Antoine de Saint-Exupéry
L’Aviateur. J’ai vécu seul, sans personne avec qui parler
véritablement, jusqu’à une panne dans le désert du Sahara.
Quelque chose s’était cassé dans mon
moteur. Et comme je n’avais avec moi ni mécanicien, ni passagers, je me
préparai à essayer de réussir, tout seul, une
réparation difficile.
LE
PETIT PRINCE. S’il vous plaît… dessine-moi un mouton !
L’Aviateur. Hein !
LE PETIT PRINCE. Dessine-moi un mouton…
L’Aviateur. Mais… qu’est-ce que tu fais là ?
LE PETIT PRINCE. S’il vous plaît… dessine-moi un mouton…
L’Aviateur. Mais… je ne savais pas dessiner.
LE
PETIT PRINCE. Ça ne fait rien. Dessine-moi un mouton.
L’Aviateur dessine.
Non ! Non ! Je ne veux pas d’un éléphant dans un boa. Un boa c’est
très dangereux, et un éléphant c’est très
encombrant. Chez moi c’est tout petit. J’ai besoin d’un mouton. Dessine-moi un
mouton.
L’Aviateur dessine.
Non ! Celui-là est déjà très malade. Fais-en un
autre.
L’Aviateur dessine.
Tu vois bien… ce n’est pas un mouton, c’est un
bélier. Il a des cornes…
L’Aviateur dessine.
Celui-là est trop vieux. Je veux un
mouton qui vive longtemps.
L’Aviateur. Ça c’est la caisse. Le mouton que tu veux est dedans.
LE PETIT PRINCE. C’est tout à fait comme ça que je le voulais ! Crois-tu qu’il faille beaucoup d’herbe à ce mouton ?
L’Aviateur. Pourquoi ?
LE PETIT PRINCE. Parce que chez moi c’est tout petit…
L’Aviateur. Ça suffira sûrement. Je t’ai donné un tout petit mouton.
LE PETIT PRINCE. Pas si petit que ça… Tiens ! Il s’est endormi… (Un silence.) Qu’est-ce que c’est que cette chose-là ?
L’Aviateur. Ce n’est pas une chose. Ça vole. C’est un avion. C’est mon
avion. Je
volais.
LE
PETIT PRINCE. Comment ! tu es tombé du ciel ?
L’Aviateur. Oui.
LE
PETIT PRINCE. Ah ! ça c’est drôle… Alors, toi
aussi tu viens du ciel ! De quelle planète es-tu ?
L’Aviateur. Tu viens donc d’une autre
planète ?
LE
PETIT PRINCE. C’est vrai que, là-dessus, tu ne peux pas venir de bien loin…
L’Aviateur. D’où
viens-tu, mon petit bonhomme ? Où est-ce « chez toi » ? Où veux-tu
emporter mon mouton ?
LE PETIT PRINCE. Ce qui est bien,
avec la caisse que tu m’as donnée, c’est que, la nuit, ça lui
servira de maison.
L’Aviateur. Bien sûr. Et si tu es gentil, je te donnerai aussi une corde pour l’attacher pendant le jour. Et un piquet.
LE PETIT PRINCE. L’attacher ? Quelle drôle d’idée !
L’Aviateur. Mais si tu ne l’attaches pas, il ira n’importe où, et il se perdra…
LE PETIT PRINCE. Mais où veux-tu qu’il aille !
L’Aviateur. N’importe où. Droit devant lui…
LE PETIT PRINCE. Ça ne fait rien, c’est tellement petit, chez moi ! Droit devant soi on ne peut pas aller bien loin… C’est bien vrai, n’est-ce pas, que les moutons mangent les arbustes ?
L’Aviateur. Oui. C’est vrai.
LE
PETIT PRINCE. Ah ! Je suis content. Par conséquent ils mangent aussi les baobabs ?
L’Aviateur. les baobabs ne sont pas des arbustes, mais
des arbres grands comme des églises et que, si même il emportait
avec lui tout un troupeau d’éléphants, ce troupeau ne viendrait
pas à bout d’un seul baobab.
LE
PETIT PRINCE. Il faudrait les mettre les uns sur les autres… Les baobabs, avant de
grandir, ça commence par être petit.
L’Aviateur. C’est exact ! Mais pourquoi veux-tu que tes moutons mangent les petits baobabs ?
LE
PETIT PRINCE. Ben ! Voyons ! un baobab, si l’on s’y
prend trop tard, on ne peut jamais plus s’en débarrasser. Il encombre
toute la planète. Il la perfore de ses racines. Et si la planète
est trop petite, et si les baobabs sont trop nombreux, ils la font
éclater… C’est une question de discipline. Quand on a terminé sa toilette
du matin, il faut faire soigneusement la toilette de la planète. Il faut
s’astreindre régulièrement à arracher les baobabs
dès qu’on les distingue d’avec les rosiers auxquels ils ressemblent
beaucoup quand ils sont très jeunes. C’est un travail très
ennuyeux, mais très facile. Il est quelquefois sans inconvénient
de remettre à plus tard son travail. Mais, s’il s’agit des baobabs,
c’est toujours une catastrophe. J’ai connu une planète, habitée
par un paresseux. Il avait négligé trois arbustes… (Un silence.) J’aime bien les couchers
de soleil. Allons voir un coucher de soleil…
L’Aviateur. Mais il faut attendre…
LE
PETIT PRINCE. Attendre quoi ?
L’Aviateur. Attendre que le soleil se couche.
LE
PETIT PRINCE. Je me crois toujours chez moi ! Un jour, j’ai vu le soleil se coucher quarante-trois
fois ! Tu
sais… quand on est tellement triste on aime les couchers de soleil…
L’Aviateur. Le jour des quarante-trois fois tu étais donc tellement triste ?
LE
PETIT PRINCE. Un mouton, s’il mange les arbustes, il mange aussi les fleurs ?
L’Aviateur. Un mouton mange tout ce qu’il rencontre.
LE
PETIT PRINCE. Même les fleurs qui ont des épines ?
L’Aviateur. Oui. Même les fleurs qui ont des épines.
LE
PETIT PRINCE. Alors les épines, à quoi servent-elles ?..
L’Aviateur (à
part). Le petit prince ne renonçait jamais
à une question, une fois qu’il l’avait posée.
LE
PETIT PRINCE. Les épines, à quoi servent-elles ?
L’Aviateur. Les épines, ça ne sert à rien, c’est de la pure
méchanceté de la part des fleurs !
LE PETIT
PRINCE. Je
ne te crois pas ! Les fleurs sont faibles. Elles sont naïves. Elles se rassurent
comme elles peuvent. Elles se croient terribles avec leurs épines…
L’Aviateur (à
part). Si ce boulon résiste encore, je le ferai
sauter d’un coup de marteau.
LE
PETIT PRINCE. Et tu crois, toi, que les fleurs…
L’Aviateur. Mais non ! Mais non ! Je ne crois rien ! J’ai répondu n’importe
quoi. Je m’occupe, moi, de choses sérieuses !
LE
PETIT PRINCE. De choses sérieuses ! Tu parles comme les grandes personnes ! Tu confonds tout… tu mélanges tout ! Je connais une
planète où il y a un Monsieur cramoisi. Il n’a jamais
respiré une fleur. Il n’a jamais regardé une étoile. Il
n’a jamais aimé personne. Il n’a jamais rien fait d’autre que des additions.
Et toute la journée il répète comme toi : « Je suis un homme
sérieux ! Je suis un homme sérieux ! » et ça le fait gonfler d’orgueil. Mais
ce n’est pas un homme, c’est un champignon !
L’Aviateur. Un quoi ?
LE
PETIT PRINCE. Un champignon ! Il y a des millions d’années que les fleurs fabriquent des
épines. Il y a des millions d’années que les moutons mangent
quand même les fleurs. Et ce n’est pas sérieux de chercher
à comprendre pourquoi elles se donnent tant de mal pour se fabriquer des
épines qui ne servent jamais à rien ? Ce n’est pas important la guerre des moutons
et des fleurs ? Ce n’est pas plus sérieux et plus important que les additions
d’un gros Monsieur rouge ? Et si je connais, moi, une fleur unique au monde, qui n’existe nulle
part, sauf dans ma planète, et qu’un petit mouton peut anéantir
d’un seul coup, comme ça, un matin, sans se rendre compte de ce qu’il
fait, ce n’est pas important ça ! Si quelqu’un aime une fleur qui n’existe
qu’à un exemplaire dans les millions et les millions d’étoiles,
ça suffit pour qu’il soit heureux quand il les regarde. Il se dit : « Ma fleur est là
quelque part… » Mais si le mouton mange la fleur, c’est pour lui comme si,
brusquement, toutes les étoiles s’éteignaient ! Et ce n’est pas
important ça !
L’Aviateur. La fleur que tu aimes n’est pas en danger… Je lui dessinerai une
muselière, à ton mouton… Je te dessinerai une armure pour ta
fleur… Je… (Il embrasse le Petit Prince. À part.) Je ne savais pas trop quoi
dire. Je me sentais très maladroit. Je ne savais comment l’atteindre,
où le rejoindre… C’est tellement mystérieux, le pays des larmes.
Roque: embrasse ouverte et maintenant l’Actrice qui a joué le Petit Prince devient la Fleur, et l’Acteur qui a joué L’Aviateur devient le Petit Prince.
La Fleur. Ah ! Je me réveille à peine… Je vous demande pardon… Je suis encore toute décoiffée…
LE
PETIT PRINCE. Que vous êtes belle !
La
Fleur (doucement). N’est-ce pas ? Et je suis née
en même temps que le soleil… C’est l’heure, je crois, du petit déjeuner. Auriez-vous la bonté
de penser à moi…
L’Acteur. Et le petit prince, tout
confus, ayant été chercher un arrosoir
d’eau fraîche, avait servi la fleur.
La
Fleur. Ils peuvent venir, les tigres, avec leurs
griffes !
LE
PETIT PRINCE. Il n’y a pas de tigres sur ma planète. Et puis les tigres ne
mangent pas l’herbe.
La
Fleur (doucement). Je ne suis pas une herbe.
LE
PETIT PRINCE. Pardonnez-moi…
La
Fleur. Je ne crains rien des tigres, mais j’ai horreur
des courants d’air. Vous n’auriez pas un paravent ?
LE
PETIT PRINCE (à
part). Horreur
des courants d’air… ce n’est pas de chance, pour une plante. Cette fleur est
bien compliquée…
La
Fleur. Le soir vous me mettrez sous globe. Il fait
très froid chez vous. C’est mal installé. Là d’où
je viens… Ce paravent ?…
Le
Petit Prince. J’allais le chercher mais vous me
parliez ! (À
part) J’aurais dû ne pas l’écouter, il ne
faut jamais écouter les fleurs. Il faut les regarder et les respirer. La
mienne embaumait ma planète, mais je ne savais pas m’en réjouir.
Cette histoire de griffes, qui m’avait tellement agacé, eût
dû m’attendrir… Je n’ai alors rien su comprendre ! J’aurais dû
la juger sur les actes et non sur les mots. Elle m’embaumait et
m’éclairait. je n’aurais jamais dû
m’enfuir !
J’aurais dû deviner sa tendresse derrière ses pauvres ruses. Les
fleurs sont si contradictoires ! Mais j’étais trop jeune pour
savoir l’aimer. (À la fleur.) Adieu… (La
fleur ne répond pas.) Adieu.
La Fleur. J’ai été sotte. Je te demande pardon. Tâche
d’être heureux. Mais oui, je t’aime. Tu n’en as rien su, par ma faute.
Cela n’a aucune importance. Mais tu as été aussi sot que moi.
Tâche d’être heureux… Laisse ce globe tranquille. Je n’en veux
plus.
Le Petit
Prince. Mais le vent…
La
Fleur. Je ne suis pas si enrhumée que
ça… L’air frais de la nuit me fera du bien. Je suis une fleur.
Le
Petit Prince. Mais les bêtes…
La
Fleur. Il faut bien que je supporte deux ou trois
chenilles si je veux connaître les papillons. Il paraît que c’est
tellement beau. Sinon qui me rendra visite ? Tu seras loin, toi. Quant aux grosses
bêtes, je ne crains rien. J’ai mes griffes.
Hug,
embrasse.
Ne traîne pas comme ça, c’est
agaçant. Tu as décidé de partir. Va-t’en.
Roque.
Le Roi. Ah ! Voilà un
sujet. Approche-toi
que je te voie mieux. Il est contraire à l’étiquette de bâiller en
présence d’un roi. Je te l’interdis.
Le
Petit Prince. Je ne peux pas m’en empêcher. J’ai fait
un long voyage et je n’ai pas dormi…
Le Roi. Alors je t’ordonne de
bâiller. Je n’ai vu personne bâiller depuis des années. Les
bâillements sont pour moi des curiosités. Allons ! bâille encore. C’est un ordre.
Le
Petit Prince. Ça m’intimide… je ne peux plus…
Le Roi. Hum ! Hum ! Alors
je… je t’ordonne tantôt de bâiller et tantôt de…
Le
Petit Prince. Puis-je m’asseoir ?
Le Roi. Je t’ordonne de t’asseoir.
Le
Petit Prince. Sire… je vous demande pardon de vous
interroger…
Le Roi. Je t’ordonne de
m’interroger.
Le
Petit Prince. Sire… sur quoi régnez-vous ?
Le Roi. Sur tout.
Le
Petit Prince. Sur tout ?.. Sur tout ça ?
Le Roi. Sur tout ça…
Le
Petit Prince. Et les étoiles vous obéissent ?
Le Roi. Bien sûr. Elles
obéissent aussitôt. Je ne tolère pas l’indiscipline.
Le
Petit Prince. Je voudrais voir un coucher de soleil…
Faites-moi plaisir… Ordonnez au soleil de se coucher…
Le Roi. Si j’ordonnais à un
général de voler d’une fleur à l’autre à la
façon d’un papillon, ou d’écrire une tragédie, ou de se
changer en oiseau de mer, et si le général n’exécutait pas
l’ordre reçu, qui, de lui ou de moi, serait dans son tort ?
Le
Petit Prince (fermement). Ce serait vous.
Le Roi. Exact. Il faut exiger de
chacun ce que chacun peut donner. L’autorité repose d’abord sur la
raison. Si tu ordonnes à ton peuple d’aller se jeter à la mer, il
fera la révolution. J’ai le droit d’exiger l’obéissance parce que
mes ordres sont raisonnables.
Le
Petit Prince. Alors mon coucher de soleil ?
Le Roi. Ton coucher de soleil, tu
l’auras. Je l’exigerai. Mais j’attendrai, dans ma science du gouvernement, que
les conditions soient favorables.
Le
Petit Prince. Quand ça sera-t-il ?
Le Roi (consulta d’abord un gros
calendrier).
Hem ! hem ! hem ! hem ! ce
sera, vers… vers… ce sera ce soir vers sept heures quarante ! Et tu verras comme je
suis bien obéi.
Le
Petit Prince (bâilla). Je n’ai plus rien à faire ici. Je vais
repartir !
Le Roi. Ne pars pas. Ne pars pas,
je te fais ministre !
Le
Petit Prince. Ministre de quoi ?
Le Roi. De… de la justice !
Le
Petit Prince. Mais il n’y a personne à juger !
Le Roi. On ne sait pas. Je n’ai pas
fait encore le tour de mon royaume. Je suis très vieux, je n’ai pas de
place pour un carrosse, et ça me fatigue de marcher.
Le
Petit Prince (se
pencha pour jeter encore un coup d’œil sur l’autre côté de la
planète). Oh ! Mais
j’ai déjà vu. Il n’y a personne là-bas non plus…
Le Roi. Tu te jugeras donc
toi-même. C’est le plus difficile. Il est bien plus difficile de se juger
soi-même que de juger autrui. Si tu réussis à bien te
juger, c’est que tu es un véritable sage.
Le Petit
Prince. Moi, je puis me juger moi-même n’importe où.
Je n’ai pas besoin d’habiter ici.
Le Roi. Hem ! Hem ! je
crois bien que sur ma planète il y a quelque part un vieux rat. Je
l’entends la nuit. Tu pourras juger ce vieux rat. Tu le condamneras à
mort de temps en temps. Ainsi sa vie dépendra de ta justice. Mais tu le
gracieras chaque fois pour l’économiser. Il n’y en a qu’un.
Le
Petit Prince. Moi, je n’aime pas condamner à mort,
et je crois bien que je m’en vais.
Le Roi. Non.
Le
Petit Prince. Si Votre Majesté désirait
être obéie ponctuellement, elle pourrait me donner un ordre
raisonnable. Elle pourrait m’ordonner, par exemple, de partir avant une minute.
Il me semble que les conditions sont favorables… (Lui sans attendre de
réponse prit le départ.)
Le Roi (à la poursuite). Je te fais mon ambassadeur.
Le
Petit Prince (à
part.) Les grandes personnes sont bien
étranges.
Le roi se
change en le Vaniteux.
Le Vaniteux. Ah ! Ah ! Voilà la
visite d’un admirateur !
Le
Petit Prince. Bonjour. Vous avez un drôle de chapeau.
Le Vaniteux. C’est pour saluer. C’est pour
saluer quand on m’acclame. Malheureusement il ne passe jamais personne par ici.
Le
Petit Prince. Ah oui ?
Le Vaniteux. Frappe tes mains l’une
contre l’autre.
Le Petit Prince tape dans ses
mains. Le Vaniteux s’incline.
Le
Petit Prince (à
part.) Ça c’est plus amusant que la visite au
roi. (Au Vaniteux.) Et, pour que le chapeau tombe, que
faut-il faire ?
Le Vaniteux. Est-ce que tu m’admires
vraiment beaucoup ?
Le
Petit Prince. Qu’est-ce que signifie admirer ?
Le Vaniteux. Admirer signifie reconnaître
que je suis l’homme le plus beau, le mieux habillé, le plus riche et le
plus intelligent de la planète.
Le
Petit Prince. Mais tu es seul sur ta planète !
Le Vaniteux. Fais-moi ce plaisir. Admire-moi
quand même ! (Il
change au Buveur.)
Le
Petit Prince (en
haussant un peu les épaules.) Je
t’admire mais en quoi cela peut-il bien t’intéresser ? (À part.) Les grandes personnes sont décidément bien bizarres. (Au
Buveur.) Que fais-tu là ?
Le Buveur (d’un air lugubre). Je bois.
Le
Petit Prince. Pourquoi bois-tu ?
Le Buveur. Pour oublier.
Le
Petit Prince. Pour oublier quoi ?
Le Buveur (en
baissant la tête). Pour oublier que j’ai honte.
Le
Petit Prince (il désirait le
secourir). Honte de quoi ?
Le Buveur (acheva). Honte de boire ! (S’enferma
définitivement dans le silence de plus il change au Businessman.)
Le Petit
Prince (à
part.) Les grandes personnes sont
décidément très très
bizarres. (Du Businessman.) Bonjour.
Votre cigarette est éteinte.
Le Businessman. Trois et deux font cinq.
Cinq et sept douze. Douze et trois quinze. — Bonjour. —
Quinze et sept vingt-deux. Vingt-deux et six vingt-huit. — Pas le temps de la rallumer.
— Vingt-six et
cinq trente et un. — Ouf ! — Ça fait donc cinq cent un millions six cent vingt-deux mille sept cent trente
et un.
Le
Petit Prince. Cinq cents millions de quoi ?
Le Businessman. Hein ? Tu es toujours
là ?
Cinq cent un millions de… je ne sais plus… J’ai tellement de travail ! Je suis
sérieux, moi, je ne m’amuse pas à des balivernes ! Deux et cinq sept…
Le
Petit Prince. Cinq cent un millions de quoi ?
Le Businessman. Depuis cinquante-quatre ans
que j’habite cette planète ci, je n’ai été
dérangé que trois fois. La première fois ç’a
été, il y a vingt-deux ans, par un hanneton qui était
tombé Dieu sait d’où. Il répandait un bruit
épouvantable, et j’ai fait quatre erreurs dans une addition. La seconde
fois ça été, il y a onze ans, par une crise de rhumatisme.
Je manque d’exercice. Je n’ai pas le temps de flâner. Je suis
sérieux, moi. La troisième fois… la voici ! Je disais donc cinq
cent un millions…
Le
Petit Prince. Millions de quoi ?
Le Businessman. Millions de ces petites choses
que l’on voit quelquefois dans le ciel.
Le
Petit Prince. Des mouches ?
Le Businessman. Mais non, des petites
choses qui brillent.
Le
Petit Prince. Des abeilles ?
Le Businessman. Mais non. Des petites
choses dorées qui font rêvasser les fainéants. Mais je suis
sérieux, moi ! Je n’ai pas le temps de rêvasser.
Le
Petit Prince. Ah ! des
étoiles ?
Le Businessman. C’est bien ça. Des
étoiles.
Le
Petit Prince. Et que fais-tu de cinq cents millions
d’étoiles ?
Le Businessman. Cinq cent un millions six
cent vingt-deux mille sept cent trente et un. Je suis sérieux, moi, je
suis précis.
Le
Petit Prince. Et que fais-tu de ces étoiles ?
Le Businessman. Ce que j’en fais ?
Le
Petit Prince. Oui.
Le Businessman. Rien. Je les
possède.
Le
Petit Prince. Tu possèdes les étoiles ?
Le Businessman. Oui.
Le
Petit Prince. Mais j’ai déjà vu un roi qui…
Le Businessman (il interrompt). Les rois ne
possèdent pas. Ils « règnent » sur. C’est très différent.
Le
Petit Prince. Et à quoi cela te sert-il de
posséder les étoiles ?
Le Businessman. Ça me sert à
être riche.
Le
Petit Prince. Et à quoi cela te sert-il d’être
riche ?
Le Businessman. À acheter d’autres
étoiles, si quelqu’un en trouve.
Le
Petit Prince (à
part). Celui-là, il raisonne un peu comme mon
ivrogne. (Au Businessman.) Comment peut-on posséder les étoiles ?
Le Businessman (grincheux). À qui sont-elles ?
Le
Petit Prince. Je ne sais pas. À personne.
Le Businessman. Alors elles sont à
moi, car j’y ai pensé le premier.
Le
Petit Prince. Ça suffit ?
Le Businessman. Bien sûr. Quand tu trouves
un diamant qui n’est à personne, il est à toi. Quand tu trouves
une île qui n’est à personne, elle est à toi. Quand tu as
une idée le premier, tu la fais breveter : elle est à toi. Et moi je
possède les étoiles, puisque jamais personne avant moi n’a
songé à les posséder.
Le
Petit Prince. Ça c’est vrai. Et qu’en fais-tu ?
Le Businessman. Je les gère. Je les
compte et je les recompte. C’est difficile. Mais je suis un homme
sérieux !
Le
Petit Prince. Moi, si je possède un foulard, je puis le mettre autour de mon
cou et l’emporter. Moi, si je possède une fleur, je puis cueillir ma
fleur et l’emporter. Mais tu ne peux pas cueillir les étoiles !
Le Businessman. Non, mais je puis les
placer en banque.
Le
Petit Prince. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Le Businessman. Ça veut dire que
j’écris sur un petit papier le nombre de mes étoiles. Et puis
j’enferme à clef ce papier-là dans un tiroir.
Le
Petit Prince. Et c’est tout ?
Le Businessman. Ça suffit !
Le
Petit Prince. C’est amusant. C’est assez poétique. Mais ce n’est pas
très sérieux. (Au
Businessman.) Moi, je possède une
fleur que j’arrose tous les jours. Je possède trois volcans que je
ramone toutes les semaines. Car je ramone aussi celui qui est éteint. On
ne sait jamais. C’est utile à mes volcans, et c’est utile à ma
fleur, que je les possède. Mais tu n’es pas utile aux étoiles… (À part.) Les grandes personnes sont
décidément tout à fait extraordinaires[1].
Le Businessman devient
l’Allumeur de
réverbères.
Peut-être bien que cet homme est absurde. Cependant il est moins absurde que le roi, que le vaniteux, que le businessman et que le buveur. Au moins son travail a-t-il un sens. Quand il allume son réverbère, c’est comme s’il faisait naître une étoile de plus, ou une fleur. Quand il éteint son réverbère, ça endort la fleur ou l’étoile. C’est une occupation très jolie. C’est véritablement utile puisque c’est joli. (À l’Allumeur) Bonjour. Pourquoi viens-tu d’éteindre ton réverbère ?
L’Allumeur. C’est la consigne. Bonjour.
Le
Petit Prince. Qu’est-ce que la consigne ?
L’Allumeur. C’est d’éteindre mon réverbère.
Bonsoir.
Le
Petit Prince. Mais pourquoi viens-tu de le rallumer ?
L’Allumeur. C’est la consigne.
Le
Petit Prince. Je ne comprends pas.
L’Allumeur. Il n’y a rien à
comprendre. La consigne c’est la consigne. Bonjour. Je fais là un
métier terrible. C’était raisonnable autrefois.
J’éteignais le matin et j’allumais le soir. J’avais le reste du jour pour
me reposer, et le reste de la nuit pour dormir…
Le
Petit Prince. Et, depuis cette époque, la consigne a changé ?
L’Allumeur. La consigne n’a pas
changé. C’est bien là le drame ! La planète d’année en
année a tourné de plus en plus vite, et la consigne n’a pas
changé !
Le
Petit Prince. Alors ?
L’Allumeur. Alors maintenant qu’elle fait
un tour par minute, je n’ai plus une seconde de repos. J’allume et
j’éteins une fois par minute !
Le
Petit Prince. Ça c’est drôle ! Les jours chez toi durent une minute !
L’Allumeur. Ce n’est pas drôle du
tout. Ça fait déjà un mois que nous parlons ensemble.
Le
Petit Prince. Un mois ?
L’Allumeur. Oui. Trente minutes. Trente
jours !
Bonsoir.
Le
Petit Prince. Tu sais… je connais un moyen de te reposer quand tu voudras…
L’Allumeur. Je veux toujours. Car on peut
être, à la fois, fidèle et paresseux.
Le
Petit Prince. Ta planète est tellement petite que tu en fais le tour en trois
enjambées. Tu n’as qu’à marcher assez lentement pour rester
toujours au soleil. Quand tu voudras te reposer tu marcheras… et le jour durera
aussi longtemps que tu voudras.
L’Allumeur. Ça ne m’avance pas
à grand-chose. Ce que j’aime dans la vie, c’est dormir.
Le
Petit Prince. Ce n’est pas de chance.
L’Allumeur. Ce n’est pas de chance. Bonjour. (Il change en un vieux
Monsieur.)
Le
Petit Prince (Il
poursuive plus loin son voyage). Celui-là serait
méprisé par tous les autres, par le roi, par le vaniteux, par le
buveur, par le businessman. Cependant c’est le seul qui ne me paraisse pas
ridicule. C’est, peut-être, parce qu’il s’occupe d’autre chose que de
soi-même. Celui-là est le seul dont j’eusse pu faire mon ami. Mais
sa planète est vraiment trop petite. Il n’y a pas de place pour deux…
Le
vieux Monsieur. Tiens ! voilà
un explorateur ! D’où viens-tu ?
Le
Petit Prince. Quel est ce gros livre ? Que faites-vous ici ?
Le
vieux Monsieur. Je suis
géographe.
Le
Petit Prince. Qu’est-ce qu’un géographe ?
Géographe. C’est un savant qui
connaît où se trouvent les mers, les fleuves, les villes, les
montagnes et les déserts.
Le
Petit Prince. Ça c’est bien intéressant. Ça c’est enfin un
véritable métier ! Elle est bien belle, votre planète. Est-ce qu’il y a des
océans ?
Géographe. Je ne puis pas le savoir.
Le
Petit Prince (Il
était déçu.) Ah ! Et des
montagnes ?
Géographe. Je ne puis pas le savoir.
Le
Petit Prince. Et des villes et des fleuves et des déserts ?
Géographe. Je ne puis pas le savoir
non plus.
Le
Petit Prince. Mais vous êtes géographe !
Géographe. C’est exact, mais je ne
suis pas explorateur. Je manque absolument d’explorateurs. Ce n’est pas le
géographe qui va faire le compte des villes, des fleuves, des montagnes,
des mers, des océans et des déserts. Le géographe est trop
important pour flâner. Il ne quitte pas son bureau. Mais il y
reçoit les explorateurs. Il les interroge, et il prend en note leurs
souvenirs. Et si les souvenirs de l’un d’entre eux lui paraissent
intéressants, le géographe fait faire une enquête sur la
moralité de l’explorateur.
Le
Petit Prince. Pourquoi ça ?
Géographe. Parce qu’un explorateur qui
mentirait entraînerait des catastrophes dans les livres de
géographie. (Il
change en le Buveur par hasard.) Et aussi un explorateur qui boirait trop.
Le
Petit Prince. Pourquoi ça ?
Géographe. Parce que les ivrognes
voient double. (Le
Géographe revient.) Alors le géographe noterait deux montagnes, là où
il n’y en a qu’une seule.
Le
Petit Prince. Je connais quelqu’un, qui serait mauvais explorateur.
Géographe. C’est possible. Donc, quand
la moralité de l’explorateur paraît bonne, on fait une
enquête sur sa découverte.
Le
Petit Prince. On va voir ?
Géographe. Non. C’est trop
compliqué. Mais on exige de l’explorateur qu’il fournisse des preuves.
S’il s’agit par exemple de la découverte d’une grosse montagne, on exige
qu’il en rapporte de grosses pierres. Mais toi, tu viens de loin ! Tu es explorateur ! Tu vas me
décrire ta planète ! Alors ?
Le
Petit Prince. Oh ! chez moi ce n’est pas très
intéressant, c’est tout petit. J’ai trois volcans. Deux volcans en
activité, et un volcan éteint. Mais on ne sait jamais.
Géographe. On ne sait jamais.
Le
Petit Prince. J’ai aussi une fleur.
Géographe. Nous ne notons pas les
fleurs.
Le
Petit Prince. Pourquoi ça ! c’est le plus joli !
Géographe. Parce que les fleurs sont éphémères.
Le
Petit Prince. Qu’est-ce que signifie : « éphémère » ?
Géographe. Les géographies sont
les livres les plus précieux de tous les livres. Elles ne se démodent
jamais. Il est très rare qu’une montagne change de place. Il est
très rare qu’un océan se vide de son eau. Nous écrivons
des choses éternelles.
Le
Petit Prince. Mais les volcans éteints peuvent se réveiller. Qu’est-ce que signifie « éphémère » ?
Géographe. Que les volcans soient
éteints ou soient éveillés, ça revient au
même pour nous autres. Ce qui compte pour nous, c’est la montagne. Elle
ne change pas.
Le
Petit Prince. Mais qu’est-ce que signifie « éphémère » ?
Géographe. Ça signifie « qui est menacé de
disparition prochaine ».
Le
Petit Prince. Ma fleur est menacée de disparition prochaine ?
Géographe. Bien sûr.
Le Petit Prince. Ma fleur est éphémère et elle n’a que quatre épines pour se défendre contre le monde ! Et je l’ai laissée toute seule chez moi ! (Au géographe.) Que me conseillez-vous d’aller visiter ?
Géographe. La planète Terre.
Elle a une bonne réputation…
Ðîêèðîâêà[2].
Àêòðèñà ñòàíîâèòñÿ êîëå÷êîì öâåòà ëóííîãî ëó÷à — Çìååì. Àêòåð —
Ìàëåíüêèì Ïðèíöåì.
Le
Petit Prince. Bonne nuit.
Le
Serpent. Bonne
nuit.
Le
Petit Prince. Sur quelle planète suis-je tombé ?
Le
Serpent. Sur
la Terre, en Afrique.
Le
Petit Prince. Ah !… Il n’y a donc personne sur la Terre ?
Le
Serpent. Ici
c’est le désert. Il n’y a personne dans les déserts. La Terre est
grande.
Le
Petit Prince (leva
les yeux vers le ciel). Je me demande si les étoiles sont
éclairées afin que chacun puisse un jour retrouver la sienne.
Regarde ma planète. Elle est juste au-dessus de nous… Mais comme elle
est loin !
Le
Serpent. Elle
est belle. Que viens-tu faire ici ?
Le
Petit Prince. J’ai des difficultés avec une fleur.
Le
Serpent. Ah !
Et les deux
se taisent
Le
Petit Prince. Où sont les hommes ? On est un peu seul dans le désert…
Le
Serpent. On
est seul aussi chez les hommes.
Le
Petit Prince (il
le regarda longtemps). Tu es une drôle de bête, mince
comme un doigt…
Le
Serpent. Mais
je suis plus puissant que le doigt d’un roi.
Le
Petit Prince (il
eut un sourire). Tu n’es pas bien puissant… tu n’as même pas de pattes… tu ne
peux même pas voyager…
Le
Serpent. Je
puis t’emporter plus loin qu’un navire. (Il s’enroula autour de la
cheville du petit prince, comme un bracelet d’or.) Celui que je touche, je le
rends à la terre dont il est sorti. Mais tu es pur et tu viens d’une
étoile… (Le
petit prince ne répondit rien.) Tu me fais pitié,
toi si faible, sur cette Terre de granit. Je puis t’aider un jour si tu
regrettes trop ta planète. Je puis…
Le
Petit Prince. Oh ! J’ai très bien compris mais pourquoi parles-tu toujours par
énigmes ?
Le
Serpent. Je
les résous toutes.
Et les deux
se taisent. Le Serpent change en une
Fleur à trois pétales.
Le
Petit Prince. Bonjour.
La
Fleur. Bonjour.
Le
Petit Prince. Où sont les hommes ?
La
Fleur. Les
hommes ? Il
en existe, je crois, six ou sept. Je les ai aperçus il y a des
années. Mais on ne sait jamais où les trouver. Le vent les
promène. Ils manquent de racines, ça les gêne beaucoup.
Le
Petit Prince. Adieu.
La
Fleur. Adieu.
Le
Petit Prince (à
tout hasard.) Bonjour!..
La fleur
disparaît et l’Écho répond au Petit Prince.
L’Écho. Bonjour… Bonjour… Bonjour…[3]
Le
Petit Prince. Qui êtes-vous ?
L’Écho. Qui êtes-vous… qui
êtes-vous… qui êtes-vous…
Le
Petit Prince. Soyez mes amis, je suis seul.
L’Écho. Je suis seul… je suis seul…
je suis seul… (Tombe
silencieux.)
Le
Petit Prince. Quelle drôle de planète ! Elle est toute
sèche, et toute pointue et toute salée. Et les hommes manquent
d’imagination. Ils répètent ce qu’on leur dit… Chez moi j’avais
une fleur :
elle parlait toujours la première… (Il voit des
roses. Ils résonnent
aussi.) Bonjour.
Le jardin
fleuri de roses. Bonjour.
Le
Petit Prince (perplexe). Qui êtes-vous ?
Les roses. Nous sommes des roses. (Ils disparaissent.)[4]
Le
Petit Prince (à
part). Elle
serait bien vexée, si elle voyait ça… elle tousserait
énormément et ferait semblant de mourir pour échapper au
ridicule. Et je serais bien obligé de faire semblant de la soigner, car,
sinon, pour m’humilier moi aussi, elle se laisserait vraiment mourir… Je me croyais riche
d’une fleur unique, et je ne possède qu’une rose ordinaire. Ça et
mes trois volcans qui m’arrivent au genou, et dont l’un, peut-être, est
éteint pour toujours, ça ne fait pas de moi un bien grand prince…
Roque.
L’Acteur, se détournant, tend un foulard à l’ Actrice
et est mis par le Renard, maintenant l’Actrice est le Petit Prince.
L’Acteur et l’Actrice. C’est alors qu’apparut le
Renard.
Le
Renard.
Bonjour.
Le Petit
Prince.
Bonjour. (Il se retourna mais ne vit
rien.)
La voix. Je suis là, sous le
pommier.
Le
Petit Prince. Qui es-tu ? Tu es bien joli…
Le
Renard. Je
suis un renard.
Le
Petit Prince. Viens jouer avec moi. Je suis tellement triste…
Le
Renard. Je
ne puis pas jouer avec toi. Je ne suis pas apprivoisé.
Le
Petit Prince. Ah ! pardon. (Après réflexion.) Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?
Le
Renard. Tu
n’es pas d’ici, que cherches-tu ?[5]
Le
Petit Prince. Je cherche les hommes. Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?
Le
Renard. Les
hommes, ils ont des fusils et ils chassent. C’est bien gênant ! Ils
élèvent aussi des poules. C’est leur seul intérêt.
Tu cherches des poules ?
Le
Petit Prince. Non. Je cherche des amis. Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?
Le
Renard.
C’est une chose trop oubliée. Ça signifie « créer des liens… »
Le
Petit Prince. Créer des liens ?
Le
Renard. Bien
sûr. Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable
à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu
n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable
à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un
de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au
monde…
Le
Petit Prince. Je commence à comprendre. Il y a une fleur… je crois qu’elle
m’a apprivoisé…
Le
Renard.
C’est possible. On voit sur la Terre toutes sortes de choses…
Le
Petit Prince. Oh ! ce n’est pas sur la Terre.
Le
Renard (il
parut très intrigué). Sur une autre planète ?
Le
Petit Prince. Oui.
Le
Renard. Il y
a des chasseurs, sur cette planète-là ?
Le
Petit Prince. Non.
Le
Renard.
Ça, c’est intéressant ! Et des poules ?
Le
Petit Prince. Non.
Le Renard (soupira). Rien n’est parfait. Ma vie est monotone. Je chasse les poules, les hommes me chassent. Toutes les poules se ressemblent, et tous les hommes se ressemblent. Je m’ennuie donc un peu. Mais, si tu m’apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres. Les autres pas me font rentrer sous terre. Le tien m’appellera hors du terrier, comme une musique. Et puis regarde ! Tu vois, là-bas, les champs de blé ? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c’est triste ! Mais tu as des cheveux couleur d’or. Alors ce sera merveilleux quand tu m’auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j’aimerai le bruit du vent dans le blé… (Il se tut et regarda longtemps le petit prince.) S’il te plaît… apprivoise-moi !
Le
Petit Prince. Je veux bien, mais je n’ai pas beaucoup de temps. J’ai des amis
à découvrir et beaucoup de choses à connaître.
Le
Renard. On
ne connaît que les choses que l’on apprivoise. Les hommes n’ont plus le
temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites
chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les
hommes n’ont plus d’amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi !
Le
Petit Prince. Que faut-il faire ?
Le
Renard. Il
faut être très patient. Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi,
comme ça, dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’œil et tu ne
diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras
t’asseoir un peu plus près… Il eût mieux valu revenir à la
même heure. Si tu viens, par exemple, à quatre heures de
l’après-midi, dès trois heures je commencerai d’être
heureux. Plus l’heure avancera, plus je me sentirai heureux. À quatre
heures, déjà, je m’agiterai et m’inquiéterai ; je découvrirai
le prix du bonheur ! Mais si tu viens n’importe quand, je ne saurai jamais
à quelle heure m’habiller le cœur… Il faut des rites.
Le
Petit Prince. Qu’est-ce qu’un rite ?
Le
Renard.
C’est aussi quelque chose de trop oublié. C’est ce qui fait qu’un jour
est différent des autres jours, une heure, des autres heures. Il y a un
rite, par exemple, chez mes chasseurs. Ils dansent le jeudi avec les filles du
village. Alors le jeudi est jour merveilleux ! Je vais me promener jusqu’à la vigne.
Si les chasseurs dansaient n’importe quand, les jours se ressembleraient tous,
et je n’aurais point de vacances.
L’Acteur. Ainsi le Petit Prince apprivoisa
le Renard. Et quand l’heure du départ fut proche… (Devient à nouveau
le Renard.)
Le
Renard. Ah !.. Je pleurerai.
Le Petit
Prince.
C’est ta faute, je ne te souhaitais point de mal, mais tu as voulu que je
t’apprivoise…
Le
Renard. Bien
sûr.
Le
Petit Prince. Mais tu vas pleurer !
Le
Renard. Bien
sûr.
Le
Petit Prince. Alors tu n’y gagnes rien !
Le
Renard. J’y
gagne, à cause de la couleur du blé… Va revoir les roses. Tu
comprendras que la tienne est unique au monde. Tu reviendras me dire adieu, et
je te ferai cadeau d’un secret.
Des roses
apparaissent[6].
Le
Petit Prince. Vous n’êtes pas du tout semblables à ma rose, vous
n’êtes rien encore. Personne ne vous a apprivoisées et vous n’avez
apprivoisé personne. Vous êtes comme était mon renard. Ce
n’était qu’un renard semblable à cent mille autres. Mais j’en ai
fait mon ami, et il est maintenant unique au monde.
Les roses
se taisent
Vous êtes belles, mais vous êtes
vides, leur dit-il encore. On ne peut pas mourir pour vous. Bien sûr, ma
rose à moi, un passant ordinaire croirait qu’elle vous ressemble. Mais
à elle seule elle est plus importante que vous toutes, puisque c’est
elle que j’ai arrosée. Puisque c’est elle que j’ai mise sous globe.
Puisque c’est elle que j’ai abritée par le paravent. Puisque c’est elle
dont j’ai tué les chenilles (sauf les deux ou trois pour les papillons).
Puisque c’est elle que j’ai écoutée se plaindre, ou se vanter, ou
même quelquefois se taire. Puisque c’est ma rose. (Au Renard.) Adieu.
Le
Renard.
Adieu. Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien
qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux.
Le
Petit Prince. L’essentiel est invisible pour les yeux, répéta le petit
prince, afin de se souvenir.
Le
Renard.
C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante.
Le
Petit Prince. C’est le temps que j’ai perdu pour ma rose… fit le Petit Prince, afin
de se souvenir.
Le
Renard. Les
hommes ont oublié cette vérité. Mais tu ne dois pas
l’oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as
apprivoisé. Tu es responsable de ta rose…
Le
Petit Prince. Je suis responsable de ma rose… répéta le Petit Prince,
afin de se souvenir.
[1] Çäåñü ìîæíî íå äîãîâîðèòü äî
êîíöà: Ýòè âçðîñëûå… — ñìåõ â çàëå.
[2] Äóìàþ, àòðèáóòîì Ìàëåíüêîãî
Ïðèíöà ñóæäåíî áûòü ïðåñëîâóòîìó øàðôó. Íàïðèìåð, çäåñü àêòðèñà ìîæåò ñíÿòü åãî
è ïîäáðîñèòü â âîçäóõ, è ñäåëàòü øàã â ñòîðîíó, à àêòåð åãî ïîéìàòü.
[3] Ëèáî òåõíè÷åñêîå ðåøåíèå, òî
åñòü îäèí èç çàãîòîâëåííûõ ïðåäìåòîâ-àòðèáóòîâ: ìèêðîôîí, ñîåäèíåííûé ñ
óñèëèòåëåì ÷åðåç ðåâåðáåðàòîð ñ áîëüøèì âðåìåíåì çàäåðæêè. Ëèáî — àêòåðñêîå: çà Ýõîì ïîâòîðÿþò äðóãèå àêòåðû, ðàçìåùåííûå ïî
âñåìó ïðîñòðàíñòâó, âêëþ÷àÿ çðèòåëüíûé çàë. Ìîæíî äàæå ñïðîâîöèðîâàòü ïðèñîåäèíèòüñÿ
çðèòåëÿ.
[4] Ìîæíî äëÿ ýõà ìèêðîôîí, à
äëÿ ðîç — ãîëîñà. À ìîæíî äëÿ ýõà ìóæñêèå ãîëîñà, à äëÿ ðîç — æåíñêèå.
[5] ×òî òû çäåñü ïîòåðÿë?
[6] Èçäàþò êàêèå-òî çâóêè òèïà «õèõè». Âæèâóþ èëè íà ôîíîãðàììå.