Jean
Anouilh
Humulus le muet
(pièces roses)!
LA DUCHESSE
HECTOR DE BRIGNOC
HUMULUS, enfant, puis adolescent.
LES DOMESTIQUES, qui sont au moins trois.
ÉLÈNE
Scène I
La Duchesse,
sorte de personnage fabuleux sur un immense fauteuil à oreilles
armoriées. A côté d’elle, l’oncle Hector, un grand hobereau
maigre et faisandé qui met alternativement son monocle à l’oeil
droit puis à l’oeil gauche sans plus de succès. On entend un orchestre.
LA DUCHESSE Hector, voici une petite fête qui m’est un plaisir
nouveau chaque année.
HECTOR L'orchestre est charmant.
LA DUCHESSE Oui. Les musiciens coûtent horriblement cher. J’ai
dû me débattre contre eux c
HECTOR Mal. Il avait, je crois, dix–huit jours lorsque je partis
pour les Îles.
LA DUCHESSE Vous le trouverez bien changé. C’est un bon petit,
un peu timide. N’était son infirmité, il ferait un duc charmant.
HECTOR Je crois me
souvenir que le pauvre petit est muet?
LA DUCHESSE Était, Hector, était! On voit bien que vous
n’êtes revenu que d’hier. Dieu a fait un miracle durant votre
séjour aux Îles.
HECTOR Dieu a toujours protégé les Brignoc.
LA DUCHESSE Un médecin anglais, à force de soins, est
arrivé à lui faire prononcer un mot par jour.
HECTOR Un seul mot?
LA DUCHESSE Oui, mais il est si petit. En grandissant, nous
espérons qu’il pourra en dire davantage. Notez, d’ailleurs, Hector, que
si mon petit Humulus s’abstient un jour de prononcer son mot, il peut en
prononcer deux le lendemain.
HECTOR Il vous serait donc possible de lui apprendre à
réciter une de ces petites fables que les bambins de cet âge
savent ordinairement par coeur?
LA DUCHESSE J’y ai songé. Mais il faudrait trop longtemps.
Pour dire: “Fors l’honneur”, la devise des Brignoc, mon cher Hector, il est
obligé de rester trois jours sans parler… Je fais ce petit sacrifice
tous les ans au m
LE GOUVERNEUR Madame la Duchesse, le voici. Nous avons longuement
cherché, Madame la Duchesse, ce que dirait monsieur Humulus, cette
Année, à l’occasion du Nouvel An. Il ne manque certes pas de c
LA DUCHESSE C'est parfait, Gouverneur.
Le Gouverneur
sort et revient en poussant Humulus, grand dadais encore en culottes courtes et
s'empêtrant dans un immense bouquet. Murmure des domestiques
alignés qui se penchent pour le voir.
LA DUCHESSE l'arrêtant
d’un geste au bout de la file des domestiques. Monsieur mon petit–fils, avant même
que vous lui offriez vos souhaits, votre grand–mère veut vous dire, la
première, sa tendresse au seuil de cette nouvelle année. Depuis
que votre pauvre mère est morte, Humulus, c’est moi qui vous aime. Vous
avez une grand–mère, il faut en profiter pour l’écouter. Soyez
bon et vaillant comme un vrai Brignoc. Chérissez-moi et ne m’en veuillez
pas si je ne vous vois qu’aux grandes fêtes. Tout mon temps est pris par
mes pauvres. Maintenant, venez m’embrasser et me dire votre mot. Gouverneur,
faites arrêter la musique, pour que mon petit–fils vienne me dire, son
mot.
Le Gouverneur
sort. La musique s'arrête. Il revient prendre sa place et claque
discrètement dans ses mains. Alors Humulus, rouge les sourcils
froncés, se met lentement en marche vers la Duchesse. Tout le monde
sourit avec attendrissement. Arrivé devant le dernier domestique, tout
près du bout, il laisse tomber son bouquet. Le domestique le ramasse et
le lui remet. Alors, dans le silence, après avoir lutté un
instant, cramoisi, entre plusieurs devoirs également bien inculqués.
HUMULUS Merci.
Horrible
tintamarre a l'orchestre. Tout le monde se voile la face avec consternation.
LE GOUVERNEUR Malheureux enfant! Voilà votre mot prononce.
Comment direz-vous maintenant le mot “bonheur” à madame la Duchesse?
LA DUCHESSE Monsieur Humulus, vous êtes un maladroit!
Elle sort,
suivre de l’oncle Hector et de tous les domestiques. Humulus est reste seul au
milieu de la scène, avec son bouquet. Le gouverneur est affalé
sur les marches de l'estrade.
Scène II
Même
décor. Les personnages sont dans la même position qu’au premier
levé de rideau. Mais ils sont tous très vieillis. Il y a en plus
un petit groom au bout de la fille des domestiques. Musique.
LA DUCHESSE Mes amis, je suis touchée de votre présence
et de vos bonnes intentions. Mais il est des traditions de famille auxquelles
une Brignoc ne déroge pas. Je dois entendre les voeux de mes enfants
avant ceux de mes gens. Un peu de patience, mon petit–fils, Monsieur Humulus,
ne saurait tarder. A votre avis, Hector, que peut–il faire? (Bis.)
HECTOR Qui? Humulus? Peut–être répète–t–il
son mot devant une glace?
Entre le
Gouverneur.
LA DUCHESSE Hé bien, Gouverneur?
LE GOUVERNEUR qui
semble nerveux. Madame la Duchesse, Monsieur Humulus sollicite
l’honneur de venir vous présenter ses voeux. Monsieur Humulus prononcera
le mot “prospérité”.
(La Duchesse
sourit avec indulgence. L’orchestre se tait. Un silence. On introduit Humulus
qui est maintenant un jeune homme. Le gouverneur toussote, Humulus se tait.)
LA DUCHESSE Dites votre mot, mon cher enfant. (Silence. On se regarde.) Ne vous troublez
pas, cher Humulus. Une grand–mère est toujours indulgente. (Silence.)
Qu’est–ce à dire, Gouverneur?
LE GOUVERNEUR bafouille Je
suis extrêmement surpris, Madame la Duchesse.
LA DUCHESSE Humulus,
auriez–vous déjà prononcé votre mot? Ce mot, qu’au seuil
de la nouvelle année, vous devez réserver à votre
grand–mère?
HECTOR Le garnement
aura lâché quelque juron en voulant faire son noeud de cravate.
LE GOUVERNEUR C’est
mal connaître mon élève, Monsieur le Baron. Monsieur
Humulus ne jure pas.
LA DUCHESSE Gouverneur,
un mot ne se perd pas ainsi. Avez–vous bien veillé sur mon petit–fils ce
matin?
LE GOUVERNEUR. Je
n'ai pas quitté Monsieur Humulus ce matin Madame la Duchesse, sauf le
temps de sa garde–robe et je puis certifier…
Humulus lui
donne un coup de coude.
LA DUCHESSE Vous me
semblez tous deux être de connivence. Vous me cachez quelque chose,
Gouverneur.
LE GOUVERNEUR Voilà,
Madame la Duchesse. Puisse le ciel qui me voit témoigner quelque jour
que je n'ai pas cru mal faire en acceptant les propositions de Monsieur
Humulus.
LA DUCHESSE Des
propositions? Expliquez–vous, Gouverneur. Quelles propositions?
LE GOUVERNEUR Des
propositions qui étaient de véritables injonctions, Madame
LA DUCHESSE Quelle injonctions? Hector, entendez–vous quelque
chose au discours du Gouverneur?
HECTOR J’hésite
entre plusieurs hypothèses également pénibles.
LA DUCHESSE Gouverneur, je vous somme de vous expliquer clairement.
LE GOUVERNEUR Je le
ferai, Madame la Duchesse, tant pour décharger ma conscience que pour
donner satisfaction aux désirs de Monsieur Humulus. Monsieur Humulus m’a
demandé de vous lire ce papier, Madame la Duchesse. (Il lit.) Madame ma grand–mère, je suis
passionnément amoureux d’une femme qui s’appelle Hélène…
La Duchesse
pousse un cri terrible et s’évanouit. Tintamarre à
l’orchestre. Tumulte, désordre, on se précipite.
LA DUCHESSE (se
dressant) Hector, faites sortir mes gens.
Hector pousse
les domestiques dehors.
LA DUCHESSE Gouverneur,
vos insolences m’ont fait évanouir devant mon personnel, je n'oublierai
jamais l'humiliation dont vous êtes la cause. Poursuivez.
LE GOUVERNEUR Je me
permets respectueusement, Madame la Duchesse…
LA DUCHESSE Ne vous
permettez plus rien et poursuivez.
LE GOUVERNEUR se
remet à lire “ Je
suis passionnément amoureux d’une femme qui s’appelle
Hélène…”
LA DUCHESSE Ayez soin
de sauter les passages inconvenants…
LE GOUVERNEUR “…d’une
femme qui s’appelle Hélène. Je compte lui déclarer mon
amour le plus tôt possible. Ma triste infirmité ne me permettant
de dire qu’un seul mot par jour, je suis décidé, à partir
d’aujourd’hui, à m’abstenir de prononcer mon mot quotidien pendant une
période d’un mois. Le gouverneur et moi–même avons pensé…”
Voilà qui est inexact, Madame la Duchesse. (D’un geste de son éventail, elle
lui fait signe de continuer.) “…que
trente mots pourront suffire à cette déclaration… Je viens donc
m’excuser, Madame ma grand–mère, de ne pouvoir, ce jour de l’an, venir
vous dire le mot “prospérité””.
LA DUCHESSE Gouverneur,
arrêtez. Pareille ingratitude me révolte. Je me refuse à en
entendre davantage et je ne paraîtrai pas aux fêtes de ce soir.
Monsieur Humulus, vous êtes un garnement. Qu’avez–vous à
répondre?
LE GOUVERNEUR Vous savez bien qu’il ne peut pas parler, Madame la
Duchesse.
LA DUCHESSE Gouverneur, vous êtes un sot.
(Elle sort.)
HECTOR Bravo, mon
gaillard. Tu es un vrai Brignoc. A ton âge, j’avais une maîtresse
au Vaudeville.
(Il sort.)
LE GOUVERNEUR Vous
me forcez à tenir de bien pénibles rôles, mon cher
élève. Vos fantaisies me conduiront au tombeau.
(Il sort.)
Scène III
Le rideau se
lève sur une route bordée de platanes; Hélène
paraît à bicyclette. Elle porte sur son guidon une petite
boîte noire. Derrière elle, Humulus, à bicyclette
également. Visiblement, il la suit. Ils décrivent d'abord
quelques sinuosités puis elle descend de bicyclette. Humulus descend
aussi.
HÉLÈNE Pardon, Monsieur, pouvez–vous me dire
combien il y a de kilomètres d'ici à la plage?
Humulus
s'incline sans répondre, la main sur le coeur.
HÉLÈNE Je vous remercie beaucoup, Monsieur, ce n’est pas trop loin. J’ai le temps
d’y aller avant le déjeuner.
Elle remonte
à bicyclette et sort en lui faisant des sourires. Il remonte
également et la suit. On les entend sonner au loin.
Scène IV
Un jardin
publique. Le gouverneur entre, un papier à la main, et va à
Humulus.
LE GOUVERNEUR Monsieur
Humulus, j’ai bien travaillé, croyez–moi; je n’ai pas fermé
l’oeil de la nuit dernière pour mettre la dernière main à
ce document. Mais faire une déclaration en trente mots est une chose
extrêmement malaisée. Mon cher élève, ne m’accusez
pas de ne pas y avoir mis assez de mots d’amour. Il y a les
prépositions, les articles et les conjonctions qui sont des mots neutres,
sans doute, mais nécessaires à la bonne intelligence du texte.
Voilà — (il lit) “ Mademoiselle. Un amour éclatant
m’a pris aux entrailles depuis l’autre jour. Que mes larmes et mes soupirs
attendrissent votre beauté cruelle. Un seul geste de vous
guérirait toutes mes blessures ”. Ça fait trente. Je ne devrais certes pas me prêter à
ces folies. Mais j'ai aimé, moi aussi, et cette aventure me rappelle de
bien doux souvenirs. (Il tire sa
montre.). Cette jeune
fille ne saurait tarder maintenant… Préférez–vous que je demeure
pour vous souffler, le cas échéant, ou que je m’éloigne de
la distance d’un jet de pierre?
Humulus fait un geste, le gouverneur s’éloigne.
Resté seul, Humulus relit son texte avec les gestes les plus
passionnés. Hélène est entrée à bicyclette
et elle décrit pendant un instant des sinuosités autour de lui
sans qu’il la remarque. Finalement le timbre d’Hélène le tire de
ses songeries; il pâlit, marche sur elle relisant une dernière
fois son papier. Hélène est descendue de bicyclette et le regarde
venir, souriante.
HUMULUS d’une voix de stentor qu’on n’attendait
pas. Mademoiselle,
c’est moi, qui étais derrière vous à bicyclette. Vous
m’avez demandé la route. Hé bien, Il y avait dix
kilomètres jusqu’à la mer.
Il s’arrête tout pâle,
épouvanté, il murmure encore, comme malgré lui:
Par le raccourci…
Puis sa voix s'étrangle, il se met à
compter fébrilement sur ses doigts. Hélène le regarde
toujours en souriant.
HUMULUS qui n’a plus que trois mots à dire. Je
vous aime…
HELENE qui sourit toujours. Je vous demande pardon, Monsieur, mais je
suis un peu dure d’oreille, je n’ai rien entendu.
Elle sort de
la petite boîte noire de son guidon un énorme cornet acoustique et
se l’adapte à l’oreille; puis gentiment:
Voulez–vous répéter, s’il vous plait?
Humulus la
regarde et le tintamarre de l’orchestre couvre son désespoir pendant que
le rideau tombe.