JEAN Anouilh
PERSONNAGES
GASTON, amnésique.
GEORGES RENAUD, son
frère présumé.
Mme RENAUD, mère
présumée de Gaston.
VALENTINE RENAUD, femme
de Georges.
LA DUCHESSE DUPONT-DUFORT, dame patronnesse.
Me HUSPAR, avoué,
chargé des intérêts de Gaston.
LE PETIT GARÇON
Me PICWICK, avocat du
petit garçon.
D
LE MAÎTRE D’HÔTEL
LE CHAUFFEUR
LE VALET DE CHAMBRE
LA CUISINIÈRE
JULIETTE
Le salon d’une maison de province très cossue, avec une large vue sur un
jardin à la française. Au lever du rideau la scène est vide, puis le maître d’hôtel
introduit la duchesse Dupont-Dufort, M'Huspar et Gaston.
LE MAÎTRE D’HÔTEL. Qui dois-je annoncer, Madame ?
LA DUCHESSE. La duchesse Dupont-Dufort, Me Huspar, avoué, et
Monsieur… Elle hésite. Monsieur Gaston. A Huspar. Nous s
LE MAÎTRE D’HÔTEL, qui a l’air au courant. Ah ! Madame
la duchesse voudra bien excuser Monsieur et Madame, mais Madame la duchesse
n’était attendue par Monsieur et Madame qu’au train de 11 h 50. Je vais faire
prévenir immédiatement Monsieur et Madame de la venue de Madame la duchesse.
LA DUCHESSE, le regardant s'éloigner. Parfait, ce maître d’hôtel !…
Ah ! mon petit Gaston, je suis follement heureuse. J’étais sûre que vous
étiez le fils d’une excellente famille.
HUSPAR. Ne vous laissez pas emporter par l'enthousiasme. N'oubliez pas qu'en plus
de ces Renaud nous avons encore cinq familles possibles.
LA DUCHESSE. Ah ! non, maître… Quelque chose me dit que
Gaston va reconnaître ces Renaud pour les siens ; qu’il va retrouver dans
cette maison l’atmosphère de son passé. Quelque chose me dit que c’est ici
qu’il va retrouver sa mémoire. C’est un instinct de femme qui m’a rarement tr
HUSPAR s’incline devant un tel argument.
Alors…
Gaston s’est mis à regarder les tableaux sans
s’occuper d'eux, c
LA DUCHESSE, l’interpellant.
Eh bien, Gaston, vous êtes ému, j’espère ?
GASTON. Pas trop.
LA DUCHESSE soupire. Pas trop ! Ah ! mon ami, je me demande parfois si
vous vous rendez c
GASTON. Mais, Madame la duchesse…
LA DUCHESSE. Non, non, non. Rien de ce que vous pourrez me
dire ne m'ôtera mon idée de la tête. Vous ne vous rendez pas c
GASTON. Peut-être pas très bien, Madame le duchesse.
LA DUCHESSE, satisfaite. Ah ! vous êtes tout au moins un charmant garçon et qui
sait reconnaître ses erreurs. Cela, je ne cesse de le répéter. Mais il n’en
demeure pas moins vrai que votre insouciance, votre désinvolture sont
extrêmement blâmables. N’est-ce pas, Huspar?
HUSPAR. Mon Dieu, je…
LA DUCHESSE. Si, si. Il faut me soutenir, voyons, et lui
faire c
Gaston s’est remis à regarder les œuvres
d’art.
Gaston !
GASTON. Madame la duchesse ?
LA DUCHESSE. Etes-vous de pierre ?
GASTON. De pierre ?
LA DUCHESSE. Oui, avez-vous le cœur plus dur que le
roc ?
GASTON. Je… je ne le crois pas, Madame la duchesse.
LA DUCHESSE. Excellente réponse ! Moi non plus, je ne le
crois pas. Et pourtant, pour un observateur moins averti que nous, votre
conduite laisserait croire que vous êtes un h
GASTON. Ah?
LA DUCHESSE. Gaston, vous ne c
GASTON. De la pierre.
LA DUCHESSE. C’est bien. Mais savez-vous encore quelle sorte
de pierre ? La pierre la plus dure, Gaston. Vous m’entendez ?
GASTON. Oui.
LA DUCHESSE. Et cela ne vous fait rien que je c
GASTON, gêné. Ben, non… Un temps. Ça me
ferait plutôt rigoler.
LA DUCHESSE. Avez-vous entendu, Huspar ?
HUSPAR, pour arranger
les choses. C’est un
enfant.
LA DUCHESSE, péremptoire.
Il n’y a plus d’enfants : c’est un ingrat. A Gaston. Ainsi,
vous êtes un des cas les plus troublants de la psychiatrie ; une des
énigmes les plus angoissantes de la grande guerre — et, si je traduis bien
votre grossier langage, cela vous fait rire ? Vous êtes, c
GASTON. Mais puisque c’est moi…
LA DUCHESSE. II n’importe ! Au n
GASTON. Moi… à moi ?
LA DUCHESSE. Oui, vous à vous ! Nous le faisons
bien tous, en songeant à ce que vous personnifiez. Qui vous croyez-vous donc
pour en être dispensé ?
GASTON. Personne, Madame la duchesse.
LA DUCHESSE. Mauvaise réponse ! Vous vous croyez
quelqu’un de très important. Le bruit que les journaux ont fait autour de votre
cas vous a tourné la tête, voilà tout. Il
vent parler. Ne répliquez rien, vous me fâcheriez ! Il baisse la tête et retourne aux
oeuvres d'art. C
HUSPAR. Lui-même, indifférent.
LA DUCHESSE. Indifférent. C’est le mot. Je l’avais depuis
huit jours sur le bout de la langue et je ne pouvais pas le dire.
Indifférent ! c’est tout à fait cela. C’est pourtant son sort qui se joue,
que diable ! Ce n’est pas nous qui avons perdu la mémoire, ce n’est pas
nous qui recherchons notre famille ? N’est-ce pas, Huspar ?
HUSPAR. Certainement non.
LA DUCHESSE. Alors ?
HUSPAR, haussant les épaules, désabusé. Vous avez
encore les illusions d’une foi neuve. Voilà des années qu’il oppose cette
inertie à toutes nos tentatives.
LA DUCHESSE. Il est impardonnable en tout cas de ne pas
reconnaître le mal que mon neveu se donne pour lui. Si vous saviez avec quel
admirable dévouement il le soigne, quel coeur il met à cette tâche !
J’espère qu’avant de partir il vous a confié l’événement ?
HUSPAR. Le docteur Jibelin n’était pas à l'asile lorsque
je suis passé prendre les dossiers de Gaston. Je n'ai malheureusement pas pu
l’attendre.
LA DUCHESSE. Que me dites-vous, Maître ? Vous n’avez pas
vu mon petit Albert avant votre départ ? Mais vous ne savez donc pas la
nouvelle ?
HUSPAR. Quelle nouvelle ?
LA DUCHESSE. Au dernier abcès de fixation qu’il lui a fait, il
a réussi à le faire parler dans son délire. Oh ! il n’a pas dit
grand-chose. Il a dit : « Foutriquet. »
HUSPAR. Foutriquet ?
LA DUCHESSE. Foutriquet, oui. Vous me direz que c’est peu de
chose, mais ce qu’il y a d’intéressant, c’est que c’est un mot, qu’éveillé,
personne ne lui a jamais entendu prononcer, un mot que personne ne se rappelle
avoir prononcé devant lui, un mot qui a donc toutes chances d’appartenir à son
passé.
HUSPAR. Foutriquet ?
LA DUCHESSE. Foutriquet. C'est un très petit indice,
certes, mais c’est déjà quelque chose. Son passé n’est plus un trou noir. Qui
sait si ce routriquet-là ne nous mettra pas sur la voie ? Elle rêve. Foutriquet…
Le surn
HUSPAR, rêveur. Foutriquet…
LA DUCHESSE répète, ravie. Foutriquet. Quand
Albert est venu m’annoncer ce résultat inespéré, il m’a crié en
entrant : « Tante, mon malade a dit un mot de son passé : c’est
un juron ! » Je tremblais, mon cher. J’appréhendais une ordure. Un
garçon qui a l’air si charmant, je serais désolée qu’il fût d'extraction basse.
Cela serait bien la peine que mon petit Albert ait passé ses nuits — il en a
maigri, le cher enfant — à l’interroger et à lui faire des abcès à la fesse, si
le gaillard retrouve sa mémoire pour nous dire qu’avant la guerre il était
ouvrier maçon ! Mais quelque chose me dit le contraire. Je suis une r
HUSPAR. Un h
LA DUCHESSE. Les photographies étaient toutes mauvaises… Et
puis la guerre est une telle épreuve, n’est-ce pas ?
HUSPAR, Je ne me rappelle d’ailleurs pas avoir entendu
dire qu’un auteur dramatique connu ait été porté disparu à l’ennemi pendant les
hostilités. Ces gens-là notifient dans les magazines leurs moindres
déplacements, à plus forte raison leur disparition.
LA DUCHESSE. Ah ! Maître, vous êtes cruel ! Vous
détruisez un beau rêve. Mais c’est tout de même un h
HUSPAR, mettant son lorgnon. Mais, en effet, je
me disais : « Je ne reconnais pas le costume de l’asile…»
LA DUCHESSE. Vous ne pensez pas tout de même, mon cher, que
puisque j’avais décidé de le loger au château et de pr
HUSPAR, Ces confrontations à d
LA DUCHESSE. N’est-ce pas ? Mon petit Albert l’a
dit dès qu’il l’a pris en main. Ce qu’il faut pour qu’il retrouve son passé,
c’est le replonger dans l’atmosphère même de ce passé. De là à décider de le
conduire chez les quatre ou cinq familles qui ont donné les preuves les plus
troublantes, il n’y avait qu’un pas. Mais Gaston n’est pas son unique malade,
il ne pouvait être question pour Albert de quitter l’asile pendant le temps des
confrontations. Demander un crédit au ministère pour organiser un contrôle
sérieux ? Vous savez c
HUSPAR. Admirable exemple !
LA DUCHESSE. Quand je pense que du temps du docteur Bonfant
les familles venaient en vrac tous les lundis à l’asile, le voyaient quelques
minutes chacune et s’en retournaient par le premier train !… Qui
retrouverait ses père et mère dans de telles conditions, je vous le
demande ? Oh ! non, non, le docteur Bonfant est mort, c’est bien,
nous avons le devoir de nous taire, mais le moins qu’on pourrait dire, si le
silence au-dessus d’une t
HUSPAR. Oh! un criminel…
LA DUCHESSE. Ne me mettez pas hors de moi. Je voudrais qu’il
ne fût pas mort pour lui jeter le mot à la face. Un criminel ! C’est sa
faute si ce malheureux se traîne depuis 1918 dans les asiles. Quand je pense qu’il
l’a gardé à Pont-au-Bronc pendant près de quinze ans sans lui faire dire un mot
de son passé et que mon petit Albert qui ne l’a que depuis trois mois lui a
déjà fait dire « Foutriquet », je suis confondue ! C’est un
grand psychiatre, Maître, que mon petit Albert.
HUSPAR. Et un charmant jeune h
LA DUCHESSE. Le cher enfant ! Avec lui, heureusement
tout cela est en train de changer. Confrontations, expertises graphologiques,
analyses chimiques, enquêtes policières, rien de ce qui est humainement possible
ne sera épargné pour que son malade retrouve les siens. Côté clinique
également, Albert est décidé à le traiter par les méthodes les plus modernes.
Songez qu’il a fait déjà dix-sept abcès de fixation !
HUSPAR. Dix-sept !… Mais c’est énorme !
LA DUCHESSE, ravie. C’est énorme ! et extrêmement
courageux de la part de mon petit Albert. Car il faut bien le dire : c’est
risqué.
HUSPAR. Mais Gaston ?
LA DUCHESSE. De quoi pourrait-il se plaindre ?
Tout est pour son bien. Il aura le derrière c
HUSPAR. La question ne se pose pas.
LA DUCHESSE, avisant Gaston qui passe près d’elle. N’est-ce
pas, Gaston, que vous êtes infiniment reconnaissant au docteur Jibelin de
mettre — après tant d’années perdues par le docteur Bonfant — tout en œuvre
pour vous rendre à votre passé ?
GASTON. Très reconnaissant, Madame la duchesse.
LA DUCHESSE, à Huspar. Je ne le lui fais pas dire. A
Gaston. Ah ! Gaston, mon ami, c
GASTON, c
LA DUCHESSE. Mais des petits enfants, des bambinos ! Des
bambinos qui attendent leur papa. Oserez-vous dire que vous n’avez pas envie de
les embrasser ces mignons, de les faire sauter sur vos genoux ?
GASTON. Ce serait mal c
LA DUCHESSE. Ah ! Huspar… Il éprouve le besoin de
profaner les choses les plus saintes !
GASTON, soudain rêveur. Des enfants… J’en aurais
en ce m
LA DUCHESSE. Vous savez bien que c’était impossible !
GASTON. Pourquoi ? Parce que je ne me rappelais
rien avant le soir de printemps 1918 où l’on m’a découvert dans une gare de
triage ?
HUSPAR. Exactement, hélas !…
GASTON. Cela a fait peur aux gens sans doute
qu’un h
LA DUCHESSE. Mon petit Gaston, tout nous prouve, en tout cas,
que vous aviez besoin d’éducation. Je vous ai déjà interdit d’employer ce mot.
GASTON. Scandale ?
LA DUCHESSE. Non… Elle hésite. L’autre.
GASTON, qui continue son rêve. Pas de casier
judiciaire non plus… Y pensez-vous, Madame la duchesse ? Vous me confiez
votre argenterie à table ; au château ma chambre est à deux pas de la
vôtre… Et si j’avais déjà tué trois h
LA DUCHESSE. Vos yeux me disent que non.
GASTON. Vous avez de la chance qu’ils vous honorent de
leurs confidences. Moi, je les regarde quelquefois jusqu’à m’étourdir pour y
chercher un peu de tout ce qu’ils ont vu et qu’ils ne veulent pas rendre. Je
n’y vois rien.
LA DUCHESSE, souriant. Vous n’avez pourtant pas tué
trois h
GASTON. On m’a trouvé devant un train de prisonniers
venant d’Allemagne. Donc j’ai été au front. J’ai dû lancer, c
LA DUCHESSE. Mais que me chantez-vous là ? Je veux
croire que vous avez été un héros, au contraire. Je parlais d’h
GASTON. Un héros, c’est vague aussi en temps de guerre.
Le médisant, l’avare, l’envieux, le lâche même étaient condamnés par le
règlement à être des héros côte à côte et presque de la même façon.
LA DUCHESSE. Rassurez-vous. Quelque chose qui ne peut me tr
GASTON. C’est une maigre référence pour savoir
si je n’ai rien fait de mal ! J’ai dû chasser… Les garçons bien élevés
chassent. Espérons aussi que j’étais un chasseur dont tout le monde riait et
que je n’ai pas atteint trois bêtes.
LA DUCHESSE. Ah! mon cher, il faut beaucoup d’amitié pour
vous écouter sans rire. Vos scrupules sont exagérés.
GASTON. J’étais si tranquille à l’asile… Je m’étais
habitué à moi, je me connaissais bien et voilà qu’il faut me quitter, trouver
un autre moi et l’endosser c
LA DUCHESSE. Si j’ai tenu à c
GASTON. Cela veut dire qu’ils ont une belle maison, un
beau maître d'hôtel, mais quel fils avaient-ils ?
LA DUCHESSE, voyant entrer le maître d’hôtel. Nous
allons le savoir à l'instant. Elle l’arrête d’un geste. Une minute, mon
ami, avant d’introduire vos maîtres. Gaston, voulez-vous vous retirer un m
GASTON. Bien, Madame la duchesse.
LA DUCHESSE, le prenant à part. Et puis, dites-moi, ne
m’appelez plus Madame la duchesse. C’était bon du temps où vous n’étiez que le
malade de mon neveu.
GASTON. C’est entendu, Madame.
LA DUCHESSE. Allez. Et n’essayez pas de regarder par le trou
de la serrure !
GASTON, s’en allant. Je ne suis pas pressé. J’en
ai déjà vu trois cent quatrevingt-sept.
LA DUCHESSE, le regardant sortir. Délicieux garçon.
Ah ! Maître, quand je pense que le docteur Bonfant l’employait à bêcher
les salades, je frémis ! Au maître d’hôtel. Vous pouvez faire
entrer vos maîtres, mon ami. Elle prend le bras d’Huspar. Je suis
terriblement émue, mon cher. J’ai l’impression d’entreprendre une lutte sans
merci contre la fatalité, contre la mort, contre toutes les forces obscures du
monde… Je me suis vêtue de noir, j’ai pensé que c’était le plus indiqué.
Entrent les Renaud. De grands bourgeois de province.
Mme RENAUD, sur le seuil. Vous voyez, je vous
l’avais dit ! Il n’est pas là.
HUSPAR. Nous lui avons simplement dit de s'éloigner un
instant, Madame.
GEORGES. Permettez-moi de me présenter. Georges Renaud. Présentant
les deux dames qui l’acc
HUSPAR. Lucien Huspar. Je suis l’avoué chargé des
intérêts matériels du malade. Madame la duchesse Dupont-Dufort, présidente des
différentes œuvres d’assistance du Pont-au-Bronc, qui, en l’absence de son
neveu, le docteur Jibelin, empêché de quitter l’asile, a bien voulu se charger
d’acc
Saluts.
LA DUCHESSE. Oui, je me suis associée dans la mesure de mes
faibles forces à l’oeuvre de mon neveu. Il s’est donné à cette tâche avec tant
de fougue, avec tant de foi !…
Mme RENAUD. Nous lui garderons une éternelle reconnaissance
des soins qu’il a donnés à notre petit Jacques, Madame… Et ma plus grande joie
eût été de le lui dire personnellement.
LA DUCHESSE. Je vous remercie, Madame.
Mme RENAUD. Mais je vous prie de m’excuser… Asseyez-vous.
C’est une minute si émouvante…
LA DUCHESSE. Je vous c
Mme RENAUD. Songez, Madame, quelle peut être en effet notre
impatience… Il y a plus de deux ans déjà que nous avons été à l’asile pour la
première fois…
GEORGES. Et, malgré nos réclamations incessantes, il nous
a fallu attendre jusqu’aujourd’hui pour obtenir cette seconde entrevue.
HUSPAR. Les dossiers étaient en si grand n
Mme RENAUD. Mais deux ans, Monsieur !… Et
encore si vous saviez dans quelles circonstances on nous l’a montré alors… Je
pense que vous en êtes innocente, Madame, ainsi que Monsieur votre neveu,
puisque ce n’est pas lui qui dirigeait l’asile à cette époque… Le malade est
passé près de nous dans une bousculade, sans que nous puissions même
l’approcher. Nous étions près de quarante ensemble.
LA DUCHESSE. Les confrontations du docteur Bonfant étaient de
véritables scandales !
Mme RENAUD. Des scandales !… Oh ! nous nous s
LA DUCHESSE à Valentine. C
VALENTINE. Oui, Madame.
LA DUCHESSE. Et vous n’avez jamais pu être seule avec
lui ?
VALENTINE. Non, Madame, jamais.
LA DUCHESSE. Ah ! ce docteur Bonfant, ce docteur Bonfant
est un grand coupable !
GEORGES. Ce que je ne m’explique pas, étant donné les
preuves que nous vous avons apportées, c’est qu’on ait pu hésiter entre
plusieurs familles.
HUSPAR. C’est extraordinaire, oui, mais songez qu’après
nos derniers recoupements, qui furent extrêmement minutieux, il reste encore —
avec vous — cinq familles dont les chances sont sensiblement égales.
Mme RENAUD. Cinq familles, Monsieur, mais ce n’est pas
possible!…
HUSPAR. Si, Madame, hélas !…
LA DUCHESSE, lisant dans son agenda. Les familles
Brigaud, Bougran, Grigou, Legropâtre et Madensale. Mais je dois vous dire tout
de suite que si j’ai voulu qu’on c
Mme RENAUD. Je vous remercie, Madame.
LA DUCHESSE. Non, non, ne me remerciez pas. Je vous le dis c
Mme RENAUD. Un lampiste ?
LA DUCHESSE. Un lampiste, oui, Madame, un lampiste !
Nous vivons à une époque inouïe ! Ces gens-là ont toutes les prétentions…
Oh ! mais, n’ayez crainte, moi vivante on ne donnera pas Gaston à un
lampiste !
HUSPAR, à Georges. Oui, on avait annoncé que ces
visites se feraient par ordre d’inscription — ce qui était logique — mais, c
Mme RENAUD. Pourquoi imprudemment ? J’imagine que ceux
qui ont la charge du malade sont bien libres…
HUSPAR. Libres, oui, peut-être ; mais vous ne
pouvez pas savoir, Madame, quel déchaînement de passions — souvent intéressées,
hélas ! — il y a autour de Gaston. Sa pension de mutilé, qu’il n’a jamais
pu toucher, le met à la tête d’une véritable petite fortune… Songez que les
arrérages et intérêts c
Mme RENAUD. C
HUSPAR. Elle le peut, malheureusement, Madame. Permettez-moi,
à ce propos, un mot sur la situation juridique du malade…
Mme RENAUD. Après, Monsieur, après, je vous en prie…
LA DUCHESSE. Maître Huspar a un code à la place du
coeur ! Mais c
HUSPAR n’essaie plus de lutter. Je m’incline,
Mesdames. Je vous demande simplement de ne pas crier, de ne pas vous jeter à sa
rencontre. Ces expériences qui se sont renouvelées tant de fois le mettent dans
un état nerveux extrêmement pénible. Il sort.
LA DUCHESSE. Vous devez avoir une immense hâte de le revoir,
Madame.
Mme RENAUD. Une mère ne peut guère avoir un autre sentiment,
Madame.
LA DUCHESSE. Ah ! je suis émue pour vous !… A
Valentine. Vous avez également connu notre malade — ou enfin celui que vous
croyez être notre malade — Madame ?
VALENTINE. Mais oui, Madame. Je vous ai dit que j’avais été
à l’asile.
LA DUCHESSE. C’est juste ! Suis-je étourdie…
Mme RENAUD. Georges, mon fils aîné, a épousé Valentine toute
jeune, ces enfants étaient de vrais camarades. Ils s’aimaient beaucoup,
n’est-ce pas, Georges ?
GEORGES, froid. Beaucoup, mère.
LA DUCHESSE. L’épouse d’un frère, c’est presque une sœur,
n’est-ce pas, Madame ?
VALENTINE, drôlement. Certainement, Madame.
LA DUCHESSE. Vous devez être follement heureuse de le revoir.
Valentine, gênée, regarde Georges qui répond pour elle.
GEORGES. Très heureuse. C
LA DUCHESSE. Je suis une grande r
GEORGES, net. Non, Madame. Ce ne sera pas.
LA DUCHESSE. Tant pis pour mon beau rêve ! Elle
va à la baie. Mais c
VALENTINE, bas à Georges. Pourquoi me regardez-vous
ainsi ? Vous n’allez pas ressortir toutes vos vieilles histoires ?
GEORGES, grave. En vous pardonnant, j’ai tout
effacé.
VALENTINE. Alors ne me jetez pas un coup d’oeil à chaque
phrase de cette vieille toquée !
Mme RENAUD, qui n’a pas entendu et qui ne sait
vraisemblablement rien de cette histoire. Bonne petite Valentine. Regarde,
Georges, elle est tout émue… C’est bien de se souvenir c
GEORGES. Oui, mère.
LA DUCHESSE. Ah ! le voilà !
Huspar entre seul.
J’en étais sûre, vous ne l’avez pas
trouvé !
HUSPAR. Si, mais je n’ai pas osé le déranger.
LA DUCHESSE. Qu’est-ce à dire’? Que faisait-il ?
HUSPAR. Il était en arrêt devant une statue.
VALENTINE crie. Une Diane chasseresse avec un banc
circulaire, au fond du parc ?
HUSPAR. Oui. Tenez, on l’aperçoit d’ici.
Tout le monde regarde.
GEORGES, brusquement. Eh bien, qu’est-ce que cela
prouve ?
LA DUCHESSE, à Huspar. C’est passionnant, mon
cher !
VALENTINE, doucement. Je ne sais pas. Je crois me
rappeler qu’il aimait beaucoup cette statue, ce banc…
LA DUCHESSE, à Huspar. Nous brûlons, mon cher,
nous brûlons.
Mme RENAUD. Vous m'étonnez, ma petite Valentine. Ce coin du
parc faisait partie de l’ancienne propriété de Monsieur Dubanton. Nous avions
déjà acheté cette parcelle, c’est vrai, du temps de Jacques, mais nous n’avons
abattu le mur qu’après la guerre.
VALENTINE, se troublant. Je ne sais pas, vous devez avoir raison.
HUSPAR. II avait l’air si drôle en arrêt devant cette
statue que je n’ai pas osé le déranger avant de venir vous demander si ce
détail pouvait être significatif. Puisqu’il ne l’est pas, je vais le chercher. Il
sort.
GEORGES, bas à Valentine. C’est sur ce banc que
vous vous rencontriez ?
VALENTINE. Je ne sais pas ce que vous voulez dire.
LA DUCHESSE. Madame, malgré votre légitime émotion, je vous
conjure de rester impassible.
Mme RENAUD. C
Huspar entre avec Gaston. Mme Renaud murmure.
Ah ! c’est bien lui, c’est bien lui…
LA DUCHESSE, allant à Gaston dans un grand geste théâtral
et lui cachant les autres. Gaston, essayez de ne rien penser, laissez-vous
aller sans chercher, sans faire d’efforts. Regardez bien tous les visages…
Silence, ils sont tous immobiles. Gaston passe d'abord devant Georges, le
regarde, puis Mme Renaud. Devant Valentine, il s’arrête une seconde. Elle murmure
imperceptiblement.
VALENTINE. Mon chéri… Il la regarde, surpris,
mais il passe et se retourne vers la duchesse, gentiment, écartant les bras
dans un geste d’impuissance.
GASTON, poli. Je suis navré…
LE RIDEAU TOMBE
Une porte
Louis XV aux deux battants fermés devant laquelle sont réunis, chuchotants, les
d
LA CUISINIÈRE, aux autres. Attendez, attendez… Ils sont
tous à le regarder c
LE CHAUFFEUR. Fais voir…
LA CUISINIERE. Attends ! Il s’est levé d’un coup. Il en a
renversé sa tasse. Il a l’air d’en avoir assez de leurs questions… Voilà
Monsieur Georges qui le prend à part dans la fenêtre. Il le tient par le bras,
gentiment, c
LE CHAUFFEUR. Eh ben!…
JULIETTE. Ah ! si vous l’aviez entendu, Monsieur
Georges, quand il a découvert leurs lettres après la guerre !… Il a
pourtant l’air doux c
LE VALET DE CHAMBRE. Tu veux que je te dise : il avait
raison, cet h
JULIETTE, furieuse. C
LE VALET DE CHAMBRE. Les morts n’avaient qu’à pas c
JULIETTE. Ah ! toi, depuis qu’on est mariés, tu n’as
que ce mot-là à la bouche ! C’est pas les morts qui vous font cocus. Ils
en seraient bien empêchés, les pauvres : c’est les vivants. Et les morts,
ils n’ont rien à voir avec les histoires des vivants.
LE VALET DE CHAMBRE. Tiens ! ça serait trop c
JULIETTE. Eh ben ! quoi, c’est quelque chose, d’être
mort !
LE VALET DE CHAMBRE. Et d’être cocu, donc!…
JULIETTE. Oh ! tu en parles trop, ça finira
par t’arriver.
LA CUISINIÈRE, poussée par le chauffeur. Attends, attends.
Ils vont tous au fond maintenant. Ils lui montrent des photographies… Cédant
sa place. Bah ! avec les serrures d’autrefois on y voyait, mais avec
ces serrures modernes… c’est bien simple : on se tire les yeux.
LE CHAUFFEUR, penché à son tour. C’est lui ! C’est
lui ! Je reconnais sa sale gueule à ce petit salaud-là !
JULIETTE. Dis donc, pourquoi tu dis ça, toi ?
Ferme-la toi-même, ta sale gueule !
LE VALET DE CHAMBRE. Et pourquoi tu le défends, toi ? Tu
ne peux pas faire r
JULIETTE. Moi, je l’aimais bien, Monsieur Jacques.
Qu’est-ce que tu peux en dire, toi ? tu ne l’as pas connu. Moi, je
l’aimais bien.
LE VALET DE CHAMBRE. Et puis après ? C’était ton patron.
Tu lui cirais ses chaussures.
JULIETTE. Et puis je l’aimais bien, quoi ! Ça a rien
à voir.
LE VALET DE CHAMBRE. Ouais ! c
LE CHAUFFEUR, cédant la place à Juliette. Pire, mon
vieux, pire ! Ah ! ce qu’il a pu me faire poireauter jusqu’à des
quatre heures du matin devant des bistrots… Et au petit jour, quand tu étais
gelé, ça sortait de là congestionné, reniflant le vin à trois mètres, et ça
venait v
LA CUISINIÈRE. Tu peux le dire… C
LE CHAUFFEUR. Et pour étrennes des engueulades !
LA CUISINIÈRE. Et des brutalités ! Tu te souviens,
à cette époque, il y avait un petit gâte-sauce aux cuisines. Chaque fois qu’il
le voyait, le malheureux, c’était pour lui frotter les oreilles ou le botter.
LE CHAUFFEUR. Et sans motif ! Un vrai petit salaud, voilà
ce que c’était. Et, quand on a appris qu’il s’était fait casser la gueule en
1918, on n’est pas plus méchants que les autres, mais on a dit que c’était bien
fait.
LE MAÎTRE D’HÔTEL. Allons, allons, maintenant, il faut s’en aller.
LE CHAUFFEUR. Mais enfin, quoi !… Vous n'êtes pas de
notre avis, vous, Monsieur Jules ?
LE MAÎTRE D’HÔTEL. Je pourrais en dire plus que vous, allez !…
J’ai écouté leurs scènes à table. J’étais même là quand il a levé la main sur
Madame.
LA CUISINIÈRE. Sur sa mère !… A dix-huit ans !…
LE MAÎTRE D’HÔTEL. Et les petites histoires avec Madame Valentine,
je les connais, je puis dire, dans leurs détails…
LE CHAUFFEUR. Ben, permettez-moi de vous dire que vous êtes
bien bon d’avoir fermé les yeux, Monsieur Jules…
LE MAÎTRE D’HÔTEL. Les histoires des maîtres sont les histoires des
maîtres…
LE CHAUFFEUR. Oui, mais avec un petit coco pareil… Fais voir
un peu que je le regarde encore.
JULIETTE, cédant sa place. Ah ! c’est lui,
c’est lui, j’en suis sûre… Monsieur Jacques ! C’était un beau gars, tu
sais, à cette époque. Un vrai beau gars. Et distingué !
LE VALET DE CHAMBRE. Laisse donc, il y en a d’autres des
beaux gars, et des plus jeunes !
JULIETTE. C’est vrai. Vingt ans bientôt. C’est quelque
chose. Tu crois qu’il me trouvera très changée ?
LE VALET DE CHAMBRE. Qu’est-ce que ça peut te faire ?
JULIETTE. Ben, rien…
LE VALET DE CHAMBRE, après réflexion,tandis que les autres
d
JULIETTE. Moi ? pour rien.
Les autres rigolent.
LE VALET DE CHAMBRE. Pourquoi que tu t’arranges dans la glace
et que tu demandes si t’as changé ?
JULIETTE. Moi ?
LE VALET DE CHAMBRE. Quel âge t’avais quand il est parti à la
guerre ?
JULIETTE. Quinze ans.
LE VALET DE CHAMBRE. Le facteur, c’était ton premier ?
JULIETTE. Puisque je t’ai même dit qu’il m’avait
bâillonnée et fait prendre des s
Les autres rigolent.
LE VALET DE CHAMBRE. Tu es sûre que c'était ton vrai
premier ?
JULIETTE. Tiens ! cette question. C’est des choses
qu’une fille se rappelle. Même qu’il avait pris le temps de poser sa boîte, cette
brute-là, et que toutes ses lettres étaient t
LE CHAUFFEUR, toujours à la serrure. La Valentine, elle
ne le quitte pas des yeux… Je vous parie bien que, s’il reste ici, le
père Georges se paie une seconde paire de cornes avec son propre frangin !
LE MAÎTRE D’HÔTEL, prenant sa place. C’est dégoûtant.
LE CHAUFFEUR. Si c’est c
Ils rigolent.
LE VALET DE CHAMBRE. Ils me font rigoler avec leur
« mnésie », moi ! Tu penses que si ce gars-là, c’était sa
famille, il les aurait reconnus depuis ce matin. Y a pas de
« mnésie » qui tienne.
LA CUISINIÈRE. Pas sûr, mon petit, pas sûr. Moi qui te parle,
il y a des fois où je suis incapable de me rappeler si j’ai déjà salé mes
sauces.
LE VALET DE
CHAMBRE. Mais… une
famille !
LA CUISINIÈRE. Oh ! pour ce qu’il s’y intéressait, à sa
iamille, ce petit vadrouilleur-là…
LE MAÎTRE D’HÔTEL, à la serrure. Mais pour être lui, c’est
lui ! J'y parierais ma tête.
LA CUISINIÈRE. Mais puisqu’ils disent qu’il y a cinq autres
familles qui ont les mêmes preuves !
LE CHAUFFEUR. Vous voulez que je vous dise le fin mot de
l’histoire, moi ? C’est pas à souhaiter pour nous ni pour personne que ce
petit salaud-là, il soit pas mort !…
LA CUISINIERE. Ah ! non, alors.
JULIETTE. Je voudrais vous y voir, moi, à être morts…
LE MAÎTRE D’HÔTEL. Ça, bien sûr, ça n’est pas à souhaiter, même
pour lui, allez ! Parce que les vies c
LE CHAUFFEUR. Et puis, s’il s’est mis à aimer la vie
tranquille et sans c
LE MAÎTRE D’HÔTEL. Ça, bien sûr. J’aime mieux être à ma place qu’à
la sienne.
LE VALET DE CHAMBRE, qui regarde par la serrure.
Attention, les voilà qui se lèvent ! Ils vont sortir par la porte du
couloir.
Les d
JULIETTE, en sortant. Monsieur Jacques, tout de
même…
LE VALET DE CHAMBRE, la suivant, méfiant. Ben
quoi ? Monsieur Jacques ?
JULIETTE. Ben, rien.
Ils sont sortis.
LE RIDEAU TOMBE
La chambre de Jacques Renaud et les longs couloirs s
Mme RENAUD. Pardon, je vous précède. Alors, ici, tu vois,
c’est le couloir que tu prenais pour aller à ta chambre. Elle ouvre la
porte. Et voici ta chambre.
Ils sont entrés tous les trois dans la chambre.
Oh ! quelle négligence ! J’avais
pourtant demandé qu’on ouvre ces persiennes…
Elle les ouvre ; la chambre est inondée de lumière ;elle est de
pur style 1910.
GASTON, regardant autour de lui. Ma chambre…
Mme RENAUD. Tu avais voulu qu’elle soit décorée selon tes
plans. Tu avais des goûts tellement modernes !
GASTON. J’ai l’air d’avoir aimé d’un amour exclusif les
volubilis et les renoncules.
GEORGES. Oh ! tu étais très audacieux, déjà !
GASTON. C’est ce que je vois. Il avise un meuble ridicule. Qu’est-ce que c’est que cela ? Un
arbre sous la tempête ?
GEORGES. Non, c’est un pupitre à musique.
GASTON. J’étais musicien ?
Mme RENAUD. Nous aurions voulu te faire apprendre le
violon, mais tu n’as jamais accepté. Tu entrais dans des rages folles quand on
voulait te contraindre à étudier. Tu crevais tes instruments à coups de pied. Il
n’y a que ce pupitre qui a résisté.
GASTON sourit. Il a eu tort. Il va à un
portrait. C’est lui?
Mme RENAUD. Oui, c’est toi, à douze ans.
GASTON. Je me voyais blond et timide.
GEORGES. Tu étais châtain très foncé. Tu jouais au
football toute la journée, tu cassais tout.
Mme RENAUD, lui montrant une grosse malle. Tiens,
regarde ce que j’ai fait descendre du grenier…
GASTON. Qu’est-ce que c’est? ma vieille malle ?
Mais vous allez finir par me faire croire que j’ai vécu sous la Restauration…
Mme RENAUD. Mais non, sot. C’est la malle de l’oncle Gustave
et ce sont tes jouets.
GASTON ouvre la malle. Mes jouets!… J’ai eu des
jouets, moi aussi ? C’est pourtant vrai, je ne savais plus que j’avais eu
des jouets…
Mmc RENAUD. Tiens, ta fronde.
GASTON. Une fronde… Et cela n’a pas l’air d’une fronde
pour rire…
Mme RENAUD. En tuais-tu, des oiseaux, avec cela, mon Dieu’!
Tu étais un vrai monstre… Et tu sais, tu ne te contentais pas des oiseaux du
jardin… J’avais une volière avec des oiseaux de prix ; une fois, tu es entré
dedans et tu les as tous abattus !
GASTON. Les oiseaux ? Des petits oiseaux ?
Mmc RENAUD. Oui, oui.
GASTON. Quel âge avais-je ?
Mme RENAUD. Sept ans, neuf ans peut-être…
GASTON secoue la tête. Ce n’est pas moi.
Mme RENAUD. Mais si, mais si…
GASTON. Non. A sept ans, j’allais dans le jardin avec
des mies de pain, au contraire, et j’appelais les moineaux pour qu’ils viennent
picorer dans ma main.
GEORGES. Les malheureux, mais tu leur aurais tordu le
cou !
Mme RENAUD. Et le chien auquel il a cassé la patte avec une
pierre ?
GEORGES. Et la souris qu’il pr
Mme RENAUD. Et les écureuils, plus tard, les belettes, les
putois. En as-tu tué, mon Dieu, de ces petites bêtes ! tu faisais
empailler les plus belles ; il y en a toute une collection là-haut, il
faudra que je te les fasse descendre. Elle fouille dans la malle. Voilà
tes couteaux, tes premières carabines…
GASTON, fouillant aussi. Il n’y a pas de
polichinelles, d’arche de Noé ?
Mme RENAUD. Tout petit, tu n’as plus voulu que des jouets
scientifiques. Voilà tes gyroscopes, tes éprouvettes, tes électroaimants, tes
cornues, ta grue mécanique.
GEORGES. Nous voulions faire de toi un brillant
ingénieur.
GASTON pouffe. De moi ?
Mme RENAUD. Mais, ce qui te plasait le plus, c’était tes
livres de géographie ! Tu étais d’ailleurs toujours premier en géographie…
GEORGES. A dix ans, tu récitais tes départements à
l’envers !
GASTON. A l’envers… Il est vrai que j’ai perdu la
mémoire… J’ai Pourtant essayé de les réapprendre à l’asile. Eh bien, même à
l’endroit… Laissons cette malle à surprise. Je crois qu’elle ne nous apprendra
rien. Je ne me vois pas du tout c
Mme RENAUD, volubile. Mais naturellement,
naturellement. Tu avais beaucoup de camarades. Tu penses, avec le collège et le
patronage !…
GASTON. Oui, mais… pas les camarades. Un ami… Vous
voyez, avant de vous demander quelles femmes ont été les miennes…
Mme RENAUD, choquée. Oh ! tu étais si jeune,
Jacques, quand tu es parti !
GASTON sourit. Je vous le demanderai quand même…
Mais, avant de vous demander cela, il me paraît beaucoup plus urgent de vous
demander quel ami a été le mien.
Mme RENAUD. Eh bien, mais tu pourras voir leurs
photographies à tous sur les groupes du collège. Après, il y a eu ceux avec
lesquels tu sortais le soir…
GASTON. Mais celui avec lequel je préférais sortir,
celui à qui je racontais tout ?
Mme RENAUD. Tu ne préférais personne, tu sais. Elle
a parlé vite, après un coup d’œil furtif à Georges. Gaston la regarde.
GASTON. Votre fils n’avait donc pas d’ami ? C’est d
GEORGES, après une hésitation. Oh !
c’est-à-dire… un ami, tu en as eu un et que tu aimais beaucoup. Tu l’a même
gardé jusqu’à dix-sept ans… Nous ne t’en reparlions pas parce que c’est une
histoire si pénible…
GASTON. Il est mort ?
GEORGES. Non, non. Il n’est pas mort, mais vous vous êtes
quittés, vous vous êtes fâchés… définitivement.
GASTON. Définitivement, à dix-sept ans ! Un
temps. Et vous avez su le motif de cette brouille ?
GEORGES. Vaguement, vaguement…
GASTON. Et ni votre frère ni ce garçon n’ont cherché à
se revoir depuis ?
Mme RENAUD. Tu oublies qu’il y a eu la guerre. Et puis, tu
sais… Voilà. Vous vous étiez disputés pour une chose futile, vous vous étiez
même battus, c
GASTON, après un temps. Je c
Mme RENAUD, vite. Non, ici. Mais ne parlons plus
d’une chose aussi affreuse, une de celles qu’il vaut mieux ne pas te rappeler,
Jacques.
GASTON. Si j’en retrouve une, il faut que je les retrouve
toutes, vous le savez bien. Un passé ne se vend pas au détail. Où est-il, cet
escalier, je voudrais le voir ?
Mme RENAUD. Là, près de ta chambre, Jacques. Mais à quoi
bon ?
GASTON, à Georges. Vous voulez me conduire ?
GEORGES. Si tu veux, mais je ne vois vraiment pas
pourquoi tu veux revoir cette place…
Ils ont été jusqu’au vestibule.
Mme RENAUD. Eh bien, c’est là.
GEORGES. C’est là.
GASTON regarde autour de lui,se penche sur la rampe.
Où nous battions-nous ?
GEORGES. Tu sais, nous ne l’avons pas su exactement.
C’est une d
GASTON. Ce n’est pas une scène courante… J’imagine
qu’elle a dû la raconter avec beaucoup de détails. Où nous battions-nous ?
Ce palier est si large…
Mme RENAUD. Vous deviez vous battre tout au bord. Il a fait
un faux pas. Qui sait, tu ne l’as peut-être même pas poussé.
GASTON, se retournant vers elle. Alors, si ce
n’était qu’un incident de cette sorte, pourquoi n’ai-je pas été lui tenir c
GEORGES. Tu sais, chacun a donné son interprétation… La
malignité publique s’en est mêlée…
GASTON. Quelle d
Mme RENAUD. As-tu besoin de savoir ce détail ! D’abord,
cette fille n’est plus à la maison.
GASTON. II y en a sûrement d’autres à l’office qui
étaient là à cette époque. Je les interrogerai.
Mme RENAUD. J’espère que tu ne vas pas aller ajouter foi à
des c
GASTON, se retournant vers Georges. Monsieur, je
suis sûr que vous devez me c
Mme RENAUD. Ah ! mon petit Jacques, je savais
bien…
GASTON. Il ne faut pas s’attendrir, m’appeler
prématurément mon petit Jacques. Nous s
Mme RENAUD c
GASTON l’arrête. Non, pas vous. Cette d
GEORGES, soudain, après un silence. Oui, elle est
encore à la maison.
GASTON. Appelez-la, s’il vous plaît, Monsieur. Pourquoi
hésiter davantage, puisque vous savez bien que je la retrouverai et que je
l’interrogerai un jour ou l’autre ?
GEORGES. C’est si bête, si affreusement bête.
GASTON. Je ne suis pas là pour apprendre quelque chose
d’agréable. Et puis, si ce détail était celui qui peut me rendre ma mémoire,
vous n’avez pas le droit de me le cacher.
GEORGES. Puisque tu le veux, je l’appelle. Il sonne.
Mme RENAUD. Mais tu trembles, Jacques. Tu ne vas pas être
malade, au moins ?
GASTON. Je tremble ?
Mme RENAUD. Tu sens peut-être quelque chose qui s’éclaire en
ce m
GASTON. Non. Rien que la nuit, la nuit la plus obscure.
Mme RENAUD. Mais pourquoi trembles-tu alors ?
GASTON. C’est bête. Mais, entre des milliers de
souvenirs possibles, c’est justement le souvenir d’un ami que j’appelais avec
le plus de tendresse. J’ai tout échafaudé sur le souvenir de cet ami
imaginaire. Nos pr
Juliette est entrée.
JULIETTE. Madame a sonné ?
Mme RENAUD. Monsieur Jacques voudrait vous parler, Juliette.
JULIETTE. A moi ?
GEORGES. Oui. Il voudrait vous interroger sur ce
malheureux accident de Marcel Grandchamp dont vous avez été témoin.
Mme RENAUD. Vous savez la vérité, ma fille. Vous savez aussi
que si Monsieur Jacques était violent, il ne pouvait avoir une pensée
criminelle.
GASTON la coupe encore. Ne lui dites rien, s’il
vous plaît. Où étiez-vous, Mademoiselle, quand l’accident s’est produit ?
JULIETTE. Sur le palier, avec ces Messieurs, Monsieur
Jacques.
GASTON. Ne m’appelez pas encore Monsieur Jacques. C
JULIETTE, un coup d’œil aux Renaud. C’est-à-dire
que…
GASTON va à eux. Voulez-vous être assez gentils
pour me laisser seul avec elle ? Je sens que vous la gênez.
Mme RENAUD. Je suis prête à tout ce que tu veux si tu peux
nous revenir, Jacques.
GASTON, les acc
JULIETTE. Monsieur permet ?
GASTON, s’asseyant en face d’elle. Et laissons de
côté la troisième personne, je vous en prie. Elle ne pourrait que nous gêner.
Quel âge avez-vous ?
JULIETTE. Trente-trois ans. Vous le savez bien, Monsieur
Jacques, puisque j’avais quinze ans lorsque vous êtes parti au front. Pourquoi
me le demander ?
GASTON. D’abord parce que je ne le savais pas ; ensuite,
je vous répète que je ne suis peut-être pas Monsieur Jacques.
JULIETTE. Oh ! si, moi, je vous reconnais bien,
Monsieur Jacques.
GASTON. Vous l’avez bien connu ?
JULIETTE, éclatant soudain en sanglots.
Ah ! c’est pas possible d’oublier à ce point-là !… Mais vous ne vous
rappelez donc rien, Monsieur Jacques ?
GASTON. Exactement rien.
JULIETTE braille dans ses larmes. S’entendre poser
des questions pareilles après ce qui s’est passé… Ah ! ce que ça peut être
torturant, alors, pour une femme…
GASTON reste un instant ahuri ; puis, soudain, il c
JULIETTE renifle. Oui.
GASTON. Oh ! je vous demande pardon, alors… Mais
quel âge aviez-vous ?
JULIETTE. Quinze ans, c'était mon premier.
GASTON sourit soudain, détendu. Quinze ans et lui
dix-sept… Mais c’est très gentil cette histoire. C’est la première chose que
j’apprends de lui qui me paraisse un peu sympathique. Et cela a duré
longtemps ?
JULIETTE. Jusqu’à ce qu’il parte.
GASTON. Et moi qui ai tant cherché pour savoir quel
était le visage de ma bonne amie ! Eh bien, elle était charmante !
JULIETTE. Elle était peut-être charmante, mais elle
n’était pas la seule, allez !
GASTON sourit encore. Ah ! non ?
JULIETTE. Oh ! non, allez !
GASTON. Eh bien, cela non plus, ce n’est pas tellement
antipathique.
JULIETTE. Vous, vous trouvez peut-être ça drôle !
Mais, tout de même, avouez que pour une femme…
GASTON. Bien sûr, pour une femme…
JULIETTE. C’est dur, allez, pour une femme, de se sentir
bafouée dans son douloureux amour !
GASTON, un peu ahuri. Dans son doulou… ?
Oui, bien sûr.
JULIETTE. Je n’étais qu’une toute petite bonne de rien du
tout, mais ça ne m’a pas empêchée de la boire jusqu’à la lie, allez, cette
atroce douleur de l’amante outragée…
GASTON. Cette atroce ?… Bien sûr.
JULIETTE. Vous n’avez jamais lu : « Violée le
soir de son mariage ? »
GASTON. Non.
JULIETTE. Vous devriez le lire ; vous verrez,
il y a une situation presque semblable. L’infâme séducteur de Bertrande s’en va
lui aussi (mais en Amérique, lui, où l’appelle son oncle richissime) et c’est
alors qu’elle le lui dit, Bertrande, qu’elle l’a bue jusqu’à la lie, cette
atroce douleur de l’amante outragée.
GASTON, pour qui tout s’éclaire.
Ah ! c’était une phrase du livre ?
JULIETTE. Oui, mais ça s’appliquait tellement bien à
moi !
GASTON. Bien sûr…
Il s’est levé soudain. Il demande drôlement. Et il vous aimait
beaucoup, Monsieur Jacques ?
JULIETTE. Passionnément. D’ailleurs, c’est bien simple, il
me disait qu’il se tuerait pour moi.
GASTON. C
JULIETTE. Oh ! c’est le second jour que j’étais dans
la maison. Je faisais sa chambre, il m’a fait t
GASTON la regarde et sourit. Drôle de Monsieur
Jacques…
JULIETTE. Pourquoi drôle ?
GASTON. Pour rien. En tout cas, si je deviens Monsieur
Jacques, je vous pr
JULIETTE. Oh ! vous savez, moi je ne demande pas de
réparation. Je suis mariée maintenant…
GASTON. Tout de même, tout de même… Un temps. Mais
je fais l’école buissonnière et je ne serai pas reçu à mon examen. Revenons à
cette horrible histoire qu’il serait si agréable de ne pas savoir et qu'il faut
que j'apprenne de bout en bout.
JULIETTE. Ah ! oui, la bataille avec Monsieur Marcel.
GASTON. Oui. Vous étiez présente ?
JULIETTE, qui se rengorge. Bien sûr, j'étais
présente !
GASTON. Vous avez assisté à la naissance de leur dispute ?
JULIETTE. Mais bien sûr.
GASTON. Alors vous allez pouvoir me dire pour quelle
étrange folie ils se sont battus aussi sauvagement ?
JULIETTE, tranquillement. C
GASTON se lève. C’est pour vous ?
JULIETTE.Mais bien sûr, c’est pour moi. Ça vous
étonne ?
GASTON répète, abasourdi. C’est pour
vous ?
JULIETTE. Mais, bien sûr. Vous c
GASTON. Alors ?
JULIETTE. Alors un jour qu’il essayait de m’embrasser
derrière la porte… Je ne me laissais pas faire, hein ? mais vous savez ce
que c’est qu’un garçon quand ça a cela en tête… Juste à ce m
GASTON. Où se trouvaient-ils ?
JULIETTE. Sur le grand palier du premier, là, à côté.
GASTON crie soudain c
JULIETTE. Mais vous me faites mal !
GASTON. Où ? Où ?
JULIETTE s’arrache de ses mains,se frotte le poignet.
Eh bien, là ! Ils sont t
GASTON crie. Mais là ils étaient loin du
bord ! C
JULIETTE. Non, c’est Monsieur Jacques qui a réussi à se
relever et qui a traîné Monsieur Marcel par la jambe jusqu’aux marches…
GASTON. Et puis ?
JULIETTE. Et puis il l’a poussé, pardi ! En lui
criant : « Tiens, petit salaud, ça t’apprendra à embrasser les poules
des autres ! » Voilà. Il y a un silence. Ah !
c’était quelqu’un, Monsieur Jacques !
GASTON, sourdement. Et c’était son ami ?
JULIETTE. Pensez ! depuis l’âge de six ans qu’ils
allaient à l’école ensemble.
GASTON. Depuis l’âge de six ans.
JULIETTE. Ah ! c’est horrible, bien sûr !… Mais
qu’est-ce que vous voulez ? L’amour, c’est plus fort que tout.
GASTON la regarde et murmure. L’amour, bien sûr,
l’amour. Je vous remercie, Mademoiselle.
GEORGES frappe à la porte de la chambre, puis, ne les
voyant pas, vient jusqu’au vestibule. Je me suis permis de revenir. Vous ne
nous rappeliez plus ; maman était inquiète. Eh bien, vous savez ce que vous
voulez savoir ?
GASTON. Oui, je vous remercie, je sais ce que je voulais
savoir.
Juliette est sortie.
GEORGES. Oh ! ce n’est pas une bien jolie chose,
certainement… Mais je veux croire, malgré tout ce qu’on a pu dire, que ce
n’était au fond qu’un accident et — tu avais dix-sept ans, il ne faut pas
l’oublier — un enfantillage, un sinistre enfantillage. Un silence. Il est
gêné. C
GASTON. C
GEORGES. Elle vous l’a dit, que cette bataille c’était
pour votre rivalité de club ? Marcel avait démissionné du tien pour des
raisons personnelles ; vous faisiez partie d’équipes adverses et, malgré
tout, n’est-ce pas, dans votre ardeur sportive…
Gaston ne dit rien.
Enfin, c’est la
version que, moi, j’ai voulu croire. Parce que, du côté des Grandchamp, on a
fait circuler une autre histoire, une histoire que je me suis toujours refusé à
accepter pour ma part. Ne cherche pas à la connaître, cellelà, elle n’est que
bête et méchante.
GASTON le regarde. Vous l’aimiez bien ?
GEORGES. C’était mon petit frère, malgré tout. Malgré
tout le reste. Parce qu’il y a eu bien d’autres choses… Ah ! tu étais
terrible.
GASTON. Tant que j’en aurai le droit, je vous
demanderai de dire : Il était terrible.
GEORGES, avec un pauvre sourire à ses souvenirs.
Oui… terrible. Oh ! tu nous as causé bien des soucis ! Et, si
tu reviens parmi nous, il faudra que tu apprennes des choses plus graves encore
que ce geste malheureux, sur lequel tu peux conserver tout de même le bénéfice
du doute.
GASTON. Je dois encore apprendre autre chose ?
GEORGES. Tu étais un enfant, que veux-tu, un enfant livré
à luimême dans un monde désorganisé. Maman, avec ses principes, se heurtait
maladroitement à toi sans rien faire que te refermer davantage. Moi, je n’avais
pas l’autorité suffisante… Tu as fait une grosse bêtise, oui, d’abord, qui nous
a coûté très cher… Tu sais, nous, les aînés nous étions au front. Les jeunes
gens de ton âge se croyaient tout permis. Tu as voulu monter une affaire. Y
croyais-tu seulement, à cette affaire ? Ou n’était-ce qu’un prétexte pour
exécuter tes desseins ? Toi seul pourras nous le dire si tu recouvres c
GASTON. La joie avec laquelle vous vous apprêtez à voir
revenir votre frère est admirable.
GEORGES baisse la tête. Plus encore que tu ne le
crois, Jacques.
GASTON. C
GEORGES. Nous en parlerons une autre fois.
GASTON. Pourquoi une autre fois ?
GEORGES. II vaut mieux. Je vais appeler maman. Elle doit
s’inquiéter de notre silence.
GASTON l’arrête. Vous pouvez me parler. Je suis
presque sûr de n’être pas votre frère.
GEORGES le regarde un m
GASTON, souriant. Dix-huit ans ! Le
vôtre aussi, sans doute, quoique je n’aie pas l’honneur de me le rappeler sans
rides.
GEORGES. Ce ne sont pas seulement des rides. C’est une
usure. Mais une usure qui, au lieu de raviner, de durcir, aurait adouci, poli.
C’est c
GASTON. Oui. Il y a beaucoup de chances, je le c
GEORGES. Vous vous tr
GASTON. Mais de quoi ?
GEORGES a relevé la tête, il le regarde. Est-ce
toi, Jacques ?
Gaston fait un geste.
J’ai beau
me dire qu’il était jeune, qu’il était faible au fond c
GASTON. Je vous suis mal. Il vous a pris une
femme ? Un temps. Votre femme ?
Georges fait « oui ». Gaston, sourdement.
Le salaud.
GEORGES a un petit sourire triste. C’est peut-être
vous.
GASTON, après un temps, demande d’une voix cassée.
C’est Georges que vous vous appelez ?
GEORGES. Oui.
GASTON le regarde un m
Mme RENAUD paraît dans l’antichambre. Tu es
là, Jacques ?
GEORGES, les larmes aux yeux, honteux de son émotion.
Excusez-moi, je vous laisse. Il sort rapidement par l’autre porte.
Mme RENAUD, entrant dans la chambre. Jacques…
GASTON, sans bouger. Oui.
Mme RENAUD. Devine qui vient de venir ?… Ah !
c’est une audace.
GASTON, las. Je n’ai déjà pas de mémoire, alors…
les devinettes…
Mme RENAUD. Tante Louise, mon cher ! Oui, tante
Louise !
GASTON. Tante Louise. Et c’est une audace ?…
Mme RENAUD. Ah ! tu peux m’en croire… Après ce qui
s’est passé ! J espère bien que tu me feras le plaisir de ne pas la
revoir si elle tentait de t’approcher malgré nous. Elle s’est conduite d’une
façon !… Et puis d’ailleurs tu ne l’aimais pas. Oh ! mais quelqu’un
de la famille que tu détestais, mon petit, tu avais pour lui une véritable
haine, justifiée d’ailleurs, je dois le reconnaître, c’est ton cousin Jules.
GASTON, toujours sans bouger. J’ai donc une
véritable haine que je ne savais pas.
Mme RENAUD. Pour Jules ? Mais tu ne sais pas ce qu’il
t’a fait, le petit misérable ? Il t’a dénoncé au concours général parce
que tu avais une table de logarithmes… C’est vrai, il faut bien que je te
raconte toutes ces histoires, tu serais capable de leur faire bonne figure, à
tous ces gens, toi qui ne te souviens de rien !… Et Gérard Dubuc qui
viendra sûrement te faire des sucreries… Pour pouvoir entrer à la C
GASTON. C
Mme RENAUD. En revanche, quoiqu’elle soit un peu répugnante
depuis qu’elle est paralytique, la pauvre, il faudra bien embrasser la chère
Madame Bouquon. Elle t’a vu naître.
GASTON. Cela ne me paraît pas une raison suffisante.
Mme RENAUD. Et puis c’est elle qui t’a soigné
pendant ta pneumonie quand j’étais malade en même temps que toi. Elle t’a
sauvé, mon petit !
GASTON. C’est vrai, il y a aussi la reconnaissance. Je
n’y pensais plus, à celle-là. Un temps. Des obligations, des haines, des
blessures… Qu’est-ce que je croyais donc que c’était, des souvenirs ? Il
s'arrête, réfléchit. C’est juste, j’oubliais des remords. J’ai un passé
c
Mme RENAUD. Je ne te c
GASTON. C’est pourtant bien simple. Je voudrais que vous
me disiez une de ces anciennes joies. Mes haines, mes remords ne m’ont rien
appris. Donnez-moi une joie de votre fils, que je voie c
Mme RENAUD. Oh ! ce n’est pas difficile. Des joies, tu en
as eu beaucoup, tu sais… Tu as été tellement gâté !
GASTON. Eh bien, j’en voudrais une…
Mme RENAUD. Bon. C’est agaçant quand il faut se rappeler c
GASTON. Dites au hasard.
Mme RENAUD. Eh bien, tiens, quand tu avais douze ans…
GASTON l’arrête. Une joie d’h
Mme RENAUD, soudain gênée. C’est que… tes joies d’h
GASTON. Vous ne m’avez jamais vu joyeux devant
vous ?
Mme RENAUD. Mais tu penses bien que si ! Tiens, le jour
de tes derniers prix, je me rappelle…
GASTON la coupe. Non, pas les prix ! Plus
tard. Entre le m
Mme RENAUD. Je cherche. Mais tu sortais tellement,
tu sais… Tu faisais tellement l’h
GASTON. Mais enfin, à dix-huit ans, si sérieusement
qu’on joue à l’h
Mme RENAUD, soudain gênée. Je vais te dire, mon petit
Jacques… J’aurais voulu t’expliquer cela plus tard, et plus posément… Nous
n’étions plus en très bons termes à cette époque, tous les deux… Oh !
c’était un enfantillage !… Avec le recul, je suis sûre que cela va te
paraître beaucoup plus grave que cela ne l’a été. Oui, à cette époque
précisément, entre le collège et le régiment, nous ne nous adressions pas la
parole.
GASTON. Ah !
Mme RENAUD. Oui. Oh ! pour des bêtises, tu sais.
GASTON. Et… cela a duré longtemps, cette brouille ?
Mme RENAUD. Presque un an.
GASTON. Fichtre ! Nous avions tous deux de
l endurance. Et qui avait c
Mme RENAUD, après une hésitation. Oh ! moi, si
tu veux… Mais c’était bien à cause de toi. Tu t’étais entêté stupidement.
GASTON. Quel entêtement de jeune h
Mme RENAUD. Tu n’as jamais rien fait pour faire cesser cet
état de choses. Rien !
GASTON. Mais, quand je suis parti pour le front, nous
nous s
Mme RENAUD, après un silence, soudain. Si. Un
temps, puis vite. C’est ta faute, ce jour-là aussi je t’ai attendu dans ma
chambre. Toi, tu attendais dans la tienne. Tu voulais que je fasse les premiers
pas, moi, ta mère !… Alors que tu m’avais gravement offensée. Les autres
ont eu beau s’entremettre. Rien ne t’a fait céder. Rien. Et tu partais pour le
front.
GASTON Quel âge avais-je ?
Mme RENAUD. Dix-huit ans.
GASTON. Je ne savais peut-être pas où j’allais. A
dix-huit ans, c’est une aventure amusante, la guerre. Mais on n’était plus en
1914 où les mères mettaient des fleurs au fusil ; vous deviez le savoir,
vous, où j’allais.
Mme RENAUD. Oh ! je pensais que la guerre serait finie
avant que tu quittes la caserne ou que je te reverrais à ta première permission
avant le front. Et puis, tu étais toujours si cassant, si dur avec moi.
GASTON. Mais vous ne pouviez pas descendre me
dire : « Tu es fou, embrasse-moi ! »
Mme RENAUD. J’ai eu peur de tes yeux… Du rictus d’orgueil
que tu aurais eu sans doute. Tu aurais été capable de me chasser, tu sais…
GASTON. Eh bien, vous seriez revenue, vous auriez pleuré
à ma porte, vous m’auriez supplié, vous vous seriez mise à genoux pour que
cette chose ne soit pas et que je vous embrasse avant de partir. Ah ! c'est mal
de ne pas vous être mise à genoux.
Mme RENAUD. Mais une mère, Jacques !…
GASTON. J’avais dix-huit ans, et on m’envoyait mourir.
J’ai un peu honte de vous dire cela, mais, j’avais beau être brutal, m’enfermer
dans mon jeune orgueil imbécile, vous auriez dû tous vous mettre à genoux et me
demander pardon.
Mme RENAUD. Pardon de quoi ? Mais je n’avais rien fait,
moi !
GASTON. Et qu’est-ce que j’avais fait, moi, pour que cet
infranchissable fossé se creuse entre nous ?
Mme RENAUD, avec soudain le ton d’autrefois.
Oh ! tu t’étais mis dans la tête d’épouser une petite couturière que tu
avais trouvée Dieu sait où, à dix-huit ans, et qui refusait sans doute de
devenir ta maîtresse… Le mariage n’est pas une amourette ! Devions-nous te
laisser c
GASTON, après un silence. Bien sûr, c’était
une bêtise… Mais ma classe allait être appelée dans quelques mois, vous le
saviez. Si cette bêtise était la seule qu’il m’était donné de faire ; si
cet amour, qui ne pouvait pas durer, celui qui vous le réclamait n’avait que
quelques mois à vivre, pas même assez pour l’épuiser ?
Mme RENAUD. Mais on ne pensait pas que tu allais
mourir !… Et puis, je ne t’ai pas tout dit. Tu sais ce que tu m’as crié,
en plein visage, avec ta bouche toute tordue, avec ta main levée sur moi, moi
ta mère ? « Je te déteste, je te déteste ! » Voilà ce que
tu m’as crié. Un silence. C
GASTON, doucement, après un silence. Et je suis
mort à dix-huit ans, sans avoir eu ma petite joie, sous prétexte que c’était
une bêtise, et sans que vous m’ayez reparlé. J’ai été couché sur le dos toute
une nuit avec ma blessure à l’épaule, et j’étais deux fois plus seul que les
autres qui appelaient leur mère. Un silence, il dit soudain c
Mme RENAUD crie, épouvantée. Mais, Jacques, qu’est-ce
que tu as ?
GASTON revient à lui, la voit. C
Mme RENAUD. Mais, Jacques…
GASTON. Et puis, ne m’appelez plus Jacques… Il a fait
trop de choses, ce Jacques. Gaston, c’est bien ; quoique ce ne soit
personne, je sais qui c’est. Mais ce Jacques dont le n
Mme RENAUD. Mais enfin, mon petit…
GASTON. Allez-vous-en ! J e ne suis pas votre
petit.
Mme RENAUD. Oh ! tu me parles c
GASTON. Je n’ai pas d’autrefois, je vous parle c
Mme RENAUD se redresse, c
Elle sort sans voir Valentine qui a écouté les dernières répliques du
couloir.
VALENTINE s’avance quand elle est sortie. Vous dites
qu’il n’a jamais aimé. Qu’en savez-vous, vous qui ne savez rien ?
GASTON la toise. Vous aussi, allez-vous-en !
VALENTINE. Pourquoi me parlez-vous ainsi ? Qu’est-ce que
vous avez ?
GASTON crie. Allez-vous-en ! Je ne suis pas
Jacques Renaud.
VALENTINE. Vous le criez c
GASTON. C’est un peu cela.
VALENTINE. De la peur, passe encore. La jeune
GASTON. Je n’aime pas que vous veniez me faire des
sourires c
VALENTINE. Qui a osé le dire ?
GASTON. Votre mari.
Un silence.
VALENTINE. Eh bien, si vous êtes mon amant, si je vous
retrouve et que je veuille vous reprendre… Vous êtes assez ridicule pour
trouver cela mal ?
GASTON. Vous parlez à une sorte de paysan du Danube. D’un
drôle de Danube, d’ailleurs, aux eaux noires et aux rives sans n
VALENTINE, doucement. Quand nous nous s
GASTON. Mais c’est tout de même lui que vous
avez épousé ?
VALENTINE. Vous étiez un enfant. J’étais orpheline, mineure
sans un sou, avec une tante bienfaitrice qui m’avait déjà fait payer très cher
les premiers partis refusés. Devais-je me vendre à un autre plutôt qu’à lui qui
me rapprochait de vous ?
GASTON. II y a une rubrique dans les magazines féminins
où l’on répond à ce genre de questions.
VALENTINE. Je suis dévenue votre maîtresse au retour de
notre voyage de noces.
GASTON. Ah ! nous avons tout de même attendu un
peu.
VALENTINE. Un peu ? Deux mois, deux horribles mois. Puis,
nous avons eu trois ans bien à nous, car la guerre a éclaté tout de suite et
Georges est parti le 4 août… Et après ces dix-sept ans, Jacques…
Elle A mis sa main sur son bras, il recule.
GASTON. Je ne suis pas Jacques Renaud.
VALENTINE. Quand bien même… Laissez-moi contempler le
fantôme du seul h
GASTON. Rien.
VALENTINE. Ne soyez pas si dur, de quelque Danube infernal
que vous veniez ! C’est grave, vous c
GASTON. Je suis peut-être un fantôme plein d’exactitude,
mais je ne suis pas Jacques Renaud.
VALENTINE. Regardez-moi bien.
GASTON. Je vous regarde bien. Vous êtes charmante, mais
je ne suis pas Jacques Renaud !
VALENTINE. Je ne suis rien pour vous, vous en êtes
sûr ?
GASTON. Rien.
VALENTINE. Alors, vous ne retrouverez jamais votre mémoire.
GASTON. J’en arrive à le souhaiter. Un temps, il
s’inquiète tout de même. Pourquoi ne retrouverai-je jamais ma
mémoire ?
VALENTINE. Vous ne vous souvenez même pas des gens
que vous avez vus il y a deux ans.
GASTON. Deux ans ?
VALENTINE. Une lingère, une lingère en remplacement…
GASTON. Une lingère en remplacement ? Un
silence. Il demande soudain : Qui vous a raconté cela ?
VALENTINE. Personne. J’avais — avec l’approbation de ma
belle-mère d’ailleurs — adopté cette personnalité pour vous approcher
librement. Regardez-moi bien, h
GASTON l’attire
malgré lui, troublé. C’était
vous la lingère qui n’est restée qu’un jour ?
VALENTINE. Oui, c’était moi.
GASTON. Mais vous ne m'avez rien dit ce jour-là ?
VALENTINE. Je ne voulais rien vous dire avant… J’espérais,
vous voyez c
GASTON. Mais après ?
VALENTINE. Après, c
GASTON sourit à ce
souvenir. Ah ? l’écon
VALENTINE sourit
aussi. L’écon
GASTON. Mais vous n’avez pas crié partout que vous
m’aviez reconnu ?
VALENTINE. Je l’ai crié, mais nous étions cinquante
familles à le faire.
GASTON a un rire
nerveux, soudain. Mais
c’est vrai, suis-je bête, tout le monde me reconnaît ! Cela ne prouve en
rien que je suis Jacques Renaud.
VALENTINE. Vous vous en êtes souvenu tout de même de votre
lingère et de son gros paquet de draps ?
GASTON. Mais, bien sûr, je m’en suis souvenu. A
part mon amnésie, j’ai beaucoup de mémoire.
VALENTINE. Vous voulez la reprendre dans vos bras, votre
lingère ?
GASTON la
repousse. Attendons de
savoir si je suis Jacques Renaud.
VALENTINE. Et si vous êtes Jacques Renaud ?
GASTON. Si je suis Jacques Renaud, je ne la reprendrai
pour rien au monde dans mes bras. Je ne veux pas être l’amant de la femme de
mon frère.
VALENTINE. Mais vous l’avez déjà été !…
GASTON. II y a si longtemps et j’ai été si malheureux
depuis, je suis lavé de ma jeunesse.
VALENTINE a un
petit rire tri
GASTON. Je ne suis pas Jacques Renaud !
VALENTINE. Écoute, Jacques, il faut pourtant que tu
renonces à la merveilleuse simplicité de ta vie d’amnésique. Écoute, Jacques,
il faut pourtant que tu t’acceptes. Toute notre vie avec notre belle morale et
notre chère liberté, cela consiste en fin de c
GASTON. Si j’y suis obligé par quelque preuve, il faudra
bien que je m’accepte ; mais je ne vous accepterai pas !
VALENTINE. Mais puisque malgré toi c’est fait déjà, depuis
deux ans !
GASTON. Je ne prendrai pas la femme de mon
frère.
VALENTINE. Quand laisseras-tu tes grands mots ? Tu vas
voir, maintenant que tu vas être un h
GASTON. Et puis, il n’y a pas que vous… Je ne tiens pas
à avoir dépouillé de vieilles dames, violé des bonnes.
VALENTINE. Quelles bonnes ?
GASTON. Un autre détail… Je ne tiens pas non plus à
avoir levé la main sur ma mère, ni à aucune des excentricités de mon affreux
petit sosie.
VALENTINE. C
GASTON. J’ai dit à une vieille dame inhumaine que je la
détestais, mais cette vieille dame n’était pas ma mère.
VALENTINE. Si, Jacques ! Et c’est pour cela que tu le
lui as dit avec tant de véhémence. Et, tu vois, il t’a suffi, au contraire, de
côtoyer une heure les personnages de ton passé pour reprendre inconsciemment
avec eux tes anciennes attitudes. Écoute, Jacques, je vais monter dans ma
chambre, car tu vas être très en colère. Dans dix minutes, tu m’appelleras, car
tes colères sont terribles, mais ne durent jamais plus de dix minutes.
GASTON. Qu’en savez-vous? Vous m’agacez à la fin. Vous avez
l’air d’insinuer que vous me connaissez mieux que moi.
VALENTINE. Mais bien sûr!… Écoute, Jacques, écoute. Il y a
une preuve décisive que je n’ai jamais pu dire aux autres !…
GASTON recule. Je ne vous
crois pas !
VALENTINE sourit. Attends, je ne l’ai pas encore dite.
GASTON crie. Je ne veux
pas vous croire, je ne veux croire personne. Je ne veux plus que personne me
parle de mon passé !
LA
DUCHESSE entre en tr
LA DUCHESSE Gaston, Gaston, c’est épouvantable ! Des
gens viennent d’arriver, furieux, tonitruants, c’est une de vos familles. J’ai
été obligée de les recevoir. Ils m’ont couverte d’insultes. Je c
HUSPAR. Je suis sûr, Madame, que personne
n’oserait vous suspecter.
LA DUCHESSE. Mais vous ne c
LE
MAÎTRE D’HÔTEL entre.
LE MAÎTRE D’HÔTEL entre. Madame. Je demande pardon à Madame la duchesse. Mais voici
d’autres personnes qui réclament Maître Huspar ou Madame la duchesse.
LA DUCHESSE. Leur n
LE MAITRE
D’HOTEL. Ils m’ont donné cette
carte que je ne me permettais pas de présenter dès l’abord à Madame la
duchesse, vu qu’elle est c
LA DUCHESSE, cherchant dans son agenda. Bougran ?
Vous avez dit Bougran ? C’est la crémière !
LE VALET DE CHAMBRE frappe
et entre. Je demande pardon
à Madame ; mais c’est un Monsieur, ou plutôt un h
LA DUCHESSE, dans son agenda. Son n
LE VALET DE CHAMBRE. Legropâtre, Madame la duchesse.
LA DUCHESSE. Legropâtre, c’est le lampiste !
Introduisez-le avec beaucoup d’égards ! Ils sont tous venus par le même
train. Je parie que les Madensale vont suivre. J’ai appelé Pont-au-Bronc au
téléphone. Je vais tâcher de les faire patienter !
Elle sort rapidement, suivie de Me Huspar.
GASTON murmure, harassé. Vous avez tous des
preuves, des photographies ressemblantes, des souvenirs précis c
VALENTINE, qui est rentrée à la sortie de la duchese.
Ton lot va être beaucoup plus simple si tu veux m’écouter une minute seulement,
Jacques. Je t’offre une succession un peu chargée, sans doute, mais qui te
paraîtra légère puisqu’elle va te délivrer de toutes les autres. Veux-tu
m’écouter ?
GASTON. Je vous écoute.
VALENTINE. Je ne t’ai jamais vu nu, n’est-ce
pas ? Eh bien, tu as une cicatrice, une toute petite cicatrice qu’aucun
des médecins qui t’ont examiné n’a découverte, j’en suis sûre, à deux
centimètres sous l’
Il reste abasourdi un instant, puis il c
LE RIDEAU TOMBE
Le chauffeur et le valet de chambre grimpés sur une chaise dans un petit
couloir obscur et regardant par un œil-debœuf.
LE VALET DE CHAMBRE. Hé ! dis donc ! Y se
déculotte…
LE CHAUFFEUR, le poussant pour prendre sa place. Sans
blagues ? Mais il est c
LE VALET DE CHAMBRE. Tu rigoles… Y monte sur une
chaise ?
LE CHAUFFEUR. Je te le dis.
LE VALET DE CHAMBRE, prenant sa place. Fais voir ça…
Ah ! dis donc ! Et tout ça c’est pour voir son dos. Je te dis qu’il
est sonné. Bon. Le voilà qui redescend. Il a vu ce qu’il voulait. Y remet sa
chemise. Y s’assoit… Ah ! dis donc… Mince alors !
LE CHAUFFEUR. Qu’est-ce qu’il fait ?
LE VALET DE
CHAMBRE se retourne,
médusé. Y chiale…
LE RIDEAU TOMBE
La chambre de Jacques. Les persiennes sont fermées,l’
LE MAÎTRE D’HÔTEL. Nous les posons également autour du lit, Madame
la duchesse ?
LA DUCHESSE. Oui, oui, autour du lit, qu’en ouvrant les yeux,
il les voie tous en même temps.
Mme RENAUD. Ah ! si la vue de ces petits animaux
pouvait le faire revenir à lui !
LA DUCHESSE. Cela peut le frapper beaucoup
Mme RENAUD. II aimait tant les traquer ! Il montait sur
les arbres à des hauteurs vertigineuses pour mettre de la glu sur les branches.
LA DUCHESSE, au maître d'hôtel. Mettez-en un sur
l’oreiller, tout près de lui. Sur l’oreiller, oui, oui, sur l’oreiller.
LE MAÎTRE D'HÔTEL. Madame la duchesse ne craint pas qu’il ait peur
en s’éveillant de voir cette bestiole si près de son visage ?
LA DUCHESSE. Excellente, la peur, dans son cas, mon ami.
Excellente. Elle revient à Mme Renaud. Ah ! je ne vous cacherai pas
que je suis dévorée d’inquiétude, Madame ! J’ai pu calmer ces gens, hier
soir, en leur disant qu'Huspar et mon petit Albert seraient ici ce matin à la
première heure ; mais qui sait si nous arriverons à nous en débarrasser
sans dégâts ?…
LE VALET DE CHAMBRE entre. Les familles présumées de
Monsieur Gaston viennent d’arriver, Madame la duchesse.
LA DUCHESSE. Vous voyez ! Je leur avais dit neuf heures,
ils sont là à neuf heures moins cinq. Ce sont des gens que rien ne fera céder.
Mme RENAUD. Où les avez-vous introduits, Victor ?
LE VALET DE CHAMBRE. Dans le grand salon, Madame.
LA DUCHESSE. Ils sont autant qu’hier ? C’est bien une
idée de paysans de venir en groupe pour mieux se défendre.
LE VALET DE CHAMBRE. Ils sont davantage, Madame la duchesse.
LA DUCHESSE. Davantage ? C
LE VALET DE CHAMBRE. Oui, Madame la duchesse, trois de plus,
mais ensemble. Un Monsieur de bonne apparence, avec un petit garçon et sa
gouvernante.
LA DUCHESSE. Une gouvernante ? Quel genre de
gouvernante ?
LE VALET DE CHAMBRE. Anglais, Madame la duchesse.
LA DUCHESSE. Ah ! ce sont les Madensale !… Des gens
que je crois charmants. C’est la branche anglaise de la famille qui réclame Gaston…
C’est touchant de venir d’aussi loin rechercher un des siens, vous ne trouvez
pas ? Priez ces personnes de patienter quelques minutes, mon ami.
Mme RENAUD. Mais ces gens ne vont pas nous le reprendre
avant qu’il ait parlé, n’est-ce pas, Madame ?
LA DUCHESSE. N’ayez crainte. L’épreuve a c
Mme RENAUD. Un scandale dont j’ai l’impression que vous vous
exagérez le danger, Madame.
LA DUCHESSE. Détr
Le valet de chambre passe près d’elle avec des écureuils empaillés. Elle le
suit des yeux.
Mais c’est
ravissant une peau d’écureuil ! C
Mme RENAUD, ahurie. Je ne sais pas.
LE VALET DE CHAMBRE. Ça doit être trop petit.
LE MAÎTRE D’HÔTEL qui surveille la porte. Attention,
Monsieur a bougé !
LA DUCHESSE. Ne nous montrons surtout pas. Au maître
d’hôtel. Ouvrez les persiennes. Pleine lumière dans la chambre. Gaston a
ouvert les yeux. Il voit quelque chose tout près de son visage. Il
recule, se dresse sur son séant.
GASTON. Qu’est-ce que c’est ? Il se voit
entouré de belettes, de putois, d’écureuils empaillés, il a les yeux exorbités,
il crie : Mais qu’est-ce que c’est que toutes ces bêtes ?
Qu’est-ce qu’elles me veulent ?
LE MAÎTRE D’HÔTEL s'avance. Elles sont empaillées, Monsieur.
Ce sont les petites bêtes que Monsieur s’amusait à tuer. Monsieur ne les
reconnaît donc pas ?
GASTON crie d’une voix rauque. Je n’ai jamais tué
de bêtes ! Il s’est levé.
Le valet s’est précipité
avec sa robe de chambre. Ils passent tous deux dans la salle de bains. Mais
Gaston ressort et revient aussitôt aux bêtes.
GASTON. C
LE MAÎTRE D’HÔTEL. Que Monsieur se rappelle les pièges d’acier
qu’il choisissait longuement sur le catalogue de la Manufacture d’Armes et Cycles
de Saint-Étienne… Pour certaines, Monsieur préférait se servir de la glu.
GASTON. Elles n’étaient pas encore mortes quand il les
trouvait ?
LE MAÎTRE D’HÔTEL. Généralement pas, Monsieur. Monsieur les
achevait avec son couteau de chasse. Monsieur était très adroit pour cela.
GASTON, après un silence.Qu’est-ce qu’on peut
faire pour des bêtes mortes ? Il a vers elles un geste timide
qui n’ose pas être une caresse, il rêve un instant. Quelles caresses sur
ces peaux tendues, séchées ? J’irai jeter des noisettes et des morceaux de
pain à d’autres écureuils, tous les jours. Je défendrai, partout où la terre
m’appartiendra, qu’on fasse la plus légère peine aux belettes… Mais c
LE MAÎTRE
D’HÔTEL. Oh ! il ne
faut pas que Monsieur se peine à ce point. Ce n’est pas bien grave, des
bestioles ; et puis, en s
GASTON répète. C’est passé. Et même si j’étais assez puissant à présent pour rendre à
jamais heureuse la race des petits animaux des bois… Vous l’avez dit :
c’est passé. II s’en va vers la salle de bains en disant : Pourquoi n’ai-je pas la même robe de
chambre qu’hier soir ?
LE MAÎTRE D’HÔTEL. Elle est également à Monsieur, Madame m’a rec
GASTON. Qu’est-ce qu’il y a dans les poches de
celle-là ? Des souvenirs encore, c
LE MAÎTRE D’HÔTEL, le suivant. Non, Monsieur. Cette fois ce
sont des boules de naphtaline.
La porte de la salle de bains s’est refermée. La duchesse et Mme Renaud
sortent de leur cachette.
LE MAÎTRE D’HÔTEL a. un geste avant de sortir. Madame a pu
entendre. Je ne crois pas que Monsieur ait rien reconnu.
Mme RENAUD, dépitée. On dirait vraiment qu’il y met
de la mauvaise volonté.
LA DUCHESSE. Si c’était cela, croyez que je lui parlerais
très sévèrement, mais j’ai malheureusement peur que ce ne soit plus grave.
GEORGES, entrant. Eh bien, il s’est
réveillé ?
LA DUCHESSE. Oui, mais notre petite conspiration n’a rien
donné.
Mme RENAUD. II a eu l’air péniblement surpris de voir les
dépouilles de ces bêtes, mais c’est tout.
GEORGES. Est-ce que vous voulez me laisser un m
Mme RENAUD. Puisses-tu réussir, Georges ! Moi, je c
GEORGES. II ne faut pas, voyons, maman, il ne faut pas.
Il faut espérer jusqu’au bout au contraire. Espérer contre l’évidence même.
Mme RENAUD, un peu pincée. Son attitude est vraiment
lassante. Tu veux que je te dise ? Il me semble qu’il me fait la tête c
GEORGES. Mais puisqu’il ne t’a même pas reconnue…
Mme RENAUD. Oh ! il avait un si mauvais
caractère ! Amnésique ou non, pourquoi veux-tu qu’il ne l’ait plus ?
LA DUCHESSE, s'en allant avec elle. Je crois que vous
exagérez son animosité contre vous, Madame. En tout cas, je n’ai pas de conseil
à vous donner, mais je voulais vous dire que je trouve votre façon d’agir un
peu trop froide. Vous êtes mère, que diable ! soyez pathétique.
Roulez-vous à ses pieds, criez.
Mme RENAUD. Voir Jacques reprendre sa place ici est mon plus
cher désir, Madame ; mais je ne saurais vraiment aller jusque-là. Surtout
après ce qui s’est passé.
LA DUCHESSE. C’est d
Elles sont sorties. Georges a frappé pendant ce temps à la porte de la
chambre, puis il est entré,timide.
GEORGES. Je peux te parler, Jacques ?
LA VOIX DE GASTON, de la salle de bains. Qui est là,
encore ? J’avais demandé que personne ne vienne. Je ne peux donc même pas
me laver sans qu’on me harcèle de questions, sans qu’on me flanque des
souvenirs sous le nez ?
LE VALET DE CHAMBRE, entrouvrant la porte. Monsieur
est dans son bain, Monsieur. A Gaston invisible. C’est Monsieur,
Monsieur.
LA voix DE GASTON, encore bourrue, mais radoucie. Ah !
c’est vous ?
GEORGES, au valet de chambre. Laissez-nous un
instant, Victor.
Il sort.
Georges se rapproche de la porte. Je te demande pardon, Jacques… Je c
LA VOIX DE
GASTON, de la salle de
bains. Quelle saleté avez-vous encore trouvée dans le passé de votre frère
pour me la coller sur les épaules ?
GEORGES. Mais ce n’est pas une saleté, Jacques, au
contraire, ce sont des réflexions, des réflexions que je voudrais te c
La réponse vient, bourrue c
LA VOIX DE GASTON. De quoi ?
GEORGES. Mais de tout ce que je t’ai raconté en
exagérant, en me posant en victime. De cette sorte de chantage que je t’ai fait
avec ma pauvre histoire…
On entend un bruit dans la salle de bains. Georges,
épouvanté, se lève.
Attends, attends, ne sors pas tout de suite
de la salle de bains, laisse-moi finir, j’aime mieux. Si je t’ai devant moi, je
vais reprendre mon air de frère, et je n’en sortirai plus… Tu c
Gaston est sorti de la salle de bains, il va doucement à lui et Imposant la
main sur l’épaule.
GASTON. C
GEORGES. Que voulez-vous ? c’était mon frère.
GASTON. II n’a rien fait c
GEORGES. Un ami, ce n’est pas pareil, c’était mon frère…
GASTON. Et puis c
GEORGES, simplement. Qu’est-ce que tu veux, même
si c’était un assassin, il fait partie de la famille, sa place est dans la
famille.
GASTON répète, après un temps. Il fait partie de
la famille, sa place est dans la famille. C
GEORGES, éperdu. Mais, Jacques, je ne c
GASTON. Cette solitude n’était pas ma pire ennemie…
GEORGES. Tu as peut-être surpris des regards de d
Gaston le regarde
Il se
trouble. Et puis, enfin,
surtout, moi, je t’aimais bien.
GASTON. A part vous ?
GEORGES. Mais… Il est gêné. Qu’est-ce que
tu veux… Valentine sans doute.
GASTON. Elle a été amoureuse de moi, ce n’est pas la
même chose… Il n’y a que vous.
GEORGES baisse la tête. Peut-être, oui.
GASTON. Pourquoi ? Je ne peux pas arriver à c
GEORGES, doucement. Vous n’avez jamais rêvé d’un ami
qui aurait été d’abord un petit garçon que vous auriez pr
GASTON, après un temps. J’étais tout petit quand
votre père est mort ?
GEORGES. Tu avais deux ans.
GASTON. Et vous ?
GEORGES. Quatorze… Il a bien fallu que je m’occupe de
toi. Tu étais si petit. Un temps, il lui dit sa vraie excuse. Tu as
toujours été si petit pour tout. Pour l’argent que nous t'avons donné trop tôt
c
GASTON hausse les épaules. J’imagine que ceux qui
avaient de grosses moustaches et l’air terrible étaient de tout petits soldats,
eux aussi, à qui on allait demander quelque chose au-dessus de leurs forces…
GEORGES crie presque douloureusement. Oui, mais
toi, tu avais dix-huit ans ! Et après les langues mortes et la vie
décorative des conquérants, la première chose que les h
GASTON a un rire qui sonne faux. Et après ?
Donner la mort, cela me paraît pour un jeune h
LE MAÎTRE D’HÔTEL paraît. Madame la duchesse prie Monsieur
de bien vouloir venir la rejoindre au grand salon dès que Monsieur sera prêt.
GEORGES s’est levé. Je vous laisse. Mais, s’il
vous plaît, malgré tout ce qu’on a pu vous dire, ne le détestez pas trop, ce
Jacques… Je crois que c’était surtout un pauvre petit.
Il sort.
Le maître d’hôtel est resté avec Gaston et l’aide à s’habiller.
GASTON lui demande brusquement. Maître
d’hôtel ?
LE MAÎTRE D’HÔTEL. Monsieur ?
GASTON. Vous n’avez jamais tué quelqu’un ?
LE MAÎTRE D’HÔTEL. Monsieur veut sans doute plaisanter. Monsieur
pense bien que si j’avais tué quelqu’un je ne serais plus au service de Madame.
GASTON. Même pendant la guerre ? Un brusque tête-à-tête
en sautant dans un abri pendant la seconde vague d’assaut ?
LE MAÎTRE D’HÔTEL. J’ai fait la guerre c
GASTON, immobile, tout pâle et très doucement.
Vous avez de la chance, maître d’hôtel. Parce que c’est une épouvantable
sensation d’être en train de tuer quelqu’un pour vivre.
LE MAÎTRE D’HÔTEL se demande s’il doit rire ou non. Monsieur
le dit bien, épouvantable ! Surtout pour la victime.
GASTON. Vous vous tr
LE MAÎTRE D’HÔTEL. Dans ce
cas, je c
GASTON. Mais l’assassin, lui, en revanche, a le
privilège des deux souffrances. Vous aimez vivre, maître d’hôtel ?
LE MAÎTRE D’HÔTEL. C
GASTON. Imaginez que, pour vivre, il vous faille plonger
à jamais dans le néant un jeune h
LE MAÎTRE
D’HÔTEL. J’avoue à
Monsieur que je ne me suis pas posé la question. Mais je dois dire également
que, si j’en crois les r
GASTON éclate soudain de rire, Mais si personne —
hors l’assassin — ne peut voir le cadavre ? II va à lui et gentiment. Tenez,
maître d’hôtel. C’est fait. Il est là à vos pieds. Le voyez-vous ?
Le maître d’hôtel regarde ses pieds, fait un saut de côté, regarde autour
de lui et se sauve, épouvanté, aussi vite que sa dignité le permet. Valentine
paraît rapidement dans le couloir. Elle court à la chambre.
VALENTINE. Que me dit Georges ? Tu ne leur as rien dit
encore ? Je n’ai pas voulu entrer la première dans ta chambre ce matin,
mais je croyais qu’ils allaient m’appeler avec une bonne nouvelle. Pourquoi ne
leur as-tu pas dit ?
Gaston lu regarde sans rien dire.
Mais
enfin, ne me fais pas devenir folle ! Cette cicatrice, tu l’as vue hier,
j’en suis sûre, dans une glace ?
GASTON, doucement, sans cesser de la regarder. Je
n’ai vu aucune cicatrice.
VALENTINE. Qu’est-ce que tu dis ?
GASTON. Je dis que j’ai regardé très attentivement mon
dos et que je n’ai vu aucune cicatrice. Vous avez dû vous tr
VALENTINE le regarde un instant, abasourdie, puis c
GASTON, très calme. Je crois que cela vaut mieux.
VALENTINE. Mais est-ce que tu te rends c
GASTON. Oui. Je suis en train de refuser mon passé et
ses personnages — moi c
VALENTINE. Mais tu es fou ! Mais tu es un
monstre ! On ne peut pas refuser son passé. On ne peut pas se refuser
soi-même…
GASTON. Je suis sans doute le seul h
VALENTINE. Et mon amour, à moi, qu’est-ce que tu en
fais ? Lui non plus, sans doute, tu n’as pas la curiosité de le
connaître ?
GASTON. Je ne vois de lui, en ce m
VALENTINE. Et si j’allais le crier, moi, partout, que je
reconnais cette cicatrice ?
GASTON. J’ai envisagé cette hypothèse. Au point de vue
amour : je crois que l’ancienne Valentine l’aurait déjà fait depuis
longtemps et que c’est un signe assez consolant que vous soyez devenue
prudente… Au point de vue légal : vous êtes ma belle-soeur, vous vous
prétendez ma maîtresse… Quel tribunal accepterait de prendre une décision aussi
grave sur ce louche imbroglio d’alcôve dont vous seule pouvez parlez ?
VALENTINE, pâle, les dents serrées. C’est bien. Tu
peux être fier. Mais ne crois pas que, tout ton fatras d’amnésie mis à part, ta
conduite soit bien surprenante pour un h
GASTON sourit. Je vous remercie. Ce n’est pas une
peine…
Dans le couloir paraissent le maître d’hôtel et le valet de chambre. A leur
mimique, on c
LE VALET DE CHAMBRE du seuil. Madame la duchesse
Dupont-Dufort me prie de dire à Monsieur qu’il se dépêche et qu’il veuille bien
la rejoindre au plus tôt au grand salon parce que les familles de Monsieur
s’impatientent.
Gaston n’a pas bougé, les d
VALENTINE éclate de rire. Tes familles,
Jacques ! Ah ! c’est bête, j’ai envie de rire… Parce qu’il y a une
chose que tu oublies : c’est que, si tu refuses de venir avec nous, il va
falloir que tu ailles avec elles de gré ou de force. Tu vas devoir aller
coucher dans les draps de leur mort, endosser les gilets de flanelle de leur
mort, ses vieilles pantoufles pieusement gardées… Tes familles s’impatientent…
Allons, viens, toi qui as si peur de ton passé, viens voir ces têtes de petits
bourgeois et de paysans, viens te demander quels passés de calculs et d’avarice
ils ont à te proposer.
GASTON. Il leur serait difficile de faire mieux que
vous, en tout cas.
VALENTINE. Tu crois ? Ces cinq cent mille francs
escroqués et dépensés en rires et en fêtes te paraîtront peut-être bien légers
à côté de certaines histoires de mur mitoyen et de bas de laine… Allons, viens,
puisque tu ne nous veux pas, tu te dois à tes autres familles maintenant. Elle
vent l’entraîner, il résiste.
GASTON. Non, je n’irai pas.
VALENTINE. Ah ? Et que vas-tu faire ?
GASTON. M’en aller.
VALENTINE. Où ?
GASTON. Quelle question ! N’importe où.
VALENTINE. C’est un mot d’amnésique. Nous autres,
qui avons notre mémoire, nous savons qu’on est toujours obligé de choisir une
direction dans les gares et qu’on ne va jamais plus loin que le prix de son
billet… Tu as à choisir entre la direction de Blois et celle d’Orléans. C’est
te dire que si tu avais de l’argent le monde s’ouvrirait devant toi ! Mais
tu n’as pas un sou en poche, qu’est-ce que tu vas faire ?
GASTON. Déjouer vos calculs. Partir à pied, à travers
champs, dans la direction de Châteaudun.
VALENTINE. Tu te sens donc si libre depuis que tu t’es
débarrassé de nous ? Mais pour les gendarmes tu n’es qu’un fou échappé
d’un asile. On t'arrêtera.
GASTON. Je serai loin. Je marche très vite.
VALENTINE lui crie en face. Crois-tu que je ne
donnerais pas l’alarme si tu faisais un pas hors de cette chambre ?
Il est
allé soudain à la fenêtre.
Tu es ridicule,
la fenêtre est trop haute et ce n’est pas une solution.
Il s’est retourné vers elle c
Tu te
débarrasseras peut-être de nous, mais pas de l’habitude de faire passer tes
pensées une à une dans tes veux… Non, Jacques, même si tu me tuais pour gagner
une heure de fuite, tu serais pris.
Il a
baissé la tête, acculé dans un coin de la chambre.
Et puis, tu
sais bien que ce n’est pas seulement moi qui te traque et veux te garder. Mais
toutes les femmes, tous les h
GASTON, sourdement. Eh bien, je retournerai dans
mon asile.
VALENTINE. Tu oublies que j’y ai été lingère tout un jour,
dans ton asile! que je t’y ai vu bêchant bucoliquement les salades peut-être,
mais aussi aidant à vider les pots, à faire la vaisselle ; bousculé par
les infirmiers auxquels tu quémandais une pincée de tabac pour ta pipe… Tu fais
le fier avec nous : tu nous parles mal, tu nous railles, mais sans nous tu
n’es qu’un petit garçon impuissant qui n’a pas le droit de sortir seul et qui
doit se cacher dans les cabinets pour fumer.
GASTON a un geste quand elle a fini.
Allez-vous-en, maintenant. Il ne me reste pas le plus petit espoir : vous
avez joué votre rôle.
Elle est sortie sans un mot.
Gaston reste seul, jette un regard lassé dans sa chambre ; il s’arrête devant
son armoire à glace, se regarde longtemps. Soudain, il prend un objet sur la
table, près de lui, sans quitter son image des yeux, et il le lance à toute
volée dans la glace qui s’écroule en morceaux. Puis il s'en va s’asseoir sur
son lit, la tête dans ses mains. Un silence,puis doucement la musique c
LE PETIT GARÇON. Je vous demande pardon, Monsieur. Mais vous
pourrez peut-être me renseigner. Je cherche le petit endroit.
GASTON, qui sort d’un rêve. Le petit
endroit ? Quel petit endroit ?
LE PETIT GARÇON. Le petit endroit où on est tranquille.
GASTON c
LE PETIT GARÇON. Je me demande bien alors à qui nous allons
pouvoir le demander.
GASTON rit encore. Je me le demande
aussi.
LE PETIT GARÇON. En tout cas, si vous restez là, vous n’avez
vraiment pas beaucoup de chances de le trouver. Il aperçoit les
débris de la glace. Oh ! là là. C est vous qui avez cassé la
glace ?
GASTON. Oui, c’est moi.
LE PETIT GARÇON. Je c
GASTON. On le dit, oui.
LE PETIT GARÇON, s’en allant. Je m’en vais voir dans les
couloirs si je rencontre un d
Gaston le regarde.
…le petit
endroit que nous cherchons tous les deux.
GASTON sourit et le rappelle. Ecoutez, écoutez…
Votre petit endroit où on est tranquille, à vous, est beaucoup plus facile à
trouver que le mien. Vous en avez un là, dans la salle de bains.
LE PETIT GARÇON. Je vous remercie beaucoup, Monsieur.
Il entre dans la salle de bains,
la musique a repris son petit thème moqueur. Le petit garçon revient au bout de
quelques secondes. Gaston n’a pas bougé.
Maintenant,
il faut que je retourne au salon. C'est par là ?
GASTON. Oui, c’est par là. Vous êtes avec les
familles ?
LE PETIT
GARÇON. Oui. C’est plein
de gens de tout acabit qui viennent pour essayer de reconnaître un amnésique de
la guerre. Moi aussi, je viens pour cela. Nous avons fait précipitamment le
voyage en avion, parce qu’il paraît qu’il y a une manœuvre sous roche. Enfin
moi, vous savez, je n’ai pas très bien c
GASTON. De quelle famille faites-vous partie ?
LE PETIT GARÇON. Madensale.
GASTON. Madensale… Ah ! oui… Madensale, les
Anglais… Je vois le dossier, très bien. Degré de parenté : oncle… C’est
même moi qui ai recopié l’étiquette. Il y a un oncle sans doute chez les
Madensale.
LE PETIT GARÇON. Oui, Monsieur…
GASTON. L’oncle Job, c’est vrai. Eh bien, vous direz à
l’oncle Job que, si j’ai un conseil à lui donner, c’est de ne pas avoir trop d’espoir
au sujet de son neveu.
LE PETIT GARÇON. Pourquoi me dites-vous cela, Monsieur ?
GASTON. Parce qu’il y a beaucoup de chances pour que le
neveu en question ne reconnaisse jamais l’oncle Job.
LE PETIT GARÇON. Mais il n’y a aucune raison pour qu’il le
reconnaisse, Monsieur. Ce n’est pas l’oncle Job qui recherche son neveu.
GASTON. Ah ! il y a un autre oncle Madensale ?
LE PETIT GARÇON. Bien sûr, Monsieur. Et c’est même un peu drôle,
au fond… L’oncle Madensale, c’est moi.
GASTON, ahuri. C
LE PETIT GARÇON. Non, non. Moi-même. C’est même très ennuyeux,
vous le pensez bien, pour un petit garçon d’être l’oncle d’une grande personne.
J’ai mis longtemps à c
GASTON, éclate franchement de rire et l’attire sur
ses genoux. Alors c’est vous l’oncle Madensale ?
LE PETIT GARÇON. Oui, c’est moi. Mais il ne faut pas trop se
moquer, je n’y peux rien.
GASTON. Mais, alors, cet oncle Job dont vous parliez…
LE PETIT
GARÇON. Oh ! c’est
un ancien ami de papa qui est mon avocat pour toutes mes histoires de
succession. Alors, n’est-ce pas, c
GASTON. Mais c
LE PETIT GARÇON. C’est à la suite d’une épouvantable catastrophe.
Vous avez peut-être entendu parler du naufrage du « Neptunia » ?
GASTON. Oui. Il y a longtemps.
LE PETIT GARÇON. Eh bien, toute ma famille était partie dessus en
croisière.
GASTON le regarde, émerveillé. Alors tous vos parents sont morts ?
LE PETIT GARÇON, gentiment. Oh ! mais, vous savez, il
ne faut pas me regarder c
GASTON l’a posé par terre, il le considère, puis lui
tape sur l’épaule. Petit oncle Madensale, vous êtes un grand personnage
sans le savoir !
LE PETIT GARÇON. Je joue déjà très bien au cricket, vous savez.
Vous jouez, vous i
GASTON. Ce que je ne c
LE PETIT GARÇON. Oh ! c’est parce que vous n’êtes pas au
courant des successions. C’est très c
GASTON, soudain rêveur. Alors l’oncle Job doit
avoir une bien grande envie de retrouver votre neveu ?
LE PETIT GARÇON. Vous pensez ! Pour moi… et pour lui. Parce
qu’il ne me l’a pas avoué, mais ma gouvernante m’a dit qu’il avait un
pourcentage sur toutes mes affaires.
GASTON. Ah ! bon. Et quel genre d’h
LE PETIT
GARÇON, les yeux bien
clairs. Un Monsieur plutôt rond, avec des cheveux blancs…
GASTON. Non, ce n’est pas cela que je veux dire. C’est
d’ailleurs un renseignement que vous ne pouvez pas me donner. Où est il en ce m
LE PETIT GARÇON. Il fume sa pipe dans le jardin. Il n’a pas voulu
rester avec les autres à attendre dans le salon.
GASTON. Bon. Vous pouvez me conduire auprès de
lui ?
LE PETIT GARÇON. Si vous voulez.
GASTON sonne. Au valet de chambre qui entre.
GASTON. Voulez-vous prévenir Madame la duchesse
Dupont-Dufort que j’ai une c
LE VALET DE CHAMBRE. Une c
GASTON entraîne le petit garçon vers la porte
opposée. Passons par là. Arrivé à la porte, il s’arrête et lui demande.
Dites donc, vous êtes bien sûr qu’ils sont tous morts dans votre famille ?
LE PETIT GARÇON. Tous. Même les amis intimes qu’on avait invités
au grand c
GASTON. C’est parfait. Il le fait passer devant lui
et sort.
La musique reprend, moqueuse. La
scène reste vide un instant, puis la duchesse entre, suivie du valet de
chambre.
LA DUCHESSE. C
LE VALET DE CHAMBRE. Capitale.
LA DUCHESSE, dans la chambre vide. Eh bien, où
est-il ?
Gaston, suivi de l’oncle Job et du petit garçon, entre solennellement dans
la chambre. Trémolo à l’orchestre ou quelque chose c
GASTON. Madame la duchesse, je vous présente Maître
Picwick, soliciter de la famille Madensale, dont voici l’unique représentant.
Maître Picwick vient de m’apprendre une chose extrêmement troublante : il
prétend que le neveu de son client possédait, à deux centimètres sous l’
PICWICK. Lettre que je tiens d’ailleurs à la disposition
des autorités de l’asile, Madame, dès mon retour en Angleterre.
LA DUCHESSE. Mais enfin cette cicatrice, Gaston, vous ne
l’avez jamais vue ? Personne ne l’a jamais vue, n’est-ce pas ?
GASTON. Personne.
PICWICK. Mais elle est si petite, Madame, que j’ai pensé
qu’elle avait pu passer jusqu’ici inaperçue.
GASTON, sortant sa veste. L’expérience est
simple. Voulez-vous regarder ? Il tire sa chemise.
La duchesse prend son face-àmain, Me Picwick ses grosses lunettes. Tout en
leur présentant son dos, il se penche vers le petit garçon.
LE PETIT GARÇON. Vous l’avez, au moins, cette cicatrice ? Je
serais désolé que ce ne soit pas vous.
GASTON. N’ayez crainte. C’est moi… Alors, c’est vrai que
vous ne vous rappelez rien de votre famille… Même pas un visage ? même pas
une petite histoire ?
LE PETIT GARÇON. Aucune histoire. Mais si cela vous ennuie,
peut-être que je pourrais tâcher de me renseigner.
GASTON. N’en faites rien.
LA DUCHESSE, qui lui regardait le dos, crie soudain.
La voilà ! La voilà ! Ah ! mon Dieu, la voilà !
PICWICK, qui cherchait aussi. C’est exact, la
voilà !
LA DUCHESSE. Ah ! embrassez-moi, Gaston… Il faut que
vous m’embrassiez, c’est une aventure merveilleuse !
PICWICK, sans rire. Et tellement
inattendue…
LA DUCHESSE t
GASTON, la relevant, avec un sourire. Je ne le
crois pas.
LA DUCHESSE. Moi non plus ! Je vais plutôt téléphoner à
Pont-au-Bronc. Mais dites-moi, Monsieur Madensale, il y a une chose que je
voudrais tant savoir : au dernier abcès de fixation, mon petit lbert vous
a fait dire « Foutriquet » dans votre délire. Est ce un mot qui vous
rattache maintenant à votre ancienne vie ?…
GASTON. Chut ! Ne le répétez à personne. C’est lui
que j’appelais ainsi.
LA DUCHESSE, horrifiée. Oh ! mon petit
Albert ! Elle hésite un instant, puis se ravise. Mais cela ne fait
rien, je vous pardonne… Elle s’est tournée vers Picwick, minaudante. Je
c
PICWICK. Lui-même !
LA DUCHESSE, qui y pense soudain. Mais, pour ces Renaud,
quel coup épouvantable ! C
GASTON, allègrement. Je vous en charge !
J’aurai quitté cette maison dans cinq minutes sans les revoir.
LA DUCHESSE. Vous n’avez même pas une c
GASTON. Non. Pas de c
Musique tri
LE RIDEAU TOMBE