le bon droit — l’impression que ça a trop duré — que l’autre outrepasse son droit (son père par ex.) « Jusque-là oui, mais ensuite non » — continuer analyse.

Voir notes Origine Philosophie et Homme du ressentiment[27] dans Essai.

 

*

 

[82]

Essai sur la Révolte : une des directions de l esprit absurde c est la pauvreté et le dénuement.

Une seule façon de ne pas se laisser « posséder » par l’absurde, c’est de n’en pas retirer d’avantages. Pas de dispersion sexuelle sans chasteté, etc.

Id. Introduire thème de l’oscillation.

Id. La contemplation comme l’une des fins absurdes, dans la mesure où elle jouit sans prendre parti.

 

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Imaginons un penseur qui dit : « Voilà, je sais que cela est vrai. Mais finalement les conséquences m’en répugnent et je recule. La vérité est inacceptable même pour celui qui la trouve. » On aura ainsi le penseur absurde et son perpétuel malaise.

 

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Ce vent singulier qui court toujours à la lisière des bois. Idéal curieux de l’homme : au sein même de la nature, se faire un appartement.

 

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Il faut se décider à introduire dans les choses de la pensée la distinction nécessaire entre philosophie d’évidence et philosophie de préférence. Autrement dit, on peut aboutir à une philosophie qui répugne à l’esprit et au cœur mais qui s’impose. Ainsi ma philosophie [83] d’évidence c’est l’absurde. Mais cela ne m’empêche pas d’avoir (ou plus exactement de connaître) une philosophie de préférence : Ex : un juste équilibre entre l’esprit et le monde, harmonie, plénitude, etc. Le penseur heureux est celui qui suit sa pente — le penseur exilé celui qui s’y refuse — par vérité — avec regret mais détermination…

Peut-on pousser aussi loin que possible cette séparation entre le penseur et son système ? N’est-ce pas en fait revenir à un réalisme détourné : la vérité extérieure à l’homme — contraignante. Peut-être, mais ce serait alors un réalisme non satisfaisant. Non pas une solution a priori.

 

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Le grand Problème à résoudre « pratiquement » peut-on être heureux et solitaire.

 

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Anthologie de l’insignifiance[28]. Et d’abord qu’est-ce que l’insignifiance ? Ici l’étymologie est trompeuse. Ce n’est pas ce qui n’a pas de sens. Il faudrait dire alors en effet que le monde est insignifiant. Insensé et insignifiant ne sont pas synonymes. Un personnage insignifiant peut être tout à fait raisonnable. Ce n’est pas non plus ce qui est futile. Il y a de grandes actions, des projets sérieux et grandioses qui sont insignifiants. Ceci nous met cependant sur la voie [84] d’un progrès. Car ces actions ne paraissent pas insignifiantes, à qui les entreprend avec le sérieux officiel. Il faut donc ajouter qu'elles sont insignifiantes pour… qu’un personnage est insignifiant à l’égard de… qu’une pensée est insignifiante dans le cadre de… Autrement dit, et comme pour toutes choses, il y a une relativité de l’insignifiance. Ce qui ne veut pas dire que l’insignifiance est chose relative. Elle a de la relation à quelque chose qui n’est pas l’insignifiance — qui a du sens — une certaine importance, qui « compte », qui mérite intérêt, qui vaut qu’on s’y arrête, qu’on s’en occupe, qu’on s’y consacre, qui tient de la place et qui la tient à bon droit, qui frappe l’esprit, qui s’impose à l’attention, qui saute aux yeux… etc. Cette chose n’est pas encore mieux définie. L’insignifiance ne sera relative que si l’on peut donner plusieurs définitions de ce mètre-étalon de la signification. Autrement, elle est, comme toute chose, comparable à quelque chose de plus grand, tirant le peu de sens qu’elle a d’une signification plus générale. Arrêtons-nous à ces mots. Dans une certaine mesure, avec beaucoup de précautions et en faisant appel à plusieurs nuances, on pourrait dire qu’une chose insignifiante n’est pas forcément une chose qui n’a pas de sens, mais une chose qui n’a pas, par elle-même, de signification générale. Autrement dit et selon l’échelle normale des valeurs, si je me marie j’accomplis un acte qui revêt une signification générale dans l’ordre de l’espèce, une autre dans l’ordre de la société, dans celui de la religion et peut-être une dernière dans l’ordre métaphysique. Conclusion : le mariage n’est pas une action insignifiante, du moins dans l’ordre de valeurs communément admises. Car [85] si la signification d’espèce, sociale ou religieuse lui est retirée, et c’est le cas pour les individus indifférents à ces considérations, le mariage est réellement un acte insignifiant. Sur cet exemple en tout cas, on voit que l’insignifiance tient dans la signification qu’elle n’a pas.

Pour prendre un exemple contraire, si, pour ouvrir une porte je tourne le loquet vers la droite plutôt que vers la gauche, je ne peux rattacher ce geste à aucune signification générale communément admise. La société, la religion, l’espèce et Dieu lui-même se foutent éperdument que je manœuvre le loquet vers la droite ou vers la gauche. Conclusion : mon action est insignifiante, sauf si pour moi cette habitude se rattache par exemple à un souci d’économiser mes forces, à un goût de l’efficacité qui peut refléter une certaine volonté, une conduite de vie, etc. Dans ce cas il sera pour moi bien plus important de tourner mon loquet d’une certaine façon que de me marier. Ainsi l’insignifiance a toujours sa relation qui décide de ce qu’elle est. La conclusion générale est qu’il y a de l’incertitude dans le cas de l’insignifiance.

Mais puisque je me propose de faire une anthologie des actions insignifiantes, c’est donc que je sais ce qu’est une action insignifiante. Probablement. Mais savoir si une action est insignifiante n’est pas pour autant savoir ce qu’est l’insignifiance. Et après tout, je puis par exemple faire cette anthologie pour en avoir le cœur net. Cependant…

Plan.

1° actions insignifiantes : le vieux et le chat[29] — le militaire et la jeune fille (note pour celui-ci. J’ai [86] hésité à ranger cette histoire dans l’anthologie. Elle a peut-être une grande signification. Mais je la donne cependant pour montrer l’extrême difficulté de mon travail. De toutes façons il sera possible de la verser aussi dans une anthologie des choses qui ont du sens — en préparation), etc., etc.

2° Paroles insignifiantes. « Comme on dit dans mon pays » — « Comme disait Napoléon » — et, d’une façon générale, la plupart des mots historiques. Le cure-dents de Jarry[30].

3° Pensées insignifiantes. Plusieurs énormes volumes sont à prévoir.

 

*

 

Pourquoi cette anthologie ? On remarquera que pour finir, l’insignifiance s’identifie presque toujours avec l’aspect mécanique des choses et des êtres — avec l’habitude le plus souvent. C’est dire que tout finissant par devenir habituel, on est assuré que les plus grandes pensées et les plus grandes actions finissent par devenir insignifiantes. La vie a[31] pour but assigné l’insignifiance. D’où l’intérêt de l’anthologie. Elle décrit pratiquement non seulement la part la plus considérable de l’existence, celle des petits gestes, des petites pensées et des petites humeurs mais encore notre avenir commun. Elle a l’avantage extrêmement rare de nos jours d’être véritablement prophétique.

 

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[87]

Nietzsche, avec la vie extérieure la plus monotone qui soit, prouve que la pensée à elle seule, menée dans la solitude, est une terrible aventure.

 

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Nous supportons que Molière ait dû mourir !

 

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9 mars. Les premières pervenches et il neigeait il y a huit jours !

 

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Nietzsche connaît aussi la nostalgie. Mais il ne veut rien demander au ciel. Sa solution : ce qu’on ne peut demander à Dieu, on le demande à l’homme : c’est le surhomme. Étonnant que pour se venger d’une telle prétention, on n’en ait pas fait un Dieu lui-même. C’est peut-être une question de patience. Le Bouddha prêche une sagesse sans dieux et quelques siècles plus tard on le met sur un autel.

 

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L’Européen qui fait du courage une volupté : il s’admire. Répugnant. Le vrai courage est passif : il est indifférence à la mort. Un idéal : la connaissance pure et le bonheur.

 

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[88]

Qu’est-ce qu’un homme peut souhaiter de mieux que la pauvreté ? Je n’ai pas dit la misère et non plus le travail sans espoir du prolétaire moderne. Mais je ne vois pas ce qu’on peut désirer de plus que la pauvreté liée à un loisir actif.

 

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On ne peut pas supprimer absolument les jugements de valeur. Cela nie l’absurde.

 

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Les anciens philosophes (et pour cause) réfléchissaient beaucoup plus qu’ils ne lisaient. C’est pourquoi ils tenaient si étroitement au concret. L’imprimerie a changé ça. On lit plus qu’on ne réfléchit. Nous n’avons pas de philosophies mais seulement des commentaires. C’est ce que dit Gilson en estimant qu’à l’âge des philosophes qui s’occupaient de philosophie a succédé l’âge des professeurs de philosophie qui s’occupent des philosophes. Il y a dans cette attitude à la fois de la modestie et de l’impuissance. Et un penseur qui commencerait son livre par ces mots, « Prenons les choses au commencement » s’exposerait aux sourires. C’est au point qu’un livre de philosophie qui paraîtrait aujourd’hui en ne s’appuyant sur aucune autorité, citation, commentaire, etc., ne serait pas pris au sérieux. Et pourtant...

 

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[89]

Pour La Peste : Il y a chez les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.

 

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Quand on choisit le renoncement malgré la certitude du « Tout est permis », il en reste tout de même quelque chose, c’est qu’on ne juge plus les autres.

Ce qui attire beaucoup de gens vers le roman c’est qu’apparemment c’est un genre qui n’a pas de style. En fait il exige le style le plus difficile, celui qui se soumet tout entier à l’objet. On peut ainsi imaginer un auteur écrivant chacun de ses romans dans un style différent.

 

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La sensation de la mort qui désormais m’est familière : elle est privée des secours de la douleur. La douleur accroche au présent, elle demande une lutte qui occupe. Mais pressentir la mort à la simple vue d’un mouchoir rempli de sang, sans effort c’est être replongé dans le temps de façon vertigineuse : c’est l’effroi du devenir.

 

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L’épaisseur des nuages diminua. Dès que le soleil put sortir, les labours se mirent à fumer.

 

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[90]

La mort donne sa forme à l’amour comme elle la donne à la vie le transformant en destin. Celle que tu aimes est morte dans le temps où tu l’aimais et voici désormais un amour fixé pour toujours — qui, sans cette fin, se serait désagrégé. Que serait ainsi le monde sans la mort, une suite de formes évanouissantes et renaissantes, une fuite angoissée, un monde inachevable. Mais heureusement la voici, elle, la stable. Et l’amant qui pleure sur la dépouille aimée, René devant Pauline, verse les larmes de la joie pure du tout est consommé — de l’homme qui reconnaît qu’enfin son destin a pris forme.

 

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La curieuse théorie de Mme de Lafayette est celle du mariage considéré comme un moindre mal. Il vaut mieux être mal mariée que de souffrir de la passion. On reconnaît là une éthique de l’Ordre.

(Le roman français est psychologique parce qu’il se méfie de la métaphysique. Il se réfère constamment à l’humain par prudence.) Il faut avoir mal lu La Princesse de Clèves pour en tirer l’image du roman classique. Il est fort mal composé au contraire.

 

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Peste. Les séparés : Journal de la Séparation ? « Le sentiment de la séparation fut général et il est possible d’en donner une idée d’après les conversations, [91] les confidences et les nouvelles qui paraissaient dans les journaux. »

Id. Les séparés. Cette heure du soir, qui pour les croyants est celle de l examen de conscience — cette heure est dure pour le prisonnier — elle est celle de l’amour frustré.

Peste. Id. La faim pousse les uns à réfléchir et les autres à faire du ravitaillement. Ainsi, non seulement ce qui apportait du malheur était en même temps un bien, mais ce qui était un malheur pour les uns était un bien pour les autres. On ne s’y retrouvait plus.

? Stephan. Journal de la séparation

Trois plans dans l’œuvre :

Tarrou qui décrit par le menu ;

Stephan qui évoque le général ;

Rieux qui concilie dans la conversion supérieure du diagnostic relatif.

 

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Les séparés. Id. Tout au bout du temps de la peste, ils n’imaginaient plus cette intimité qui avait été la leur et comment avait pu vivre près d’eux un être sur lequel, à tout moment, ils pouvaient porter la main.

 

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Épigraphe pour Le Malentendu ? « Ce qui naist ne va pas à perfection et cependant jamais n’arrête. » Montaigne.

 

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[92]

On imagine volontiers un Européen converti au Bouddhisme — parce qu’il y est assuré de la survie — que Bouddha juge un malheur sans remède — mais que lui désire de toutes ses forces.

 

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Saint-Étienne et sa banlieue. Un pareil spectacle est la condamnation de la civilisation qui l’a fait naître. Un monde où il n’y a plus de place pour l’être, pour la joie, pour le loisir actif, est un monde qui doit mourir. Aucun peuple ne peut vivre en dehors de la beauté. Il peut quelque temps se survivre et c’est tout. Et cette Europe qui offre ici un de ses visages les plus constants s’éloigne sans arrêt de la beauté. C’est pour cela qu’elle se convulse et c’est pour cela qu’elle mourra si la paix pour elle ne signifie pas le retour à la beauté et sa place rendue à l’amour.

 

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Toute vie dirigée vers l’argent est une mort. La renaissance est dans le désintéressement.

 

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Il y a dans le fait d’écrire la preuve d’une assurance personnelle qui commence à me manquer. L’assurance qu’on a quelque chose à dire et surtout que quelque chose peut être dit — l’assurance que [93] ce qu’on sent et ce qu’on est vaut comme exemple — l’assurance qu’on est irremplaçable et que l’on n’est pas lâche. C’est tout cela que je perds et je commence à imaginer le moment où je n’écrirai plus.

 

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Avoir la force de choisir ce qu’on préfère et de s’y tenir. Ou sinon il vaut mieux mourir.

 

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Les séparés : « Ils attendaient avec impatience, pour revivre leur amour, l heure de la jalousie sans objet. »

 

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Id. On leur demande de s’inscrire pour connaître la liste de ceux qui sont séparés. Ils s’étonnent que rien ne s’en suive. Mais il s’agit seulement de connaître le nom de ceux qu’il faut prévenir « en cas ». « Bref, nous nous inscrivons. »

 

*

 

Id- 3° p. « Mais quand ils se furent retrouvés, ils eurent encore bien du mal à remplacer par la créature réelle celle de leur imagination... et l’on peut dire que la peste ne mourut que le jour où l’un d’entre eux put à nouveau regarder avec ennui le visage de celle qui lui faisait face. »

 

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Toute pensée se juge à ce qu’elle sait tirer de la souffrance. Malgré ma répugnance, la souffrance est un fait.

 

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Je ne peux pas vivre hors de la beauté. C’est ce qui me rend faible devant certains êtres.

 

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Quand tout sera fini, s’écarter (Dieu ou la femme).

 

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Ce qui distingue le plus l’homme de la bête, c’est l’imagination. De là que notre sexualité ne puisse être vraiment naturelle, c’est-à-dire aveugle.

 

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L’absurde, c’est l’homme tragique devant un miroir (Caligula). Il n’est donc pas seul. Il y a le germe d’une satisfaction ou d’une complaisance. Maintenant, il faut supprimer le miroir.

 

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Le temps ne va pas vite quand on l’observe. Il se sent tenu à l’œil. Mais il profite de nos distractions. Peut-être y a-t-il même deux temps, celui qu’on observe et celui qui nous transforme.

 

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Épigraphe pour Malentendu : « Voilà pourquoi les poètes feignent cette misérable mère Niobé, ayant perdu premièrement sept fils et par la suite autant sept filles, surchargée de pertes, avoir été enfin transmuée en rochier...[28] pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidité qui nous transit lorsque les accidents nous accablent, surpassant nostre[29] portée. » Montaigne.

Id. De la tristesse. « je suis des plus exempts de cette passion et ne l’ayme ny[30] l’estime, quoy[31] que le monde ayt prins, comme à prix faict, de l’honorer de faveur particulière. »

Id. (Des menteurs) « Et n’est rien où la force d'un cheval se cognoisse plus qu’à faire un arrest rond et net. »

 

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Absurde. Restituer morale par le Tu. Je ne crois pas qu’il y ait un autre monde où nous devrions « rendre compte ». Mais nous avons déjà nos comptes à rendre dans ce monde-ci — à tous ceux que nous aimons.

 

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Id. À propos du langage. (Parain : les arguments qui prouvent que l’homme n’a pu inventer le langage [96] sont irréfutables.) Tout, dès qu’on creuse, aboutit à un problème métaphysique. Ainsi, de quelque part que l’homme se tourne, il se trouve isolé sur le réel comme sur une île entourée d’une mer fracassante de possibles et d’interrogations. On peut conclure de là que le monde a un sens. Car il n’en aurait pas, s’il était, brutalement. Les mondes heureux n’ont pas de raisons. Il est donc ridicule de dire : « La métaphysique est-elle possible ? » La métaphysique est.

 

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La consolation de ce monde c’est qu’il n’y a pas de souffrances continues. Une douleur disparaît et une joie renaît. Toutes s’équilibrent. Ce monde est compensé. Et si même notre volonté tire du devenir une souffrance privilégiée que nous exhaussons au niveau des forces pour l’éprouver sans cesse, il y a dans ce choix la preuve que nous prenons cette souffrance comme un bien et c’est en elle, cette fois, que repose la compensation.

 

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3° Intempestives[32]. « D’un regard douloureux, Schopenhauer se détournait de l’image du grand fondateur de la Trappe de Rancé, disant  Ceci exige la grâce ” ».

 

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À propos de M.[33] je ne refuse pas d’aller vers 1’Être, mais je ne veux pas d’un chemin qui s’écarte des êtres. Savoir si l’on peut trouver Dieu au bout de ses passions.

 

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Peste : très important. « C’est parce qu’ils vous ont foutu le ravitaillement et la douleur des séparations qu’ils vous ont eus sans révolte. »

 

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20 mai.

 

Pour la première fois : sentiment bizarre de satisfaction et de plénitude. Question que je me suis posée, couché dans l’herbe, devant le soir lourd et chaud : « Si ces jours étaient les derniers... » Réponse : un sourire tranquille en moi. Pourtant rien dont je puisse être fier : rien n’est résolu, ma conduite même n’est pas si ferme. Est-ce l’endurcissement qui termine une expérience, ou la douceur du soir, ou au contraire le début d’une sagesse qui ne nie plus rien ?

 

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Juin. Luxembourg.

 

Un dimanche matin plein de vent et de soleil. Autour du grand bassin le vent éparpille les eaux de [98] la fontaine, les voiliers minuscules sur l’eau ridée et les hirondelles autour des grands arbres. Deux jeunes gens qui discutent : « Toi qui crois à la dignité humaine. »

 

*

 

Prologue :

— L’amour…

— La connaissance...

— C’est le même mot.

 

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Alors que dans la journée le vol des oiseaux paraît toujours sans but, le soir ils semblent toujours retrouver une destination. Ils volent vers quelque chose. Ainsi peut-être au soir de la vie...[34] Y a-t-il un soir de la vie ?

 

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Chambre d’hôtel à Valence. « je ne veux pas que tu fasses cela. Qu’est-ce que je deviendrai avec cette pensée ? Qu’est-ce que je de-viendrai devant ta mère, tes sœurs, Marie-Rolande, je m’étais promis de ne pas te le dire, tu le sais bien. — Je t’en supplie, ne fais pas cela. J’avais tellement besoin de ces deux jours de repos. Je t’empêcherai de faire cela. J’irai jusqu’au bout. Je t’épouserai s’il le faut. Mais je ne peux pas avoir cela sur la conscience — Je m’étais promis de [99] ne pas te le dire. — Ce sont des mots. Et ce sont les actes qui comptent pour moi... — On croira à un accident. Le train... etc. (Elle pleure. Elle crie : Je te hais. Je te hais de me faire cela.) — Je le sais bien, Rolande, je le sais bien. Mais je ne voulais pas te le dire. Etc., etc. » Il promet. Durée : une heure et demie. Monotonie. Piétinement.

 

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Van Gogh frappé par une pensée de Renan : « Mourir à soi-même, réaliser de grandes choses, arriver à la noblesse et dépasser la vulgarité où se traîne l’existence de presque tous les individus. »

« Si l’on continue à aimer sincèrement ce qui est vraiment digne d’amour et qu’on ne gaspille pas son amour à des choses insignifiantes et nulles et fades, on obtiendra peu à peu plus de lumière et l’on deviendra plus fort. »

« Si l’on se perfectionne dans une seule chose et qu’on la comprend bien, on acquiert pardessus le marché la compréhension et la connaissance de bien d’autres choses. »

« Je suis un espèce de fidèle dans mon infidélité. »

« Si je fais des paysages, il y aura toujours là-dedans trace de figures. »

Il cite le mot de Doré : « J'ai la patience d’un bœuf. »

Cf. la lettre 340 sur le voyage à Zweeloo[35].

Le mauvais goût des grands artistes : il égale Millet à Rembrandt.

[100] « Je crois de plus en plus qu’il ne faut pas juger le Bon Dieu sur ce monde-ci, c’est une étude de lui qui est mal venue. »

« Je peux bien dans la vie et dans la peinture aussi me passer du Bon Dieu mais je ne puis pas, moi souffrant, me passer de quelque chose qui est plus grand que moi, qui est ma vie, la puissance de créer. »

La longue recherche de Van Gogh errant jusqu’à 27 ans avant de trouver sa voie et de découvrir qu’il est peintre.

 

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Quand on a fait ce qu’il faut pour bien comprendre, bien admettre et bien supporter la pauvreté, la maladie et ses propres défauts, il reste encore un pas à faire.

 

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Peste. Professeur sentimental[36] à la fin de la peste conclut que la seule occupation intelligente reste de recopier un livre à l’envers (développer le texte et le sens).

Tarrou meurt en silence (clin d’œil, etc.).

Camp d’isolement administratif.

Conversation à la fin avec professeur et docteur : Ils sont réunis. Mais c’est qu’ils demandaient peu de chose. Moi, je n’ai pas eu, etc.

Le quartier juif (les mouches). Ceux qui veulent [101] maintenir les apparences. On invite les gens à une chicorée.

Séparés. 2° Et ce qui leur était déjà si dur à supporter pour eux-mêmes (la vieillesse) ils devaient maintenant l’endurer pour deux.

Pourtant les affaires courantes continuent d’être expédiées. C'est à ce moment en effet qu’on apprit les suites d’une affaire qui avait soulevé en son temps la curiosité des connaisseurs. Un jeune meurtrier... avait été gracié. Les journaux pensaient qu’il s’en tirerait avec dix ans de bonne conduite et qu’ensuite il pourrait reprendre sa vie de tous les jours. Ce n’était vraiment pas la peine.

 

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La confiance dans les mots, c’est le classicisme — mais pour garder sa confiance il n’en use que prudemment. Le surréalisme qui s’en défie en abuse. Retournons au classicisme, par modestie.

 

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Ceux qui aiment la vérité doivent chercher l’amour dans le mariage, c’est-à-dire l’amour sans illusions.

 

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« En quoi consiste l’inspiration occitanienne ? » Un numéro spécial Cahiers du Sud. En gros, nous n’avons rien valu pendant la Renaissance, le XVIII° et la Révolution. Nous n’avons compté pour quelque chose que du X° au XIII° siècle et à un moment où [102] justement il est bien difficile de parler de nous comme d’une nation — où toute civilisation est internationale. Ainsi des siècles entiers d’histoire, malheur ou gloire, la centaine de grands noms qu’ils nous ont laissés, une tradition, une vie nationale, l’amour, tout cela est vain, tout cela n’est rien. Et ce sont nous les nihilistes !

 

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L’humanisme ne m’ennuie pas : il me sourît même. Mais je le trouve court.

 

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Brück, dominicain : « Ils m’emmerdent, moi, ces démocrates chrétiens. »

« G. a tout du curé, une sorte d’onction épiscopale. Et déjà c’est à peine si je la supporte chez les évêques. »

 

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Moi. — « Jeune, je croyais que tous les prêtres étaient heureux. »

Brück. – « La peur de perdre leur foi leur fait rétrécir leur sensibilité. Ce n’est plus qu’une vocation négative. Ils ne regardent pas la vie en face. » (Son rêve, le grand clergé conquérant, mais magnifique de pauvreté et d’audace.)

Conversation sur Nietzsche damné.

 

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[103]

Barrès et Gide. Le déracinement est un problème dépassé pour nous. Et quand les problèmes ne nous passionnent pas nous disons moins de bêtises. En somme il faut une patrie et il faut des voyages.

 

*

 

Malentendu. La femme, après la mort du mari : « Comme je l’aime ! »

 

*

 

Agrippa d’Aubigné[37]: Voilà un homme qui croit et qui combat parce qu’il croit. En somme, il est content. Cela se voit à la satisfaction qu’il a de sa maison, de sa vie, de sa carrière. S’il tempête c’est contre ceux qui ont tort — selon lui.

 

*

 

Ce qui fait une tragédie c’est que chacune des forces qui s’y opposent est également légitime, a le droit de vivre. D’où faible tragédie : qui met en œuvre des forces illégitimes. D’où forte tragédie : qui légitime tout.

 

*

 

Sur les plateaux du Mézenc, le vent à grands coups d’épée sifflant dans l’air.

 

*

 

[104]

Vivre avec ses passions suppose qu’on les a asservies.

 

*

 

Le Retour éternel suppose la complaisance dans la douleur.

 

*

 

La vie est encombrée d’événements qui nous font souhaiter de devenir plus vieux.

 

*

 

Ne pas oublier : la maladie et sa décrépitude. Il n’y a pas une minute à perdre — ce qui est peut-être le contraire de « il faut se dépêcher ».

 

*

Moralité : On ne peut pas vivre avec les gens en connaissant leurs arrière-pensées.

Refuser obstinément tout jugement collectif. Apporter l’innocence au milieu de l’aspect « commentaire » de toute société.

 

*

 

La chaleur mûrit les êtres comme les fruits. Ils sont mûrs avant de vivre. Ils savent tout avant d’avoir rien appris.

 

*

 

[105]

B. B. « Personne ne se rend compte que certaines personnes dépensent une force herculéenne pour être seulement normales. »

 

*

 

Peste. Si les carnets de Tarrou ont tant de place, c’est qu’il s'est trouvé mourir chez le narrateur (au début).

— Êtes-vous sûr que la contagion soit un fait, l’isolement recommandable ? — Je ne suis sûr de rien, mais je suis sûr que des cadavres abandonnés, la promiscuité, etc., ne sont pas recommandables. Les théories peuvent changer, mais il y a quelque chose qui vaut toujours et en tout temps, c’est la cohérence.

 

*

 

À force de lutter, les formations sanitaires ne s’intéressent plus aux nouvelles de la peste.

La peste supprime les jugements de valeur. On ne juge plus les qualités des vêtements, des aliments, etc. On accepte tout.

Le séparé veut demander au docteur un certificat pour pouvoir sortir (c’est ainsi qu’il le connaît) il raconte ses démarches... Il revient régulièrement.

Les trains, les gares, les attentes.

La peste accuse la séparation. Mais le fait d’être réuni n’est qu’un hasard qui se prolonge. C’est la peste qui est la règle.

 

*

 

[106]

1° septembre 1943

 

Celui qui désespère des événements est un lâche, mais celui qui espère en la condition humaine est un fou.

 

*

 

15 septembre.

 

Il laisse tout tomber, travail personnel, lettres d’affaires, etc. pour répondre à une petite fille de treize ans qui lui écrit avec son cœur !

 

*

 

Puisque le mot d’existence recouvre quelque chose, qui est notre nostalgie, mais puisqu’en même temps il ne peut s’empêcher de s’étendre à l’affirmation d’une réalité supérieure, nous ne le garderons que sous une forme convertie — nous dirons philosophie inexistentielle, ce qui ne comporte pas une négation mais prétend seulement rendre compte de l’état de « l’homme privé de... » La philosophie inexistentielle sera la philosophie de l’exil.

 

*

 

Sade. « On déclame contre les passions, sans songer que c’est à leur flambeau que la philosophie allume le sien. »

 

*

 

[107]

L’art a les mouvements de la pudeur. Il ne peut pas dire les choses directement.

 

*

 

En période de révolution ce sont les meilleurs qui meurent. La loi du sacrifice fait que finalement ce sont toujours les lâches et les prudents qui ont la parole puisque les autres l’ont perdue en donnant le meilleur d’eux-mêmes. Parler suppose toujours qu’on a trahi.

 

 

*

 

Il n’y a que les artistes qui fassent du bien au monde. Non, dit Parain.

 

*

 

Peste. Tous luttent — et chacun à sa façon. La seule lâcheté est de se mettre à genoux... On vit sortir des tas de nouveaux moralistes et leur conclusion était toujours la même : il faut se mettre à genoux. Mais Rieux répondait : il faut lutter de telle et telle façon.

L’exilé passe des heures dans des gares. Faire revivre la gare morte.

Rieux : « Dans toute collectivité en lutte il faut des hommes qui tuent et des hommes qui guérissent. J’ai choisi de guérir. Mais je sais que je suis en lutte. »

 

*

 

[108]

Peste. Il y a en ce moment des ports lointains dont l’eau est rose à l’heure du couchant.

 

*

 

« Venir à Dieu parce qu’on s’est dépris de la terre et que la douleur vous a séparé du monde, cela est vain. Dieu a besoin d’âmes attachées au monde. C’est votre joie qui lui complaît. »

 

*

 

Répéter ce monde c'est peut-être le trahir plus sûrement qu’en le transfigurant. La meilleure des photographies est déjà une trahison.

Contre le rationalisme. Si le déterminisme pur avait du sens, il suffirait d’une seule affirmation vraie pour que, de conséquence en conséquence, on parvienne à la vérité tout entière. Cela n’est pas. Donc ou bien nous n’avons jamais prononcé une seule affirmation vraie et pas même celle que tout est déterminé. Ou bien nous avons dit vrai mais pour rien et le déterminisme est faux.

 

*

 

Pour ma « création contre Dieu »[38]. C’est un critique catholique (Stanislas Fumet) qui dit que l’art, [109] quel que soit son but, fait toujours une coupable concurrence à Dieu. De même : Roger Secrétain, Cahiers du Sud, août-septembre 43. Encore Péguy : « Il y a même une poésie qui tire son éclat de l’absence de Dieu, qui ne spécule sur aucun salut, qui ne s’en remet à rien d’autre qu’à elle-même, effort humain, récompensé dès la terre, à remplir le vide des espaces. »

Il n’y a pas de milieu entre la littérature apologétique et la littérature de concurrence.

 

*

 

Le devoir c’est de faire ce qu’on sait être juste et bon — « préférable ». Cela est facile ? Non, car même ce qu’on sait être préférable, on le fait difficilement.

 

*

 

Absurde. Si l’on se tue, l’absurde est nié. Si l’on ne se tue pas l’absurde révèle à l’usage un principe de satisfaction qui le nie lui-même. Cela ne veut pas dire que l’absurde n’est pas. Cela veut dire que l’absurde est réellement sans logique. C’est pourquoi on ne peut réellement pas en vivre.

 

*

 

Paris. Novembre 1943[39]

 

Surena. Au 4° acte, toutes les portes sont gardées. [110] Et Eurydice qui a trouvé jusqu’ici de si admirables accents commence à se taire, à presser son cœur sans pouvoir exprimer le mot qui la délivrerait. Elle se taira jusqu’à la fin — où elle meurt de n’avoir pas parlé. Et Surena :

« Ah !.. la douleur qui me presse

Ne la ravalez pas jusques à la tendresse. »

L’admirable gageure du théâtre classique où de successifs couples d’acteurs viennent dire les événements sans les jamais vivre — et où pourtant l’angoisse et l’action ne cessent de croître.

 

*

 

Parain. Ils ont tous triché. Ils n’ont jamais dépassé le désespoir où ils se trouvaient. Et cela, à cause de la littérature. Un communiste pour lui c’est quelqu’un qui a renoncé au langage et l’a remplacé par la révolte de fait. Il a choisi de faire ce que le Christ a dédaigné de faire, sauver les damnés — en se damnant.

 

*

 

Dans toute souffrance, émotion, passion, il y a un stade où elle appartient à l’homme même dans ce qu’il a de plus individuel et de plus inexprimable et un stade où elle appartient à l’art. Mais dans son premier moment l’art ne peut jamais rien en faire. L’art est la distance que le temps donne à la souffrance.

C’est la transcendance de l’homme par rapport à lui-même.

 

*

 

[111]

Avec Sade[40] l’érotisme systématique est une des directions de la pensée absurde.

 

*

 

Pour Kafka, la mort n’est pas une délivrance. Son pessimisme humble suivant Magny.

 

*

 

Peste. L’amour avait pris chez eux la forme de l’obstination.

 

*

 

Ajouter épreuves Caligula : « Allons, la tragédie est terminée, l’échec est bien complet. Je me détourne et je m’en vais. J’ai pris ma part de ce combat pour l’impossible. Attendons de mourir, sachant d’avance que la mort ne délivre de rien[41]. »

 

*

 

« Le Christ est peut-être mort pour quelqu’un mais ce n’est pas pour moi ». — L’homme est coupable mais il l’est de n’avoir pas su tout tirer de lui-même — c’est une faute qui a grossi depuis le début.

 

*

 

[112]

Sur la justice le type qui n’y croit plus à partir du moment où on le passe à tabac.

Id. Ce que je reproche au Christianisme, c’est qu’il est une doctrine de l’injustice.

 

*

 

Peste. Finir sur une femme immobile et en deuil qui annonce en souffrances ce que les hommes ont donné en vie et en sang.

 

*

 

Trente ans.

La première faculté de l’homme est l’oubli. Mais il est juste de dire qu’il oublie même ce qu’il a fait de bien.

 

*

 

Peste. C’est la séparation qui est la règle. Le reste est hasard.

— Mais les gens sont toujours réunis.

— Il y a des hasards qui durent toute une vie.

On interdit les bains de mer. C’est le signe. Défense de réjouir son corps — de rejoindre la vérité des choses. Mais la peste finit et il y aura une vérité des choses.

Journal du séparé ?

 

*

 

[113]

La plus grande économie qu’on puisse réaliser dans l’ordre de la pensée c’est d’accepter la non-intelligibilité du monde — et de s’occuper de l’homme.

 

*

 

Lorsque, vieux, on arrive à une sagesse ou à une morale, trouble qu’on doit ressentir au regret de tout ce qu’on a fait de contraire à cette morale et à cette sagesse. Trop en avance ou trop en retard. Il n’y a pas de milieu.

 

*

 

Je fréquente les X. parce qu’ils ont meilleure mémoire que moi. Le passé que nous avons en commun, ils le font plus riche pour moi en me remettant dans la mémoire tout ce qui en était sorti.

 

*

 

Pour que l’œuvre soit défi, il faut qu’elle soit terminée (d’où nécessité du « sans lendemain »). Elle est le contraire de la création divine. Elle est terminée, bien limitée, claire, pétrie de l’exigence humaine. L’unité est dans nos mains.

 

*

 

Parain. L’individu peut-il choisir le moment où il peut mourir pour la vérité ?

 

*

 

[114]

Dans ce monde, il y a les témoins et les gâcheurs. Dès qu’un homme témoigne et meurt, on gâche son témoignage par les mots, la prédication, l’art, etc.

 

*

 

Le succès peut bonifier le jeune homme, comme le bonheur l’homme fait. Son effort reconnu, il peut y ajouter la détente et l’abandon, vertus royales.

 

*

 

Roger Bacon fait douze ans de prison pour avoir affirmé la primauté de l’expérience dans les choses de la connaissance.

 

*

 

Il y a un moment où la jeunesse se perd. C’est le moment où l’on perd les êtres. Et il faut savoir l’accepter. Mais ce moment est dur.

 

*

 

À propos du roman américain : Il vise à l’universel. Comme le classicisme. Mais alors que le classicisme vise un universel éternel, la littérature contemporaine, du fait des circonstances (interpénétration des frontières) vise à un universel historique. Ce n’est pas l’homme de tous les temps, c’est l’homme de tous les espaces.

 

*

 

[115]

Peste. « Il aimait se réveiller à quatre heures du matin et l’imaginer alors. C’était l’heure où il pouvait se saisir d’elle. À quatre heures du matin, on ne fait rien. On dort[42]. »

Une troupe théâtrale continue à jouer : une pièce sur Orphée et Eurydice.

 

*

 

Les séparés : Le monde... Mais que suis-je moi pour les juger. Ils ont tous raison. Mais il n’y a pas d’issue.

Conversation sur l’amitié entre docteur et Tarrou : « J’y ai pensé. Mais ce n’est pas possible. La peste ne laisse pas de temps — Soudain : En ce moment nous vivons tous pour la mort. Ça fait réfléchir.

Id. Un type qui choisit le silence.

 

*

 

Défendez-vous, disaient les juges.

— Non, dit l’Inculpé.

— Pourquoi ? Cela se doit.

— Non encore. Je veux que vous preniez toute votre responsabilité.

 

*

 

Du naturel en art. Absolu il est impossible. Parce que le réel est impossible (mauvais goût, vulgarité, [116] inadéquation à l’exigence profonde de l’homme). C’est pour cela que la création humaine, faite à partir du monde, est toujours pour finir tournée contre le monde. Les romans-feuilletons sont mauvais parce que dans leur plus grande part ils sont vrais (soit que la réalité se soit conformée à eux, soit que le monde soit conventionnel). C’est l’art et l’artiste qui refont le monde, mais toujours avec une arrière-pensée de protestation.

 

*

 

Portrait de S. par A. : « Sa grâce, sa sensibilité, ce mélange de langueur et de fermeté, de prudence et d’audace, cette naïveté qui ne l’empêche pas d’être sainement avertie. »

 

*

 

Les Grecs n’auraient rien compris à l’existentialisme — alors que, malgré le scandale, ils ont pu entrer dans le Christianisme. C’est que l’existentialisme ne suppose pas de conduite.

Id. Il n’y a pas de connaissance absolument pure, c’est-à-dire désintéressée. L’art est un essai, par la description, de connaissance pure.

 

*

 

Id. Il n’y a pas de connaissance absolument pure, c’est-à-dire désintéressée. L’art est un essai, par la description, de connaissance pure.

 

*

 

Poser la question du monde absurde, c’est demander : « Allons-nous accepter le désespoir, sans rien faire. » Je suppose que personne d’honnête ne peut répondre oui.

 

*

 

[117]

Algérie. je ne sais pas si je me fais bien comprendre. Mais j’ai le même sentiment à revenir vers l’Algérie qu’à regarder le visage d’un enfant. Et pourtant, je sais que tout n’est pas pur.

 

*

 

Mon œuvre. Terminer suite d’œuvres sur livre sur le monde créé : « La création corrigée. »

 

*

 

Si l’œuvre, produit de la révolte, résume l’ensemble des aspirations de l’homme, elle est forcement idéaliste (?). Ainsi le plus pur produit de la création révoltée, c’est le roman d’amour qui...

 

*

 

Cette extraordinaire confusion qui fait qu’on nous présente la poésie comme un exercice spirituel et le roman comme une ascèse personnelle.

 

*

 

Roman. En face de l’action ou de la mort, toutes les attitudes d’un même homme. Mais chaque fois comme si c’était la bonne.

 

*

 

[118]

Peste. On ne peut pas jouir du cri des oiseaux dans la fraîcheur du soir — du monde tel qu’il est. Car il est recouvert maintenant d’une couche épaisse d’histoire que son langage doit traverser pour nous atteindre. Il en est déformé. Rien de lui n’est senti pour lui-même parce qu’à chaque moment du monde s’attache toute une série d’images de mort ou de désespoir. Il n’y a plus de matin sans agonies, plus de soir sans prisons et plus de midi sans carnages épouvantables.

 

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Mémoires d’un bourreau. « J’alterne la douceur et la violence. Psychologiquement, c’est une bonne chose. »

 

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Peste. Le type qui se demande s’il doit entrer dans les formations sanitaires ou se garder pour son grand amour. Fécondité ! Où est-elle ?

Id. Après le couvre-feu, la ville reste de pierre.

Id. Ce qui les gênait, c’était l’insécurité. Tous les jours, toutes les heures, sans répit, traqués, incertains.

Id. J’essaie de me tenir prêt. Mais il y a toujours une heure de la journée ou de la nuit où l’homme est lâche. C’est de cette heure que j’ai peur.

Id. Le camp d’isolement. « Je savais ce que c’était. On m’oublie-rait, cela était sûr. Ceux qui ne me [119] connaissaient pas m’oublie-raient parce qu’ils penseraient à autre chose et ceux qui me connaissaient et m’aimaient m’oublieraient parce qu’ils s’épuiseraient en démarches et en pensées pour me faire sortir. De toutes façons personne ne penserait à moi. Personne ne m’imaginerait minute par minute, etc., etc. »

(Faire visiter par Rambert.)

Id. Les formations sanitaires ou les hommes du rachat. Tous les hommes des formations sanitaires ont l’air triste.

Id. « C’est sur cette terrasse que le docteur Rieux conçut l’idée de laisser une chronique de l’événement où la solidarité qu’il se sentait avec ces hommes fût bien mise en évidence. Et ce témoignage qui s’achève ici... etc. »

Id. Dans la peste on ne vit plus par le corps, on se décharne.

Id. Début : Le docteur accompagne sa femme à la gare. Mais il est obligé de réclamer la fermeture.

 

*

 

Être et Néant (p. 135136). Étrange erreur sur nos vies parce que nous essayons d'éprouver nos vies de l’extérieur.

 

*

 

Si le corps a sa nostalgie de l'âme, il n’y a pas de raisons pour que dans l’éternité l’âme ne souffre douloureusement de sa séparation d’avec le corps — et qu’alors elle n’aspire encore à retrouver la terre.

 

*

 

[120]

On écrit dans les instants de désespoir. Mais qu’est-ce que le désespoir ?

 

*

 

On ne peut rien fonder sur l’amour : il est fuite, déchirement, instants merveilleux ou chute sans délai. Mais il n’est pas...

 

*

 

Paris ou le décor même de la sensibilité.

 

*

 

Nouvelles. En pleine Révolution le type qui promet la vie sauve à des adversaires. Ensuite un tribunal de son parti les condamne à mort. Il les fait évader.

Id. Un prêtre torturé trahit[43].

Id. Cyanure. Il ne l’utilise pas pour voir s’il ira jusqu’au bout.

Id. Le type qui tout d’un coup fait de la défense passive. Il soigne les sinistres. Mais il a gardé le brassard. On le fusille.

Id. Le lâche.

 

*

 

Peste. Après la peste il entend la pluie sur la terre pour la première fois.

[121] Id. Puisqu’il allait mourir, il devenait urgent de trouver que la vie était stupide. C’était ce qu’il avait pensé jusque-là, que du moins cela lui serve dans ce moment difficile. Il n’allait tout de même pas, juste à l’heure où il fallait mettre tous les avantages de son côté, trouver des sourires à un visage qu’il avait toujours vu fermé.

Id. Le type qu’on met à l’hôpital par erreur. C’est une erreur, disait-il. Quelle erreur ? Ne soyez pas stupide, il n’y a jamais d’erreurs.

Id. Médecine et Religion : Ce sont deux métiers et ils semblent se concilier. Mais aujourd’hui où tout est clair, on comprend qu’ils sont inconciliables et qu’il faut choisir entre le relatif et l’absolu. « Si je croyais à Dieu, je ne soignerais pas l’homme. Si j’avais l’idée qu’on pût guérir l’homme, je ne croirais pas à Dieu. »

Justice : l’expérience de la justice par le sport.

 

*

 

Peste. Le type qui accepte avec philosophie la maladie des autres. Mais que son meilleur ami soit malade — et il met tout en œuvre. Donc la solidarité du combat est chose vaine, ce sont les sentiments individuels qui triomphent.

Chronique de Tarrou : un match de boxe — Tarrou se fait un copain boxeur. Combats clandestins organisés — un football — un tribunal.

Cette bonne heure du matin où, après un bon petit déjeuner on marche dans les rues en fumant une cigarette. Il y avait encore de bons moments.

Tarrou : « C’est curieux, vous avez une philosophie [122] triste et un visage heureux. » — Concluez alors que ma philosophie n’est pas triste.

Au milieu, tous les personnages se retrouvent dans la même formation sanitaire. Un chapitre sur une grande réunion.

Le dimanche d’un joueur de football qui ne peut plus jouer, le lier à Tarrou : Étienne Villaplane, depuis que les matches de football sont interdits, s’ennuie le dimanche. Ce qu’étaient ses dimanches. Ce qu’ils sont : il traîne dans les rues, donne des coups de pied dans les cailloux qu’il essaie d’envoyer droit dans les bouches d’égout (« Un à zéro », dit-il. Et il ajouta que la vie était vache). Il intervient dans les jeux d’enfants où il y a des balles. Il crache ses mégots et les rattrape d’un coup de pied (au début, naturellement. Ensuite il garda les mégots).

Rieux et Tarrou.

Rieux : Quand on écrit ce que vous écrivez, il semble que l’on n’a rien à faire avec le service des hommes.

—Allons, dit Tarrou, ce n’est qu’une apparence.

 

*

 

W. Toute chose qu’elle peut définir lui paraît méprisable. Elle dit : « C’est écœurant. Ça fait lutte des sexes. » Or la lutte des sexes existe et nous n’y pouvons rien.

 

*

 

Un être qui exige que l’autre fasse tout et qui alors subit et vit passivement sauf à agir, et violemment, [123] pour persuader l’autre de continuer à tout donner et à tout faire.

 

*

 

Essai sur Révolte : « Tous les révoltés agissent pourtant comme s’ils croyaient à l’achèvement de l’histoire. La contradiction est... »

Id. La liberté n’est que le vœu de quelques esprits. La justice celui du plus grand nombre et le plus grand nombre confond même la justice et la liberté. Mais question : la justice absolue égale-t-elle le bonheur absolu ? — On arrive à cette idée qu’il faut choisir de sacrifier la liberté à la justice ou la justice à la liberté. Pour un artiste, cela revient dans certaines circonstances à choisir entre son art et le bonheur des hommes.

L’homme peut-il à lui seul créer ses propres valeurs ? C’est tout le problème.

Vous êtes pertinent ? Mais je n’ai jamais dit que l’homme n’était pas raisonnable. Ce que je veux, c’est le priver de son prolongement illusoire et faire reconnaître qu’avec cette privation il est enfin clair et cohérent.

Id. Sacrifice qui conduit à valeur. Mais suicide égoïste aussi : met une valeur en avant — qui lui paraît plus importante que sa propre vie — c’est le sentiment de cette vie digne et heureuse dont il a été prive.

 

*

 

Considérer l’héroïsme et le courage comme des [124] valeurs secondaires — après avoir fait preuve de courage.

 

*

 

Roman du suicidé à terme. Fixé à un an — sa formidable supériorité du fait que la mort lui est indifférente.

Le lier à roman sur amour ?

 

*

 

Caractère insensé du sacrifice : le type qui meurt pour quelque chose qu’il ne verra pas.

 

*

 

J’ai mis dix ans à conquérir ce qui me paraît sans prix : un cœur sans amertume. Et comme il arrive souvent, l’amertume une fois dépassée, je l’ai enfermée dans un ou deux livres. Ainsi je serai toujours jugé sur cette amertume qui ne m’est plus rien. Mais cela est juste. C’est le prix qu’il faut payer.

 

*

 

Le terrible et dévorant égoïsme des artistes.

 

*

 

On ne peut conserver un amour que pour des raisons extérieures à l’amour. Des raisons morales, par exemple.

 

*

 

[125]

Roman. Qu’est-ce que l’amour pour elle : ce vide, ce petit creux en elle depuis qu’ils se sont reconnus, cet appel des amants l’un vers l’autre, criant leurs noms.

 

*

 

On ne peut pas être capable d’engagement sur tous les plans. Du moins peut-on choisir de vivre sur le plan où l’engagement est possible. Vivre ce qu’on a d’honorable et cela seulement. Dans certains cas cela peut conduire à se détourner des êtres même (et surtout) pour un cœur qui a la passion des êtres.

En tout cas cela fait du déchirement. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve que celui qui aborde sérieusement le problème moral doit finir dans les extrêmes. Qu’on soit pour (Pascal) ou contre (Nietzsche), il suffit qu’on le soit sérieusement et l’on voit que le problème moral n’est que sang, folie et cris.

 

*

 

Révolte. Chap. 1er. La morale existe. Ce qui est immoral, c’est le Christianisme. Définition d’une morale contre le rationalisme intellectuel et l’irrationalisme divin.

Chap. X. La conspiration comme valeur morale.

 

*

 

[126]

Roman.

Celle qui a tout fait manquer par distraction : « Et pourtant, je l’aimais de toute mon âme. »

— Allons, dit le prêtre, ce n’était pas encore assez[32].

 

*

 

Dimanche 24 septembre 1944. Lettre.

Roman : « Nuit d’aveux, de larmes et de baisers. Lit trempé par les pleurs, la sueur, l’amour. Au sommet de tous les déchirements. »

 

*

 

Roman. Un être beau. Et il fait tout pardonner.

 

*

 

Ceux qui aiment toutes les femmes sont ceux qui sont en route vers l’abstraction. Ils dépassent ce monde, quoiqu’il y paraisse. Car ils se détournent du particulier, du cas singulier. L’homme qui fuirait toute idée et toute abstraction, le vrai désespéré, est l’homme d’une seule femme. Par entêtement dans ce visage singulier qui ne peut satisfaire à tout.

 

*

 

Décembre. Ce cœur plein de larmes et de nuit.

 

*

 

[127]

Peste. Séparés, ils s’écrivent et il trouve le ton juste et il garde son amour. Triomphe du langage et du bien écrire.

 

*

 

Justification de l’art : La véritable œuvre d’art aide à la sincérité, renforce la complicité des hommes, etc.…

 

*

 

Je ne crois pas aux actions désespérées. Je ne crois qu’aux actions fondées. Mais je crois qu’il faut peu de choses pour fonder une action[33].

 

*

 

Il n’y a pas d’autre objection à l’attitude totalitaire que l’objection religieuse ou morale. Si ce monde n’a pas de sens, ils ont raison. Je n’accepte pas qu’ils aient raison. Donc...

C’est à nous de créer Dieu. Ce n’est pas lui le créateur. Voilà toute l’histoire du Christianisme. Car nous n’avons qu’une façon de créer Dieu, qui est de le devenir.

 

*

 

Roman sur la justice.

À la fin. Devant la mère pauvre et malade [128]

— Je suis bien tranquille pour toi, Jean. Tu es intelligent.

— Non, mère, ce n’est pas cela. Je me suis trompé souvent et je n’ai pas toujours été un homme juste. Mais il y a une chose...

— Bien sûr.

— Il y a une chose, c’est que je ne vous ai jamais trahis. Toute ma vie, je vous ai été fidèle.

— Tu es un bon fils, Jean. Je sais que tu es un très bon fils.

— Merci, mère.

— Non, c’est moi qui te remercie. Toi, il faut que tu continues.

 

*

 

Il n’y a pas de liberté pour l’homme tant qu’il n’a pas surmonté sa crainte de la mort. Mais non par le suicide. Pour surmonter il ne faut pas s’abandonner. Pouvoir mourir en face, sans amertume.

 

*

 

L’héroïsme et la sainteté, vertus secondaires. Mais il faut avoir fait ses preuves.

 

*

 

Roman sur Justice. Un rebelle qui exécute une action dont il sait qu’elle[34] fera tuer des otages innocents... Puis il accepte de signer la grâce d’un écrivain qu’il méprise[35].

 

*

 

[129]

La réputation. Elle vous est donnée par des médiocres et vous la partagez avec des médiocres ou des gredins.

 

*

 

La grâce ?

Nous devons servir la justice parce que notre condition est injuste, ajouter au bonheur et à la joie parce que cet univers est malheureux. De même, nous ne devons pas condamner à mort puisqu’on a fait de nous des condamnés de mort.

Le médecin, ennemi de Dieu : il lutte contre la mort.

 

*

 

Peste. Rieux dit qu’il était l’ennemi de Dieu puisqu’il luttait contre la mort et que c’était même son métier que d’être l’ennemi de Dieu. Il dit aussi qu’en essayant de sauver Paneloux il lui démontrait en même temps qu’il avait tort et qu’en acceptant d’être sauvé Paneloux acceptait la possibilité de n’avoir pas raison. Paneloux lui dit seulement qu’il finirait par avoir raison puisque sans nul doute il mourrait et Rieux répondit que l’essentiel était de ne pas accepter et de lutter jusqu’au bout.

 

*

 

Sens de mon œuvre : Tant d’hommes sont privés de la grâce. Comment vivre sans la grâce ? Il faut [130] bien s’y mettre et faire ce que le Christianisme n’a jamais fait : s’occuper des damnés.

 

*

 

Le classicisme, c’est la domination des passions. Les passions étaient individuelles aux grands siècles. Aujourd’hui elles sont collectives. Il faut dominer les passions collectives c’est-à-dire leur donner leur forme. Mais dans le même temps qu’on les éprouve on en est dévoré. C’est pourquoi la plupart des œuvres de l’époque sont des reportages et non des œuvres d’art.

Réponse : si on ne peut pas tout faire en même temps, renoncer à tout. Qu’est-ce à dire ? Il y faut plus de force et de volonté qu’il n’en fallait. Nous y parviendrons. Le grand classique de demain est un vainqueur inégalé.

 

*

 

Roman sur la justice.

Le type qui rallie les révolutionnaires (Comm.) après jugement ou suspicion (parce qu’il faut de l’unité), on lui donne immédiatement une mission où tout le monde sait qu’il faut mourir. Il accepte parce que c’est dans l’ordre. Il y meurt.

Id. Le type qui applique la morale de la sincérité pour affirmer la solidarité. Son immense solitude finale.

Id. Nous tuons les plus culottés d’entre eux. Ils ont tué les plus culottés d’entre nous. Il reste les fonctionnaires et la connerie. Ce que c’est que d’avoir des idées.

 

*

 

[131]

Peste. Un chapitre sur la fatigue.

 

*

 

Révolte. La liberté c’est le droit de ne pas mentir. Vrai sur le plan social (subalterne et supérieur) et sur le plan moral.

 

*

 

Création corrigée[44]. Histoire du suicide à terme.

 

*

 

Peste. « Les choses qui gémissent d’être séparées. »

 

*

 

Celui-là (un inspecteur de la S.N.C.F.,) il ne vit que pour les chemins de fer.

Le fonctionnaire de la S.N.C.F. vit à la surface pelliculaire de la matière.

 

*

 

Le cousin de M. V. Il collectionne les montgolfières (en porcelaine, en pipes, en presse-papiers, en encriers, etc.).

 

*

 

[132]

Roman universel. Le tank qui se retourne et se défait comme un mille-pattes.

 

*

 

Bob à l’attaque dans les prairies d’été. Son casque couvert de ravenelles et d’herbes folles.

 

*

 

Création corrigée.

Le tank qui se retourne et se débat comme un mille-pattes[36].

Bob dans les prairies d’été en Normandie. Son casque couvert d’herbes folles et de ravenelles.

Cf. rapport de la commission anglaise dans le Times sur atrocités.

Le journaliste espagnol de Suzy (demander son texte) (des enfants lui montrent les cadavres en riant).

Douche froide au cœur pendant une heure.

Toute la journée on parle de la possibilité d’avoir une soupe au lait le soir parce que ça fait pisser plusieurs fois dans la nuit. Que les w.-c. sont à cent mètres du block, qu’il fait froid, etc.

— Les femmes déportées entrant en Suisse et qui éclatent de rire en apercevant un enterrement :

« C’est comme ça qu’ils traitent les morts ici. »

— Jacqueline.

— Les deux jeunes Polonais à qui l’on fait brûler, [133] à quatorze ans, leur maison où se trouvent leurs parents. De quatorze à dix-sept, Buchenwald.

— La concierge de la Gestapo installée dans deux étages d’un immeuble rue de la Pompe. Au matin, elle fait le ménage au milieu des tortures. « Je ne m’occupe jamais de ce que font mes locataires. »

— Jacqueline retour de Koenisberg à Ravensbruck — 100 kilomètres à pied. Dans une grande tente divisée en quatre par un châssis. Tant de femmes qu’elles ne peuvent dormir, à même le sol, qu’en s’encastrant les unes dans les autres. La dysenterie. Les w.-c. à cent mètres. Mais il faut enjamber et piétiner les corps. On se fait dessus.

— Aspect mondial dans le dialogue de la politique et de la morale. En face de ce conglomérat de forces gigantesques : Sintes[45].

 

— X. déportée, libérée avec un tatouage sur la peau : a servi pendant un an au camp des S.S. de...

 

*

 

Démonstration. Que l’abstraction est le mal. Elle fait les guerres, les tortures, la violence, etc. Problème : comment la vue abstraite se maintient en face du mal charnel — l’idéologie face à la torture infligée au nom de cette idéologie.

 

*

 

Christianisme. Vous seriez bien punis si nous admettions vos postulats. Car alors notre condamnation serait sans merci.

 

*

 

Sade. Autopsie par Gall : « Le crâne mis à nu ressemblait à tous les crânes des vieillards. Les organes de la tendresse paternelle et de l’amour des enfants y sont saillants. »

Sade sur Mme de Lafayette : « Et en devenant plus concise, elle devint plus intéressante. »

Admiration passionnée de Sade pour Rousseau et Richardson dont il a appris « que ce n’est pas toujours en faisant triompher la vertu qu’on intéresse ».

Id. « On n’acquiert la connaissance du cœur de l’homme » que par des malheurs et des voyages.

Id. L’homme du XVIII° siècle : « Quand, à l’exemple des Titans, il ose jusqu’au ciel porter sa main hardie et qu’armé de ses passions il ne craint plus de déclarer la guerre à ceux qui le faisaient frémir autrement. »

 

*

 

Révolte. Finalement la politique aboutit aux partis qui desservent la communication (complicité2).

 

*

 

— Et la création elle-même. Que faire ? C’est le révolté qui a le moins de chances d’écarter les complices. Mais ils le seront.

 

*

 

[135]

Dégoût profond de toute société. Tentation de fuir et d’accepter la décadence de son époque. La solitude me rend heureux. Mais sentiment aussi que la décadence commence à partir du moment où l’on accepte. Et on reste — pour que l’homme reste à la hauteur qui est la sienne. Exactement, pour ne pas contribuer à ce qu’il en descende. Mais dégoût, dégoût nauséeux de cet éparpillement dans les autres.

 

*

 

Communication. Entrave pour l’homme parce qu’il ne peut dépasser le cercle des êtres qu’il connaît. Au-delà, il en fait une abstraction. L’homme doit vivre dans le cercle de la chair.

 

*

 

Le cœur qui vieillit. Avoir aimé et que rien pourtant ne soit sauvé !

 

*

 

La tentation des besognes subalternes et quotidiennes.

 

*

 

C. et P. G. : la passion de la vérité. Autour d’eux, tout le monde est crucifié.

 

*

 

[136]

Nous autres Français sommes maintenant à la pointe de toute civilisation : nous ne savons plus faire mourir.

C'est nous qui témoignons contre Dieu.

 

*

 

Juillet 45.

 

Chateaubriand à Ampère allant en Grèce en 1841 :

« Faites bien mes adieux au mont Hymette, où j'ai laissé des abeilles ; au cap Sunium où j’ai entendu des grillons... Il me faudra bientôt renoncer à tout. J’erre encore dans ma mémoire au milieu de mes souvenirs ; mais ils s’effaceront... Vous n’aurez retrouvé ni une feuille des oliviers ni un grain des raisins que j’ai vus dans l’Attique. Je regrette jusqu’à l’herbe de mon temps. Je n’ai pas eu la force de faire vivre une bruyère. »

 

*

 

Révolte.

Finalement, je choisis la liberté. Car même si la justice n’est pas réalisée, la liberté préserve le pouvoir de protestation contre l’injustice et sauve la communication. La justice dans un monde silencieux, la justice des muets détruit la complicité, nie la révolte et restitue le consentement, mais cette fois sous la forme la plus basse. C’est ici qu’on voit la primauté que reçoit peu à peu la valeur de liberté. Mais le [137] difficile est de ne jamais perdre de vue qu’elle[37] doit exiger en même temps la justice comme il a été dit. Ceci posé, il y a une justice aussi, quoique bien différente, à fonder la seule valeur constante dans l’histoire des hommes qui ne sont jamais bien morts que pour la liberté.

La liberté c’est pouvoir défendre ce que je ne pense pas, même dans un régime ou un monde que j’approuve. C’est pouvoir donner raison à l’adversaire.

 

*

 

« L’homme qui se repent est immense. Mais qui voudrait aujourd’hui être immense sans être vu ? » (Vie de Rancé.)

 

*

 

L’homme que je serais si je n’avais pas été l’enfant que je fus !

 

*

 

Inédits de Ch.

« Je n’ai jamais été serré dans les bras d’une femme avec cette plénitude d’abandon, ces doubles noeuds, cette ardeur de passion que j’ai cherchée et dont le charme vaudrait toute une vie. »

« Il y a des temps où le caractère étant sans énergie, les vices ne produisent que la corruption et non pas les crimes. »

Id. « S’il n’y avait point de passion, il n’y aurait [138] point de vertu et pourtant ce siècle est arrivé à ce comble de misère qu’il est sans passion et sans vertu ; il fait le mal et le bien, passif comme la matière. »

« Quand on a l’esprit élevé et le coeur bas, on écrit de grandes choses et on en fait de petites. »

 

*

 

Roman.

« J’ai donné aux hommes leur part. C’est-à-dire que j’ai menti et désiré avec eux. J’ai couru d'être à être, j’ai fait ce qu’il fallait. Maintenant, c’est assez. J’ai un compte à régler avec ce paysage. Je désire être seul avec lui. »

 

30 juillet 45.

 

À trente ans, un homme devrait se tenir en main, savoir le compte exact de ses défauts et de ses qualités, connaître sa limite, prévoir sa défaillance — être ce qu’il est. Et surtout les accepter. Nous entrons dans le positif. Tout à faire et tout à renoncer. S installer dans le naturel mais avec son masque. J'ai connu assez de choses pour pouvoir renoncer à presque tout. Il reste un prodigieux effort, quotidien, obs-tiné. L'effort du secret, sans espoir, ni amertume. Ne plus rien nier puisque tout peut s'affirmer. Supérieur au déchirement.



[1] Судя по всему, нумерация бумажной книги, правда, неясно, она там внизу страницы или вверху. В электронной версии «акробат» расставил собственную пагинацию в верхнем колнтитуле, соответствует ли это или нет истине, сказать трудно. Видимо, стоит просто заглянуть в любое галлимаровское аналогичное издание; думается, стилистика издания едина. 16.07.2015

По причине незнания французского языка, я, скорее всего, не буду давать своих комментариев сносок, маргиналий, схолий — короче, всех аналогов «карандашных» пометок на полях и между строк в «бумажных книгах, которые я обычно себе позволяю в этих публикациях и где я предуведомляю читателей, что читать их необязательно, поскольку я их делал исключительно для себя. Но зарекаться не буду, поскольку — вдруг что-то пойму и захочу высказаться. Уж тогда я себе в этом не откажу. Они будут форматированы вот так или иным цветом и фонтом; последнее касается исключительно предуведомляющих маркировок, о которых говорится в следующей фразе. Три особых цвета комментариев информируют тех, кто все же решил в них заглянуть: информация (например, первод цитаты или дефиниция), цитата и абсценная (ненормативная) лексика. Обычно этим же цветом отмечается и выноска, так что, салатовая выноска предупреждает, что в комментарии присутствует мат, и в случае неприятия читателем такового, можно по этой ссылке не ходить. 08.07.2015 — НИЛ [здесь и далее — автор ресурса http://tlf.msk.ru.]

[2] Это Ницше, цитата уже была в 1-м томе. 24.07.2015

[3] Поль де Гонди, кардинал де Рец (точнее, де Рэ, 1613—1679), один из лидеров Фронды в 1648 г. Автор мемуаров, из которых Камю делает далее выписки.

[4] Речь идет о работе над романом «Чума».

[5] Имеется в виду документальная книга Даниеля Дефо «Дневник чумного года» (1722).

[6] Речь идет об официальной пропаганде вишистских властей в оккупированной Франции.

[7] Конечно. Это оборотная сторона верности Пенелопы. 24.07.2015

[8] Кажется, в первом томе попадалась такая же запись, в данном значении: «не завтра», то есть типа «после дождичка в четверг». 24.07.2015

[9] Не могу сказать, что уж так мне было хорошо среди пролетариата, возможно, потому что, в отличие от Камю, половину своего трудового пути я сам был пролетарием, так что у меня не возникало этой приязни к все-таки людям не своего круга. Свой круг привычен и часто люди если и не видят в нем только плохое, то и не слишком замечают благое. Но в любом случае я себя там чувствовал там себя не менее комфортно, чем в среде, скажем, творческой интеллигенции. 24.07.2015

[10] Постоянный мотив в творчестве А. Жида: герой совершает бесполезный, ни с чем не сообразный, даже разорительный для себя поступок, чтобы таким образом освободиться от механической заданности жизни. 24.07.2015

[11] Роман все же так и назвал. А вот пьесу — примерно по указанному принципу. 25.07.2015

[12] Вот так-то! У нас — житие! А у них — так, мемуары… 25.07.2015

[13] Вероятно, имеются в виду риторические пассажи в поэме Лукреция «О природе вещей», в которых поэт представляет себя обозревающим землю с высоты. 25.07.2015

[14] Вот она — квинтэссенция этранжеризма. 25.07.2015

[15] В тех, в которых уже жили. 25.07.2015

[16] Так в книге. 25.07.2015

[17] Так в книге. 25.07.2015

[18] Так в книге, как видим, уже не первый раз фраза начинается со строчной буквы. После вопросительного и восклицательного знаков это возможно и в русском языке. Но вот после точки — вряд ли. 25.07.2015

[19] Прекрасное гнусно, а гнусное прекрасно (англ.). 25.07.2015

[20] Не существует ничего, кроме того, что не существует (англ.). 25.07.2015

[21] С этого мгновения в жизни не осталось ничего серьезного (англ.). 25.07.2015

[22] Это бессмысленная история, рассказанная идиотом, где есть и шум, и ярость (англ.). 25.07.2015

[23] А как же!
Как невесту, родину мы любим, бережем, как ласковую мать. 26.07.2015

[24] Да, похоже, действительно французский язык свободней русского в этом вопросе. Если сама структура фразы вопросительная или восклицательное, ставить в конце соответствующий знак препинания вовсе не обязательно, что дает много дополнительных смысловых возможностей, как и в данном случае: структура фразы вопросительная, а знак стоит восклицательный. В русском пришлось бы ставить оба знака. 26.07.2015

[25] Кьеркегора. 26.07.2015

[26] В книге: «connaitrions». 26.07.2015

[27] А что, может, и фашизм простить? Как Он простил всех: Ирода, и Иуду, и Пилата, и фарисеев, и народ, пославший Его на крест, и Отца, этого потребовавшего: и от Него, и от остальных вышеперечисленных? И учеников, извративших его учение? 26.07.2015

[28] Опечатка или диалектизм. Так в книге. 26.07.2015

[29] Почему-то выбрано итальянское словцо. 26.07.2015

[30] Непонятно, что за слово, из какого языка. 26.07.2015

[31] То же здесь и далее в этой фразе. 26.07.2015

[32] А это хорошо. Один из ответов, вызывающих вопросы — мол, а чего же будет ассэ? И вот на этот вопрос ответы не обязательны — они парадигматичны, множественны, взаимоисключающи и все — верные. 29.07.2015

[33] А это называется лицемерие. Поскольку язык у нас у всех отлично подвешен, когда нужно что-либо обосновать. Истина — не в словах. Зорко только сердце. И если сердце чует подлость, имеет ли значение, что нет ответа на аргументы? Впрочем, опять же, это, возможно, слова персонажа. Но так ли у него отделимы персонажи от него самого, совести Запада. 29.07.2015

[34] action 29.07.2015

[35] То есть невинных посылает на смерть, виновных — оправдывает. 29.07.2015

[36] В книге здесь это слово написано без черточки — слитно в одно слово. А парой записей выше — через дефис. 30.07.2015

[37] Видимо, свобода. 30.07.2015



[1] Le manuscrit portait la grande pensée. Un second texte corrigé — mais non de la main de Camus — donne la révolution. Nous avons admis que cette modification avait été faite sous sa dictée.

[2] L’épigraphe qui suit, et qu’on trouvait dans l’édition originale de 1939 (Charlot), a disparu dans l’édition Gallimard (L’Été).

[3] Cf. le personnage de Cottard dans La Peste, p. 12601261 (Pléiade).

[4] Cf. le vieil asthmatique dans La Peste, p. 1313 (Pléiade).

[5] En haut du cahier manuscrit, on lit : « Cf. correspondance Berlioz. Traité Théologico-politique. »

[6] Allusion aux discours et écrits de la période pétainiste.

[7] Cf. La Peste, p. 1261 (Pléiade).

[8] Il semble que sans lendemain ait été ajouté au manuscrit après relecture.

[9] Albert Camus a consacré à l’essai de Brice Parain un article intitulé « Sur une philosophie de l’expression », dans Poésie 44, n° 17.

[10] Pour des raisons de santé, Camus passa plusieurs mois, de l’hiver 1942 au Printemps 1943, à Panelier, près du Chambon-sur-Lignon.

[11] Camus se rendait chaque semaine du Chambon-sur-Lignon à Saint-Étienne, pour y recevoir des soins.

[12] Notes pour Le Malentendu, acte III, scène III, p. 174 (Pléiade).

[13] Mémoires d’Avakkum, traduits du russe par Pierre Pascal, 1939, Gallimard.

[14] Gu pour Guermantes.

[15] Notes pour Le Malentendu, p. 179—180 (Pléiade).

1 [Несистемная и пустая сноска.]

[16] Nous n’avons rien trouvé, dans les archives de Camus, qui corresponde à un projet de commentaire.

[17] Le Débarquement allié en Afrique du Nord coupe Camus de son pays et des siens.

[18] Cf. La Peste, p. 1379—1380 (Pléiade).

[19] Cf. l’article paru dans L’Arbalète en 1943 et repris en appendice au Mythe de Sisyphe, p. 170 et sq.

[20] Mot difficile à lire au manuscrit ; on hésite entre M et oui.

[21] P. 27

[22] « L’Intelligence et l’Échafaud », dans Confluences. Pléiade, p. 1887.

[23] M. Acault, cf. Hommage à Gide (Nouvelle N.R.F., novembre 1951.

[24] Cf. la Remarque sur la Révolte, dans L’Existence (1945) qui préfigure le chapitre ler de L’Homme révolté.

[25] Après Primitivement le manuscrit porte « voir Carnet » — le paragraphe qui suit a été retrouvé dans le Carnet de notes pour La Peste.

[26] Stephan, personnage qui figure dans la première version de La Peste (cf. Pléiade, p. 1936 et 1942).

[27] Ouvrage de Max Scheler (cf. L’Homme révolté, p. 30 et 31)

[28] Cf : De l’insignifiance, Cahier des saisons (1959), qui reprend ce texte sur le ton de la dérision. (Pléiade, p. 1894) 

[29] Cf. : Carnets 1 et La Peste, p. 1235 et 1236 (Pléiade).

[30] Cure-dents de Jarry : cf. la préface de J. Saltas à l’édition d’Ubu roi (Fasquelle). Camus a déjà évoqué cette anecdote dans les Carnets I, p. 175.

[31] Un mot illisible.

[32] Citation extraite des Considérations Intempestives de Nietzsche. T. II, p. 53 (Aubier).

[33] Un mot illisible.

[34] La phrase qui suit a été rajoutée au crayon sur le cahier manuscrit. 

[35] Van Gogh, Correspondance complète, t. II, p. 254.

[36] Stephan, évoqué plus haut, p. 67.

[37] Il existe, dans les archives de Camus, trois pages de notes sur d’Aubigné.

[38] Cf. « Révolte et Art » dans L’Homme révolté, p. 313 et sq.

[39] Camus est entré comme lecteur aux Éditions Gallimard le 2 novembre 1943. 

[40] Cf., dans L’Homme révolté, « Un homme de lettres », p. 55 et 59.

[41] En fait, Camus n’a pas utilisé ces notes.

[42] Cf. Rambert dans La Peste, p. 1307 (Pléiade).

[43] On retrouve ce thème dans Le Renégat (L’Exil et le Royaume).

[44] On retrouvera fréquemment ce titre dans les Carnets, et notamment plus loin (cahier V, p. 201). « Création corrigée ou le système. »

[45] Les quelques lettres qui précèdent « Sintes » sont illisibles.

2 Au manuscrit, le mot « complicité » se trouve en fait écrit au-dessus de « communication ».