JEAN Anouilh

Le voyageur sans bagage

PERSONNAGES

GASTON, amnésique.

GEORGES RENAUD, son frère présumé.

Mme RENAUD, mère présumée de Gaston.

VALENTINE RENAUD, femme de Georges.

LA DUCHESSE DUPONT-DUFORT, dame patronnesse.

Me HUSPAR, avoué, chargé des intérêts de Gaston.

LE PETIT GARÇON

Me PICWICK, avocat du petit garçon.

Domestiques de la famille Renaud

LE MAÎTRE D’HÔTEL

LE CHAUFFEUR

LE VALET DE CHAMBRE

LA CUISINIÈRE

JULIETTE

Le salon d’une maison de province très cossue, avec une large vue sur un jardin à la française. Au lever du rideau la scène est vide, puis le maître d’hôtel introduit la duchesse Dupont-Dufort, M'Huspar et Gaston.

PREMIER TABLEAU

LE MAÎTRE D’HÔTEL. Qui dois-je annoncer, Madame ?

LA DUCHESSE. La duchesse Dupont-Dufort, Me Huspar, avoué, et Monsieur… Elle hésite. Monsieur Gaston. A Huspar. Nous sommes bien obligés de lui donner ce nom jusqu’à nouvel ordre.

LE MAÎTRE D’HÔTEL, qui a l’air au courant. Ah ! Madame la duchesse voudra bien excuser Monsieur et Madame, mais Madame la duchesse n’était attendue par Monsieur et Madame qu’au train de 11 h 50. Je vais faire prévenir immédiatement Monsieur et Madame de la venue de Madame la duchesse.

LA DUCHESSE, le regardant s'éloigner. Parfait, ce maître d’hôtel !… Ah ! mon petit Gaston, je suis follement heureuse. J’étais sûre que vous étiez le fils d’une excellente famille.

HUSPAR. Ne vous laissez pas emporter par l'enthousiasme. N'oubliez pas qu'en plus de ces Renaud nous avons encore cinq familles possibles.

LA DUCHESSE. Ah ! non, maître… Quelque chose me dit que Gaston va reconnaître ces Renaud pour les siens ; qu’il va retrouver dans cette maison l’atmosphère de son passé. Quelque chose me dit que c’est ici qu’il va retrouver sa mémoire. C’est un instinct de femme qui m’a rarement trompée.

HUSPAR s’incline devant un tel argument. Alors…

Gaston s’est mis à regarder les tableaux sans s’occuper d'eux, comme un enfant en visite.

LA DUCHESSE, l’interpellant. Eh bien, Gaston, vous êtes ému, j’espère ?

GASTON. Pas trop.

LA DUCHESSE soupire. Pas trop ! Ah ! mon ami, je me demande parfois si vous vous rendez compte de ce que votre cas a de poignant ?

GASTON. Mais, Madame la duchesse…

LA DUCHESSE. Non, non, non. Rien de ce que vous pourrez me dire ne m'ôtera mon idée de la tête. Vous ne vous rendez pas compte. Allons, avouez que vous ne vous rendez pas compte.

GASTON. Peut-être pas très bien, Madame le duchesse.

LA DUCHESSE, satisfaite. Ah ! vous êtes tout au moins un charmant garçon et qui sait reconnaître ses erreurs. Cela, je ne cesse de le répéter. Mais il n’en demeure pas moins vrai que votre insouciance, votre désinvolture sont extrêmement blâmables. N’est-ce pas, Huspar?

HUSPAR. Mon Dieu, je…

LA DUCHESSE. Si, si. Il faut me soutenir, voyons, et lui faire comprendre qu'il doit être ému.

Gaston s’est remis à regarder les œuvres d’art.

Gaston !

GASTON. Madame la duchesse ?

LA DUCHESSE. Etes-vous de pierre ?

GASTON. De pierre ?

LA DUCHESSE. Oui, avez-vous le cœur plus dur que le roc ?

GASTON. Je… je ne le crois pas, Madame la duchesse.

LA DUCHESSE. Excellente réponse ! Moi non plus, je ne le crois pas. Et pourtant, pour un observateur moins averti que nous, votre conduite laisserait croire que vous êtes un homme de marbre.

GASTON. Ah?

LA DUCHESSE. Gaston, vous ne comprenez peut-être pas la gravité de ce que je vous dis ? J’oublie parfois que je parle à un amnésique et qu’il y a des mots que vous avez pu ne pas réapprendre depuis dix-huit ans. Savez-vous ce que c’est que du marbre ?

GASTON. De la pierre.

LA DUCHESSE. C’est bien. Mais savez-vous encore quelle sorte de pierre ? La pierre la plus dure, Gaston. Vous m’entendez ?

GASTON. Oui.

LA DUCHESSE. Et cela ne vous fait rien que je compare votre coeur à la pierre la plus dure ?

GASTON, gêné. Ben, non… Un temps. Ça me ferait plutôt rigoler.

LA DUCHESSE. Avez-vous entendu, Huspar ?

HUSPAR, pour arranger les choses. C’est un enfant.

LA DUCHESSE, péremptoire. Il n’y a plus d’enfants : c’est un ingrat. A Gaston. Ainsi, vous êtes un des cas les plus troublants de la psychiatrie ; une des énigmes les plus angoissantes de la grande guerre — et, si je traduis bien votre grossier langage, cela vous fait rire ? Vous êtes, comme l'a dit très justement un journaliste de talent, le soldat inconnu vivant — et cela vous fait rire? Vous êtes donc incapable de respect, Gaston ?

GASTON. Mais puisque c’est moi…

LA DUCHESSE. II n’importe ! Au nom de ce que vous représentez, vous devriez vous interdire de rire de vous-même. Et j’ai l’air de dire une boutade, mais elle exprime le fond de ma pensée : quand vous vous rencontrez dans une glace, vous devriez vous tirer le chapeau, Gaston.

GASTON. Moi… à moi ?

LA DUCHESSE. Oui, vous à vous ! Nous le faisons bien tous, en songeant à ce que vous personnifiez. Qui vous croyez-vous donc pour en être dispensé ?

GASTON. Personne, Madame la duchesse.

LA DUCHESSE. Mauvaise réponse ! Vous vous croyez quelqu’un de très important. Le bruit que les journaux ont fait autour de votre cas vous a tourné la tête, voilà tout. Il vent parler. Ne répliquez rien, vous me fâcheriez ! Il baisse la tête et retourne aux oeuvres d'art. Comment le trouvez-vous, Huspar ?

HUSPAR. Lui-même, indifférent.

LA DUCHESSE. Indifférent. C’est le mot. Je l’avais depuis huit jours sur le bout de la langue et je ne pouvais pas le dire. Indifférent ! c’est tout à fait cela. C’est pourtant son sort qui se joue, que diable ! Ce n’est pas nous qui avons perdu la mémoire, ce n’est pas nous qui recherchons notre famille ? N’est-ce pas, Huspar ?

HUSPAR. Certainement non.

LA DUCHESSE. Alors ?

HUSPAR, haussant les épaules, désabusé. Vous avez encore les illusions d’une foi neuve. Voilà des années qu’il oppose cette inertie à toutes nos tentatives.

LA DUCHESSE. Il est impardonnable en tout cas de ne pas reconnaître le mal que mon neveu se donne pour lui. Si vous saviez avec quel admirable dévouement il le soigne, quel coeur il met à cette tâche ! J’espère qu’avant de partir il vous a confié l’événement ?

HUSPAR. Le docteur Jibelin n’était pas à l'asile lorsque je suis passé prendre les dossiers de Gaston. Je n'ai malheureusement pas pu l’attendre.

LA DUCHESSE. Que me dites-vous, Maître ? Vous n’avez pas vu mon petit Albert avant votre départ ? Mais vous ne savez donc pas la nouvelle ?

HUSPAR. Quelle nouvelle ?

LA DUCHESSE. Au dernier abcès de fixation qu’il lui a fait, il a réussi à le faire parler dans son délire. Oh ! il n’a pas dit grand-chose. Il a dit : « Foutriquet. »

HUSPAR. Foutriquet ?

LA DUCHESSE. Foutriquet, oui. Vous me direz que c’est peu de chose, mais ce qu’il y a d’intéressant, c’est que c’est un mot, qu’éveillé, personne ne lui a jamais entendu prononcer, un mot que personne ne se rappelle avoir prononcé devant lui, un mot qui a donc toutes chances d’appartenir à son passé.

HUSPAR. Foutriquet ?

LA DUCHESSE. Foutriquet. C'est un très petit indice, certes, mais c’est déjà quelque chose. Son passé n’est plus un trou noir. Qui sait si ce routriquet-là ne nous mettra pas sur la voie ? Elle rêve. Foutriquet… Le surnom d’un ami, peut-être. Un juron familier, que sais-je ? Nous avons au moins une petite base, maintenant.

HUSPAR, rêveur. Foutriquet…

LA DUCHESSE répète, ravie. Foutriquet. Quand Albert est venu m’annoncer ce résultat inespéré, il m’a crié en entrant : « Tante, mon malade a dit un mot de son passé : c’est un juron ! » Je tremblais, mon cher. J’appréhendais une ordure. Un garçon qui a l’air si charmant, je serais désolée qu’il fût d'extraction basse. Cela serait bien la peine que mon petit Albert ait passé ses nuits — il en a maigri, le cher enfant — à l’interroger et à lui faire des abcès à la fesse, si le gaillard retrouve sa mémoire pour nous dire qu’avant la guerre il était ouvrier maçon ! Mais quelque chose me dit le contraire. Je suis une romanesque, mon cher Maître. Quelque chose me dit que le malade de mon neveu était un homme extrêmement connu. J’aimerais un auteur dramatique. Un grand auteur dramatique.

HUSPAR. Un homme très connu, c’est peu probable. On l’aurait déjà reconnu.

LA DUCHESSE. Les photographies étaient toutes mauvaises… Et puis la guerre est une telle épreuve, n’est-ce pas ?

HUSPAR, Je ne me rappelle d’ailleurs pas avoir entendu dire qu’un auteur dramatique connu ait été porté disparu à l’ennemi pendant les hostilités. Ces gens-là notifient dans les magazines leurs moindres déplacements, à plus forte raison leur disparition.

LA DUCHESSE. Ah ! Maître, vous êtes cruel ! Vous détruisez un beau rêve. Mais c’est tout de même un homme de race, cela j’en suis sûre. Regardez l’allure qu’il a avec ce costume. Je l’ai fait habiller par le tailleur d’Albert.

HUSPAR, mettant son lorgnon. Mais, en effet, je me disais : « Je ne reconnais pas le costume de l’asile…»

LA DUCHESSE. Vous ne pensez pas tout de même, mon cher, que puisque j’avais décidé de le loger au château et de promener moi-même dans les familles qui le réclament le malade de mon neveu, j’allais le supporter vêtu de pilou gris ?

HUSPAR, Ces confrontations à domicile sont une excellente idée.

LA DUCHESSE. N’est-ce pas ? Mon petit Albert l’a dit dès qu’il l’a pris en main. Ce qu’il faut pour qu’il retrouve son passé, c’est le replonger dans l’atmosphère même de ce passé. De là à décider de le conduire chez les quatre ou cinq familles qui ont donné les preuves les plus troublantes, il n’y avait qu’un pas. Mais Gaston n’est pas son unique malade, il ne pouvait être question pour Albert de quitter l’asile pendant le temps des confrontations. Demander un crédit au ministère pour organiser un contrôle sérieux ? Vous savez comme ces genslà sont chiches. Alors, qu’auriez-vous fait à ma place ? J’ai Répondu : « Présent ! » Comme en 1914.

HUSPAR. Admirable exemple !

LA DUCHESSE. Quand je pense que du temps du docteur Bonfant les familles venaient en vrac tous les lundis à l’asile, le voyaient quelques minutes chacune et s’en retournaient par le premier train !… Qui retrouverait ses père et mère dans de telles conditions, je vous le demande ? Oh ! non, non, le docteur Bonfant est mort, c’est bien, nous avons le devoir de nous taire, mais le moins qu’on pourrait dire, si le silence au-dessus d’une tombe n’était pas sacré, c’est qu’il était une mazette et un criminel.

HUSPAR. Oh! un criminel…

LA DUCHESSE. Ne me mettez pas hors de moi. Je voudrais qu’il ne fût pas mort pour lui jeter le mot à la face. Un criminel ! C’est sa faute si ce malheureux se traîne depuis 1918 dans les asiles. Quand je pense qu’il l’a gardé à Pont-au-Bronc pendant près de quinze ans sans lui faire dire un mot de son passé et que mon petit Albert qui ne l’a que depuis trois mois lui a déjà fait dire « Foutriquet », je suis confondue ! C’est un grand psychiatre, Maître, que mon petit Albert.

HUSPAR. Et un charmant jeune homme.

LA DUCHESSE. Le cher enfant ! Avec lui, heureusement tout cela est en train de changer. Confrontations, expertises graphologiques, analyses chimiques, enquêtes policières, rien de ce qui est humainement possible ne sera épargné pour que son malade retrouve les siens. Côté clinique également, Albert est décidé à le traiter par les méthodes les plus modernes. Songez qu’il a fait déjà dix-sept abcès de fixation !

HUSPAR. Dix-sept !… Mais c’est énorme !

LA DUCHESSE, ravie. C’est énorme ! et extrêmement courageux de la part de mon petit Albert. Car il faut bien le dire : c’est risqué.

HUSPAR. Mais Gaston ?

LA DUCHESSE. De quoi pourrait-il se plaindre ? Tout est pour son bien. Il aura le derrière comme une écumoire sans doute, mais il retrouvera son passé. Et notre passé, c’est le meilleur de nous-mêmes ! Quel homme de coeur hésiterait entre son passé et la peau de son derrière ?

HUSPAR. La question ne se pose pas.

LA DUCHESSE, avisant Gaston qui passe près d’elle. N’est-ce pas, Gaston, que vous êtes infiniment reconnaissant au docteur Jibelin de mettre — après tant d’années perdues par le docteur Bonfant — tout en œuvre pour vous rendre à votre passé ?

GASTON. Très reconnaissant, Madame la duchesse.

LA DUCHESSE, à Huspar. Je ne le lui fais pas dire. A Gaston. Ah ! Gaston, mon ami, comme c’est émouvant, n’est-ce pas, de se dire que derrière cette porte il y a peut-être un coeur de mère qui bat, un vieux père qui se prépare à vous tendre les bras !

GASTON, comme un enfant. Vous savez, j’en ai tellement vu de vieilles bonnes femmes ui se trompaient et m'embrassaient avec leur nez humide ; e vieillards en erreur qui me frottaient à leur barbe… Imaginez un homme avec près de quatre cents familles, Madame la duchesse. Quatre cents familles acharnées à le chérir. C’est beaucoup.

LA DUCHESSE. Mais des petits enfants, des bambinos ! Des bambinos qui attendent leur papa. Oserez-vous dire que vous n’avez pas envie de les embrasser ces mignons, de les faire sauter sur vos genoux ?

GASTON. Ce serait mal commode, Madame la duchesse. Les plus jeunes doivent avoir une vingtaine d’années.

LA DUCHESSE. Ah ! Huspar… Il éprouve le besoin de profaner les choses les plus saintes !

GASTON, soudain rêveur. Des enfants… J’en aurais en ce moment, des petits, des vrais, si on m’avait laissé vivre.

LA DUCHESSE. Vous savez bien que c’était impossible !

GASTON. Pourquoi ? Parce que je ne me rappelais rien avant le soir de printemps 1918 où l’on m’a découvert dans une gare de triage ?

HUSPAR. Exactement, hélas !…

GASTON. Cela a fait peur aux gens sans doute qu’un homme puisse vivre sans passé. Déjà les enfants trouvés sont mal vus… Mais enfin on a eu le temps de leur inculquer quelques petites notions. Mais un homme, un homme fait, qui avait à peine de pays, pas de ville natale, pas de traditions, pas de nom… Foutre ! Quel scandale !

LA DUCHESSE. Mon petit Gaston, tout nous prouve, en tout cas, que vous aviez besoin d’éducation. Je vous ai déjà interdit d’employer ce mot.

GASTON. Scandale ?

LA DUCHESSE. Non… Elle hésite. L’autre.

GASTON, qui continue son rêve. Pas de casier judiciaire non plus… Y pensez-vous, Madame la duchesse ? Vous me confiez votre argenterie à table ; au château ma chambre est à deux pas de la vôtre… Et si j’avais déjà tué trois hommes ?

LA DUCHESSE. Vos yeux me disent que non.

GASTON. Vous avez de la chance qu’ils vous honorent de leurs confidences. Moi, je les regarde quelquefois jusqu’à m’étourdir pour y chercher un peu de tout ce qu’ils ont vu et qu’ils ne veulent pas rendre. Je n’y vois rien.

LA DUCHESSE, souriant. Vous n’avez pourtant pas tué trois hommes, rassurez vous. Il n’est pas besoin de connaître votre passé pour le savoir.

GASTON. On m’a trouvé devant un train de prisonniers venant d’Allemagne. Donc j’ai été au front. J’ai dû lancer, comme les autres, de ces choses qui sont si dures à recevoir sur nos pauvres peaux d’hommes qu’une épine de rose fait saigner. Oh ! je me connais, je suis un maladroit. Mais à la guerre l’état-major comptait plutôt sur le nombre des balles que sur l’adresse des combattants. Espérons cependant que je n’ai pas atteint trois hommes…

LA DUCHESSE. Mais que me chantez-vous là ? Je veux croire que vous avez été un héros, au contraire. Je parlais d’hommes tués dans le civil !

GASTON. Un héros, c’est vague aussi en temps de guerre. Le médisant, l’avare, l’envieux, le lâche même étaient condamnés par le règlement à être des héros côte à côte et presque de la même façon.

LA DUCHESSE. Rassurez-vous. Quelque chose qui ne peut me tromper me dit — à moi — que vous étiez un garçon très bien élevé.

GASTON. C’est une maigre référence pour savoir si je n’ai rien fait de mal ! J’ai dû chasser… Les garçons bien élevés chassent. Espérons aussi que j’étais un chasseur dont tout le monde riait et que je n’ai pas atteint trois bêtes.

LA DUCHESSE. Ah! mon cher, il faut beaucoup d’amitié pour vous écouter sans rire. Vos scrupules sont exagérés.

GASTON. J’étais si tranquille à l’asile… Je m’étais habitué à moi, je me connaissais bien et voilà qu’il faut me quitter, trouver un autre moi et l’endosser comme une vieille veste. Me reconnaîtrai-je demain, moi qui ne bois que de l’eau, dans le fils du lampiste à qui il ne fallait pas moins de quatre litres de gros rouge par jour ? Ou, bien que je n’aie aucune patience, dans le fils de la mercière qui avait collectionné et classé par familles douze cents sortes de boutons ?

LA DUCHESSE. Si j’ai tenu à commencer par ces Renaud, c’est que ce sont des gens très bien.

GASTON. Cela veut dire qu’ils ont une belle maison, un beau maître d'hôtel, mais quel fils avaient-ils ?

LA DUCHESSE, voyant entrer le maître d’hôtel. Nous allons le savoir à l'instant. Elle l’arrête d’un geste. Une minute, mon ami, avant d’introduire vos maîtres. Gaston, voulez-vous vous retirer un moment au jardin, nous vous ferons appeler.

GASTON. Bien, Madame la duchesse.

LA DUCHESSE, le prenant à part. Et puis, dites-moi, ne m’appelez plus Madame la duchesse. C’était bon du temps où vous n’étiez que le malade de mon neveu.

GASTON. C’est entendu, Madame.

LA DUCHESSE. Allez. Et n’essayez pas de regarder par le trou de la serrure !

GASTON, s’en allant. Je ne suis pas pressé. J’en ai déjà vu trois cent quatrevingt-sept.

LA DUCHESSE, le regardant sortir. Délicieux garçon. Ah ! Maître, quand je pense que le docteur Bonfant l’employait à bêcher les salades, je frémis ! Au maître d’hôtel. Vous pouvez faire entrer vos maîtres, mon ami. Elle prend le bras d’Huspar. Je suis terriblement émue, mon cher. J’ai l’impression d’entreprendre une lutte sans merci contre la fatalité, contre la mort, contre toutes les forces obscures du monde… Je me suis vêtue de noir, j’ai pensé que c’était le plus indiqué.

Entrent les Renaud. De grands bourgeois de province.

Mme RENAUD, sur le seuil. Vous voyez, je vous l’avais dit ! Il n’est pas là.

HUSPAR. Nous lui avons simplement dit de s'éloigner un instant, Madame.

GEORGES. Permettez-moi de me présenter. Georges Renaud. Présentant les deux dames qui l’accompagnent. Ma mère et ma femme.

HUSPAR. Lucien Huspar. Je suis l’avoué chargé des intérêts matériels du malade. Madame la duchesse Dupont-Dufort, présidente des différentes œuvres d’assistance du Pont-au-Bronc, qui, en l’absence de son neveu, le docteur Jibelin, empêché de quitter l’asile, a bien voulu se charger d’accompagner le malade.

Saluts.

LA DUCHESSE. Oui, je me suis associée dans la mesure de mes faibles forces à l’oeuvre de mon neveu. Il s’est donné à cette tâche avec tant de fougue, avec tant de foi !…

Mme RENAUD. Nous lui garderons une éternelle reconnaissance des soins qu’il a donnés à notre petit Jacques, Madame… Et ma plus grande joie eût été de le lui dire personnellement.

LA DUCHESSE. Je vous remercie, Madame.

Mme RENAUD. Mais je vous prie de m’excuser… Asseyez-vous. C’est une minute si émouvante…

LA DUCHESSE. Je vous comprends tellement, Madame !

Mme RENAUD. Songez, Madame, quelle peut être en effet notre impatience… Il y a plus de deux ans déjà que nous avons été à l’asile pour la première fois…

GEORGES. Et, malgré nos réclamations incessantes, il nous a fallu attendre jusqu’aujourd’hui pour obtenir cette seconde entrevue.

HUSPAR. Les dossiers étaient en si grand nombre, Monsieur. Songez qu’il y a eu en France quatre cent mille disparus. Quatre cent mille familles, et bien peu qui acceptent de renoncer à l’espoir, croyez-moi.

Mme RENAUD. Mais deux ans, Monsieur !… Et encore si vous saviez dans quelles circonstances on nous l’a montré alors… Je pense que vous en êtes innocente, Madame, ainsi que Monsieur votre neveu, puisque ce n’est pas lui qui dirigeait l’asile à cette époque… Le malade est passé près de nous dans une bousculade, sans que nous puissions même l’approcher. Nous étions près de quarante ensemble.

LA DUCHESSE. Les confrontations du docteur Bonfant étaient de véritables scandales !

Mme RENAUD. Des scandales !… Oh ! nous nous sommes obstinés… Mon fils, rappelé par ses affaires, a dû repartir ; mais nous sommes restées à l’hôtel avec ma belle-fille, dans l’espoir d’arriver à l’approcher. A force d’argent, un gardien nous a ménagé une entrevue de quelques minutes, malheureusement sans résultat. Une autre fois, ma belle-fille a pu prendre la place d’une lingère qui était tombée malade. Elle l’a vu tout un après-midi, mais sans rien pouvoir lui dire, n’ayant jamais eu l’occasion d’être seule avec lui.

LA DUCHESSE à Valentine. Comme c'est romanesque ! Mais si on vous avait démasquée ? Vous savez coudre au moins ?

VALENTINE. Oui, Madame.

LA DUCHESSE. Et vous n’avez jamais pu être seule avec lui ?

VALENTINE. Non, Madame, jamais.

LA DUCHESSE. Ah ! ce docteur Bonfant, ce docteur Bonfant est un grand coupable !

GEORGES. Ce que je ne m’explique pas, étant donné les preuves que nous vous avons apportées, c’est qu’on ait pu hésiter entre plusieurs familles.

HUSPAR. C’est extraordinaire, oui, mais songez qu’après nos derniers recoupements, qui furent extrêmement minutieux, il reste encore — avec vous — cinq familles dont les chances sont sensiblement égales.

Mme RENAUD. Cinq familles, Monsieur, mais ce n’est pas possible!…

HUSPAR. Si, Madame, hélas !…

LA DUCHESSE, lisant dans son agenda. Les familles Brigaud, Bougran, Grigou, Legropâtre et Madensale. Mais je dois vous dire tout de suite que si j’ai voulu qu’on commence par vous, c’est que vous avez toute ma sympathie.

Mme RENAUD. Je vous remercie, Madame.

LA DUCHESSE. Non, non, ne me remerciez pas. Je vous le dis comme je le pense. Votre lettre m’a, dès l’abord, donné l’impression que vous étiez des gens charmants, impression que notre rencontre confirme en tous points… Après vous, d’ailleurs, Dieu sait dans quel monde nous allons tomber ! Il y a une crémière, un lampiste…

Mme RENAUD. Un lampiste ?

LA DUCHESSE. Un lampiste, oui, Madame, un lampiste ! Nous vivons à une époque inouïe ! Ces gens-là ont toutes les prétentions… Oh ! mais, n’ayez crainte, moi vivante on ne donnera pas Gaston à un lampiste !

HUSPAR, à Georges. Oui, on avait annoncé que ces visites se feraient par ordre d’inscription — ce qui était logique — mais, comme vous auriez été ainsi les derniers, Madame la duchesse Dupont-Dufort a voulu, un peu imprudemment, sans doute, passer outre et venir chez vous en premier lieu.

Mme RENAUD. Pourquoi imprudemment ? J’imagine que ceux qui ont la charge du malade sont bien libres…

HUSPAR. Libres, oui, peut-être ; mais vous ne pouvez pas savoir, Madame, quel déchaînement de passions — souvent intéressées, hélas ! — il y a autour de Gaston. Sa pension de mutilé, qu’il n’a jamais pu toucher, le met à la tête d’une véritable petite fortune… Songez que les arrérages et intérêts composés de cette pension se montent aujourd’hui à plus de deux cent cinquante mille francs.

Mme RENAUD. Comment cette question d’argent peut-elle jouer dans une alternative aussi tragique ?…

HUSPAR. Elle le peut, malheureusement, Madame. Permettez-moi, à ce propos, un mot sur la situation juridique du malade…

Mme RENAUD. Après, Monsieur, après, je vous en prie…

LA DUCHESSE. Maître Huspar a un code à la place du coeur ! Mais comme il est très gentil… Elle pince discrètement Huspar. Il va aller nous chercher Gaston tout de suite !

HUSPAR n’essaie plus de lutter. Je m’incline, Mesdames. Je vous demande simplement de ne pas crier, de ne pas vous jeter à sa rencontre. Ces expériences qui se sont renouvelées tant de fois le mettent dans un état nerveux extrêmement pénible. Il sort.

LA DUCHESSE. Vous devez avoir une immense hâte de le revoir, Madame.

Mme RENAUD. Une mère ne peut guère avoir un autre sentiment, Madame.

LA DUCHESSE. Ah ! je suis émue pour vous !… A Valentine. Vous avez également connu notre malade — ou enfin celui que vous croyez être notre malade — Madame ?

VALENTINE. Mais oui, Madame. Je vous ai dit que j’avais été à l’asile.

LA DUCHESSE. C’est juste ! Suis-je étourdie…

Mme RENAUD. Georges, mon fils aîné, a épousé Valentine toute jeune, ces enfants étaient de vrais camarades. Ils s’aimaient beaucoup, n’est-ce pas, Georges ?

GEORGES, froid. Beaucoup, mère.

LA DUCHESSE. L’épouse d’un frère, c’est presque une sœur, n’est-ce pas, Madame ?

VALENTINE, drôlement. Certainement, Madame.

LA DUCHESSE. Vous devez être follement heureuse de le revoir.

Valentine, gênée, regarde Georges qui répond pour elle.

GEORGES. Très heureuse. Comme une sœur.

LA DUCHESSE. Je suis une grande romanesque… J’avais rêvé — vous le dirai-je ? — qu’une femme qu’il aurait passionnément aimée serait là pour le reconnaître et échanger avec lui un baiser d’amour, le premier au sortir de cette tombe. Je vois que ce ne sera pas.

GEORGES, net. Non, Madame. Ce ne sera pas.

LA DUCHESSE. Tant pis pour mon beau rêve ! Elle va à la baie. Mais comme Maître Huspar est long !… Votre parc est si grand et il est un peu myope : je gage qu’il s’est perdu.

VALENTINE, bas à Georges. Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Vous n’allez pas ressortir toutes vos vieilles histoires ?

GEORGES, grave. En vous pardonnant, j’ai tout effacé.

VALENTINE. Alors ne me jetez pas un coup d’oeil à chaque phrase de cette vieille toquée !

Mme RENAUD, qui n’a pas entendu et qui ne sait vraisemblablement rien de cette histoire. Bonne petite Valentine. Regarde, Georges, elle est tout émue… C’est bien de se souvenir comme cela de notre petit Jacques, n’est-ce pas, Georges ?

GEORGES. Oui, mère.

LA DUCHESSE. Ah ! le voilà !

Huspar entre seul.

J’en étais sûre, vous ne l’avez pas trouvé !

HUSPAR. Si, mais je n’ai pas osé le déranger.

LA DUCHESSE. Qu’est-ce à dire’? Que faisait-il ?

HUSPAR. Il était en arrêt devant une statue.

VALENTINE crie. Une Diane chasseresse avec un banc circulaire, au fond du parc ?

HUSPAR. Oui. Tenez, on l’aperçoit d’ici.

Tout le monde regarde.

GEORGES, brusquement. Eh bien, qu’est-ce que cela prouve ?

LA DUCHESSE, à Huspar. C’est passionnant, mon cher !

VALENTINE, doucement. Je ne sais pas. Je crois me rappeler qu’il aimait beaucoup cette statue, ce banc…

LA DUCHESSE, à Huspar. Nous brûlons, mon cher, nous brûlons.

Mme RENAUD. Vous m'étonnez, ma petite Valentine. Ce coin du parc faisait partie de l’ancienne propriété de Monsieur Dubanton. Nous avions déjà acheté cette parcelle, c’est vrai, du temps de Jacques, mais nous n’avons abattu le mur qu’après la guerre.

VALENTINE, se troublant.  Je ne sais pas, vous devez avoir raison.

HUSPAR. II avait l’air si drôle en arrêt devant cette statue que je n’ai pas osé le déranger avant de venir vous demander si ce détail pouvait être significatif. Puisqu’il ne l’est pas, je vais le chercher. Il sort.

GEORGES, bas à Valentine. C’est sur ce banc que vous vous rencontriez ?

VALENTINE. Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

LA DUCHESSE. Madame, malgré votre légitime émotion, je vous conjure de rester impassible.

Mme RENAUD. Comptez sur moi, Madame.

Huspar entre avec Gaston. Mme Renaud murmure.

Ah ! c’est bien lui, c’est bien lui…

LA DUCHESSE, allant à Gaston dans un grand geste théâtral et lui cachant les autres. Gaston, essayez de ne rien penser, laissez-vous aller sans chercher, sans faire d’efforts. Regardez bien tous les visages…

Silence, ils sont tous immobiles. Gaston passe d'abord devant Georges, le regarde, puis Mme Renaud. Devant Valentine, il s’arrête une seconde. Elle murmure imperceptiblement.

VALENTINE. Mon chéri… Il la regarde, surpris, mais il passe et se retourne vers la duchesse, gentiment, écartant les bras dans un geste d’impuissance.

GASTON, poli. Je suis navré…

LE RIDEAU TOMBE


DEUXIÈME TABLEAU

Une porte Louis XV aux deux battants fermés devant laquelle sont réunis, chuchotants, les domestiques des Renaud. La cuisinière est accroupie et regarde par le trou dela serrure ; les autres sont groupés autour d’elle.

LA CUISINIÈRE, aux autres. Attendez, attendez… Ils sont tous à le regarder comme une bête curieuse. Le pauvre garçon ne sait plus où se mettre…

LE CHAUFFEUR. Fais voir…

LA CUISINIERE. Attends ! Il s’est levé d’un coup. Il en a renversé sa tasse. Il a l’air d’en avoir assez de leurs questions… Voilà Monsieur Georges qui le prend à part dans la fenêtre. Il le tient par le bras, gentiment, comme si rien ne s’était passé…

LE CHAUFFEUR. Eh ben!…

JULIETTE. Ah ! si vous l’aviez entendu, Monsieur Georges, quand il a découvert leurs lettres après la guerre !… Il a pourtant l’air doux comme un mouton. Eh bien, je peux vous assurer que ça bardait !

LE VALET DE CHAMBRE. Tu veux que je te dise : il avait raison, cet homme.

JULIETTE, furieuse. Comment ! Il avait raison ? Est-ce qu’on cherche des pouilles aux morts ? C’est propre, toi, tu crois, de chercher des pouilles aux morts ?

LE VALET DE CHAMBRE. Les morts n’avaient qu’à pas commencer à nous faire cocus !

JULIETTE. Ah ! toi, depuis qu’on est mariés, tu n’as que ce mot-là à la bouche ! C’est pas les morts qui vous font cocus. Ils en seraient bien empêchés, les pauvres : c’est les vivants. Et les morts, ils n’ont rien à voir avec les histoires des vivants.

LE VALET DE CHAMBRE. Tiens ! ça serait trop commode. Tu fais un cocu et, hop ! ni vu ni connu, j’t’embrouille. Il suffit d’être mort.

JULIETTE. Eh ben ! quoi, c’est quelque chose, d’être mort !

LE VALET DE CHAMBRE. Et d’être cocu, donc!…

JULIETTE. Oh ! tu en parles trop, ça finira par t’arriver.

LA CUISINIÈRE, poussée par le chauffeur. Attends, attends. Ils vont tous au fond maintenant. Ils lui montrent des photographies… Cédant sa place. Bah ! avec les serrures d’autrefois on y voyait, mais avec ces serrures modernes… c’est bien simple : on se tire les yeux.

LE CHAUFFEUR, penché à son tour. C’est lui ! C’est lui ! Je reconnais sa sale gueule à ce petit salaud-là !

JULIETTE. Dis donc, pourquoi tu dis ça, toi ? Ferme-la toi-même, ta sale gueule !

LE VALET DE CHAMBRE. Et pourquoi tu le défends, toi ? Tu ne peux pas faire romme les autres ?

JULIETTE. Moi, je l’aimais bien, Monsieur Jacques. Qu’est-ce que tu peux en dire, toi ? tu ne l’as pas connu. Moi, je l’aimais bien.

LE VALET DE CHAMBRE. Et puis après ? C’était ton patron. Tu lui cirais ses chaussures.

JULIETTE. Et puis je l’aimais bien, quoi ! Ça a rien à voir.

LE VALET DE CHAMBRE. Ouais ! comme son frère… une belle vache !

LE CHAUFFEUR, cédant la place à Juliette. Pire, mon vieux, pire ! Ah ! ce qu’il a pu me faire poireauter jusqu’à des quatre heures du matin devant des bistrots… Et au petit jour, quand tu étais gelé, ça sortait de là congestionné, reniflant le vin à trois mètres, et ça venait vomir sur les coussins de la voiture… Ah ! le salaud !

LA CUISINIÈRE. Tu peux le dire… Combien de fois je me suis mis les mains dedans, moi qui te parle ! Et ça avait dix-huit ans.

LE CHAUFFEUR. Et pour étrennes des engueulades !

LA CUISINIÈRE. Et des brutalités ! Tu te souviens, à cette époque, il y avait un petit gâte-sauce aux cuisines. Chaque fois qu’il le voyait, le malheureux, c’était pour lui frotter les oreilles ou le botter.

LE CHAUFFEUR. Et sans motif ! Un vrai petit salaud, voilà ce que c’était. Et, quand on a appris qu’il s’était fait casser la gueule en 1918, on n’est pas plus méchants que les autres, mais on a dit que c’était bien fait.

LE MAÎTRE D’HÔTEL. Allons, allons, maintenant, il faut s’en aller.

LE CHAUFFEUR. Mais enfin, quoi !… Vous n'êtes pas de notre avis, vous, Monsieur Jules ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL. Je pourrais en dire plus que vous, allez !… J’ai écouté leurs scènes à table. J’étais même là quand il a levé la main sur Madame.

LA CUISINIÈRE. Sur sa mère !… A dix-huit ans !…

LE MAÎTRE D’HÔTEL. Et les petites histoires avec Madame Valentine, je les connais, je puis dire, dans leurs détails…

LE CHAUFFEUR. Ben, permettez-moi de vous dire que vous êtes bien bon d’avoir fermé les yeux, Monsieur Jules…

LE MAÎTRE D’HÔTEL. Les histoires des maîtres sont les histoires des maîtres…

LE CHAUFFEUR. Oui, mais avec un petit coco pareil… Fais voir un peu que je le regarde encore.

JULIETTE, cédant sa place. Ah ! c’est lui, c’est lui, j’en suis sûre… Monsieur Jacques ! C’était un beau gars, tu sais, à cette époque. Un vrai beau gars. Et distingué !

LE VALET DE CHAMBRE. Laisse donc, il y en a d’autres des beaux gars, et des plus jeunes !

JULIETTE. C’est vrai. Vingt ans bientôt. C’est quelque chose. Tu crois qu’il me trouvera très changée ?

LE VALET DE CHAMBRE. Qu’est-ce que ça peut te faire ?

JULIETTE. Ben, rien…

LE VALET DE CHAMBRE, après réflexion,tandis que les autres domestiques font des mines derrière son dos. Dis donc, toi… Pourquoi que tu soupires depuis que tu sais qu’il va peut-être revenir ?

JULIETTE. Moi ? pour rien.

Les autres rigolent.

LE VALET DE CHAMBRE. Pourquoi que tu t’arranges dans la glace et que tu demandes si t’as changé ?

JULIETTE. Moi ?

LE VALET DE CHAMBRE. Quel âge t’avais quand il est parti à la guerre ?

JULIETTE. Quinze ans.

LE VALET DE CHAMBRE. Le facteur, c’était ton premier ?

JULIETTE. Puisque je t’ai même dit qu’il m’avait bâillonnée et fait prendre des somnifères…

Les autres rigolent.

LE VALET DE CHAMBRE. Tu es sûre que c'était ton vrai premier ?

JULIETTE. Tiens ! cette question. C’est des choses qu’une fille se rappelle. Même qu’il avait pris le temps de poser sa boîte, cette brute-là, et que toutes ses lettres étaient tombées dans la cuisine…

LE CHAUFFEUR, toujours à la serrure. La Valentine, elle ne le quitte pas des yeux… Je vous parie bien que, s’il reste ici, le père Georges se paie une seconde paire de cornes avec son propre frangin !

LE MAÎTRE D’HÔTEL, prenant sa place. C’est dégoûtant.

LE CHAUFFEUR. Si c’est comme ça qu’il les aime, M’sieur Jules…

Ils rigolent.

LE VALET DE CHAMBRE. Ils me font rigoler avec leur « mnésie », moi ! Tu penses que si ce gars-là, c’était sa famille, il les aurait reconnus depuis ce matin. Y a pas de « mnésie » qui tienne.

LA CUISINIÈRE. Pas sûr, mon petit, pas sûr. Moi qui te parle, il y a des fois où je suis incapable de me rappeler si j’ai déjà salé mes sauces.

LE VALET DE CHAMBRE. Mais… une famille !

LA CUISINIÈRE. Oh ! pour ce qu’il s’y intéressait, à sa iamille, ce petit vadrouilleur-là…

LE MAÎTRE D’HÔTEL, à la serrure. Mais pour être lui, c’est lui ! J'y parierais ma tête.

LA CUISINIÈRE. Mais puisqu’ils disent qu’il y a cinq autres familles qui ont les mêmes preuves !

LE CHAUFFEUR. Vous voulez que je vous dise le fin mot de l’histoire, moi ? C’est pas à souhaiter pour nous ni pour personne que ce petit salaud-là, il soit pas mort !…

LA CUISINIERE. Ah ! non, alors.

JULIETTE. Je voudrais vous y voir, moi, à être morts…

LE MAÎTRE D’HÔTEL. Ça, bien sûr, ça n’est pas à souhaiter, même pour lui, allez ! Parce que les vies commencées comme ça ne se terminent jamais bien.

LE CHAUFFEUR. Et puis, s’il s’est mis à aimer la vie tranquille et sans complications dans son asile. Qu’est-ce qu’il a à apprendre, le frère !… L’histoire avec le fils Grandchamp, l’histoire Valentine, l’histoire des cinq cent mille balles et toutes celles que nous ne connaissons pas…

LE MAÎTRE D’HÔTEL. Ça, bien sûr. J’aime mieux être à ma place qu’à la sienne.

LE VALET DE CHAMBRE, qui regarde par la serrure. Attention, les voilà qui se lèvent ! Ils vont sortir par la porte du couloir.

Les domestiques s’égaillent.

JULIETTE, en sortant. Monsieur Jacques, tout de même…

LE VALET DE CHAMBRE, la suivant, méfiant. Ben quoi ? Monsieur Jacques ?

JULIETTE. Ben, rien.

Ils sont sortis.

LE RIDEAU TOMBE


TROISIÈME TABLEAU

La chambre de Jacques Renaud et les longs couloirs sombres de la vieille maison bourgeoise qui y aboutissent. D’un côté un vestibule dallé’où vient se terminer un large escalier de pierre à la rampe de fer forgé. Mme Renaud, Georges et Gaston apparaissent par l'escalier et traversent le vestibule.

Mme RENAUD. Pardon, je vous précède. Alors, ici, tu vois, c’est le couloir que tu prenais pour aller à ta chambre. Elle ouvre la porte. Et voici ta chambre.

Ils sont entrés tous les trois dans la chambre.

Oh ! quelle négligence ! J’avais pourtant demandé qu’on ouvre ces persiennes…

Elle les ouvre ; la chambre est inondée de lumière ;elle est de pur style 1910.

GASTON, regardant autour de lui. Ma chambre…

Mme RENAUD. Tu avais voulu qu’elle soit décorée selon tes plans. Tu avais des goûts tellement modernes !

GASTON. J’ai l’air d’avoir aimé d’un amour exclusif les volubilis et les renoncules.

GEORGES. Oh ! tu étais très audacieux, déjà !

GASTON. C’est ce que je vois. Il avise un meuble ridicule. Qu’est-ce que c’est que cela ? Un arbre sous la tempête ?

GEORGES. Non, c’est un pupitre à musique.

GASTON. J’étais musicien ?

Mme RENAUD. Nous aurions voulu te faire apprendre le violon, mais tu n’as jamais accepté. Tu entrais dans des rages folles quand on voulait te contraindre à étudier. Tu crevais tes instruments à coups de pied. Il n’y a que ce pupitre qui a résisté.

GASTON sourit. Il a eu tort. Il va à un portrait. C’est lui?

Mme RENAUD. Oui, c’est toi, à douze ans.

GASTON. Je me voyais blond et timide.

GEORGES. Tu étais châtain très foncé. Tu jouais au football toute la journée, tu cassais tout.

Mme RENAUD, lui montrant une grosse malle. Tiens, regarde ce que j’ai fait descendre du grenier…

GASTON. Qu’est-ce que c’est? ma vieille malle ? Mais vous allez finir par me faire croire que j’ai vécu sous la Restauration…

Mme RENAUD. Mais non, sot. C’est la malle de l’oncle Gustave et ce sont tes jouets.

GASTON ouvre la malle. Mes jouets!… J’ai eu des jouets, moi aussi ? C’est pourtant vrai, je ne savais plus que j’avais eu des jouets…

Mmc RENAUD. Tiens, ta fronde.

GASTON. Une fronde… Et cela n’a pas l’air d’une fronde pour rire…

Mme RENAUD. En tuais-tu, des oiseaux, avec cela, mon Dieu’! Tu étais un vrai monstre… Et tu sais, tu ne te contentais pas des oiseaux du jardin… J’avais une volière avec des oiseaux de prix ; une fois, tu es entré dedans et tu les as tous abattus !

GASTON. Les oiseaux ? Des petits oiseaux ?

Mmc RENAUD. Oui, oui.

GASTON. Quel âge avais-je ?

Mme RENAUD. Sept ans, neuf ans peut-être…

GASTON secoue la tête. Ce n’est pas moi.

Mme RENAUD. Mais si, mais si…

GASTON. Non. A sept ans, j’allais dans le jardin avec des mies de pain, au contraire, et j’appelais les moineaux pour qu’ils viennent picorer dans ma main.

GEORGES. Les malheureux, mais tu leur aurais tordu le cou !

Mme RENAUD. Et le chien auquel il a cassé la patte avec une pierre ?

GEORGES. Et la souris qu’il promenait au bout d’une ficelle ?

Mme RENAUD. Et les écureuils, plus tard, les belettes, les putois. En as-tu tué, mon Dieu, de ces petites bêtes ! tu faisais empailler les plus belles ; il y en a toute une collection là-haut, il faudra que je te les fasse descendre. Elle fouille dans la malle. Voilà tes couteaux, tes premières carabines…

GASTON, fouillant aussi. Il n’y a pas de polichinelles, d’arche de Noé ?

Mme RENAUD. Tout petit, tu n’as plus voulu que des jouets scientifiques. Voilà tes gyroscopes, tes éprouvettes, tes électroaimants, tes cornues, ta grue mécanique.

GEORGES. Nous voulions faire de toi un brillant ingénieur.

GASTON pouffe. De moi ?

Mme RENAUD. Mais, ce qui te plasait le plus, c’était tes livres de géographie ! Tu étais d’ailleurs toujours premier en géographie…

GEORGES. A dix ans, tu récitais tes départements à l’envers !

GASTON. A l’envers… Il est vrai que j’ai perdu la mémoire… J’ai Pourtant essayé de les réapprendre à l’asile. Eh bien, même à l’endroit… Laissons cette malle à surprise. Je crois qu’elle ne nous apprendra rien. Je ne me vois pas du tout comme cela, enfant. Il a fermé la malle, il erre dans la pièce, touche les objets, s’assoit dans les fauteuils. Il demande soudain. Il avait un ami, ce petit garçon ? Un autre garçon qui ne le quittait pas et avec lequel il échangeait ses problèmes et ses timbres-poste ?

Mme RENAUD, volubile. Mais naturellement, naturellement. Tu avais beaucoup de camarades. Tu penses, avec le collège et le patronage !…

GASTON. Oui, mais… pas les camarades. Un ami… Vous voyez, avant de vous demander quelles femmes ont été les miennes…

Mme RENAUD, choquée. Oh ! tu étais si jeune, Jacques, quand tu es parti !

GASTON sourit. Je vous le demanderai quand même… Mais, avant de vous demander cela, il me paraît beaucoup plus urgent de vous demander quel ami a été le mien.

Mme RENAUD. Eh bien, mais tu pourras voir leurs photographies à tous sur les groupes du collège. Après, il y a eu ceux avec lesquels tu sortais le soir…

GASTON. Mais celui avec lequel je préférais sortir, celui à qui je racontais tout ?

Mme RENAUD. Tu ne préférais personne, tu sais. Elle a parlé vite, après un coup d’œil furtif à Georges. Gaston la regarde.

GASTON. Votre fils n’avait donc pas d’ami ? C’est dommage. Je veux dire, c’est dommage si nous découvrons que c’est moi. Je crois qu’on ne peut rien trouver de plus consolant, quand on est devenu un homme, qu’un reflet de son enfance dans les yeux d’un ancien petit garçon. C’est dommage. Je vous avouerai même que c’est de cet ami imaginaire que j’espérais recevoir la mémoire — comme un service tout naturel.

GEORGES, après une hésitation. Oh ! c’est-à-dire… un ami, tu en as eu un et que tu aimais beaucoup. Tu l’a même gardé jusqu’à dix-sept ans… Nous ne t’en reparlions pas parce que c’est une histoire si pénible…

GASTON. Il est mort ?

GEORGES. Non, non. Il n’est pas mort, mais vous vous êtes quittés, vous vous êtes fâchés… définitivement.

GASTON. Définitivement, à dix-sept ans ! Un temps. Et vous avez su le motif de cette brouille ?

GEORGES. Vaguement, vaguement…

GASTON. Et ni votre frère ni ce garçon n’ont cherché à se revoir depuis ?

Mme RENAUD. Tu oublies qu’il y a eu la guerre. Et puis, tu sais… Voilà. Vous vous étiez disputés pour une chose futile, vous vous étiez même battus, comme des garçons de cet âge… Et sans le vouloir, sans doute, tu as eu un geste brutal… un geste malheureux surtout. Tu l’as poussé du haut d’un escalier. En tombant, il a été atteint à la colonne vertébrale. On a dû le garder dans le plâtre très longtemps et depuis il est resté infirme. Tu comprends maintenant comme il aurait été difficile, pénible, même pour toi, d’essayer de le revoir.

GASTON, après un temps. Je comprends. Et où cela s’est-il passé, cette dispute, au collège, dans sa maison ?

Mme RENAUD, vite. Non, ici. Mais ne parlons plus d’une chose aussi affreuse, une de celles qu’il vaut mieux ne pas te rappeler, Jacques.

GASTON. Si j’en retrouve une, il faut que je les retrouve toutes, vous le savez bien. Un passé ne se vend pas au détail. Où est-il, cet escalier, je voudrais le voir ?

Mme RENAUD. Là, près de ta chambre, Jacques. Mais à quoi bon ?

GASTON, à Georges. Vous voulez me conduire ?

GEORGES. Si tu veux, mais je ne vois vraiment pas pourquoi tu veux revoir cette place…

Ils ont été jusqu’au vestibule.

Mme RENAUD. Eh bien, c’est là.

GEORGES. C’est là.

GASTON regarde autour de lui,se penche sur la rampe. Où nous battions-nous ?

GEORGES. Tu sais, nous ne l’avons pas su exactement. C’est une domestique qui a raconté la scène…

GASTON. Ce n’est pas une scène courante… J’imagine qu’elle a dû la raconter avec beaucoup de détails. Où nous battions-nous ? Ce palier est si large…

Mme RENAUD. Vous deviez vous battre tout au bord. Il a fait un faux pas. Qui sait, tu ne l’as peut-être même pas poussé.

GASTON, se retournant vers elle. Alors, si ce n’était qu’un incident de cette sorte, pourquoi n’ai-je pas été lui tenir compagnie chaque jour dans sa chambre ? Perdre avec lui, pour qu’il ne sente pas trop l’injustice, tous mes jeudis sans courir au soleil ?

GEORGES. Tu sais, chacun a donné son interprétation… La malignité publique s’en est mêlée…

GASTON. Quelle domestique nous avait vus ?

Mme RENAUD. As-tu besoin de savoir ce détail ! D’abord, cette fille n’est plus à la maison.

GASTON. II y en a sûrement d’autres à l’office qui étaient là à cette époque. Je les interrogerai.

Mme RENAUD. J’espère que tu ne vas pas aller ajouter foi à des commérages de cuisine. Ils t’en diront de belles, bien sûr, les domestiques, si tu les interroges. Tu sais ce que c’est que ces gens-là…

GASTON, se retournant vers Georges. Monsieur, je suis sûr que vous devez me comprendre, vous. Je n’ai rien reconnu encore chez vous. Ce que vous m’avez appris sur l’enfance de votre frère me semble aussi loin que possible de ce que je crois être mon tempérament. Mais — peut-être est-ce la fatigue, peut-être est-ce autre chose — pour la première fois un certain trouble me prend en écoutant des gens me parler de leur enfant.

Mme RENAUD. Ah ! mon petit Jacques, je savais bien…

GASTON. Il ne faut pas s’attendrir, m’appeler prématurément mon petit Jacques. Nous sommes là pour enquêter comme des policiers — avec une rigueur et, si possible, une insensibilité de policiers. Cette prise de contact avec un être qui m’est complètement étranger et que je serai peut-être obligé dans un instant d’accepter comme une partie de moi-même, ces bizarres fiançailles avec un fantôme, c’est une chose déjà suffisamment pénible sans que je sois obligé de me débattre en outre contre vous. Je vais accepter toutes les épreuves, écouter toutes les histoires, mais quelque chose me dit qu’avant tout je dois savoir la vérité sur cette dispute. La vérité, si cruelle qu’elle soit.

Mme RENAUD commence, hésitante. Eh bien, voilà : pour une bêtise de jeunes gens, vous avez échangé des coups… Tu sais comme on est vif à cet âge…

GASTON l’arrête. Non, pas vous. Cette domestique est encore ici, n’est-ce pas, vous avez menti tout à l’heure ?

GEORGES, soudain, après un silence. Oui, elle est encore à la maison.

GASTON. Appelez-la, s’il vous plaît, Monsieur. Pourquoi hésiter davantage, puisque vous savez bien que je la retrouverai et que je l’interrogerai un jour ou l’autre ?

GEORGES. C’est si bête, si affreusement bête.

GASTON. Je ne suis pas là pour apprendre quelque chose d’agréable. Et puis, si ce détail était celui qui peut me rendre ma mémoire, vous n’avez pas le droit de me le cacher.

GEORGES. Puisque tu le veux, je l’appelle. Il sonne.

Mme RENAUD. Mais tu trembles, Jacques. Tu ne vas pas être malade, au moins ?

GASTON. Je tremble ?

Mme RENAUD. Tu sens peut-être quelque chose qui s’éclaire en ce moment en toi ?

GASTON. Non. Rien que la nuit, la nuit la plus obscure.

Mme RENAUD. Mais pourquoi trembles-tu alors ?

GASTON. C’est bête. Mais, entre des milliers de souvenirs possibles, c’est justement le souvenir d’un ami que j’appelais avec le plus de tendresse. J’ai tout échafaudé sur le souvenir de cet ami imaginaire. Nos promenades passionnées, les livres que nous avions découverts ensemble, une jeune fille qu’il avait aimée en même temps que moi et que je lui avais sacrifiée, et même — vous allez rire — que je lui avais sauvé la vie un jour en barque. Alors, n’est-ce pas, si je suis votre fils, il va falloir que je m’habitue à une vérité tellement loin de mon rêve…

Juliette est entrée.

JULIETTE. Madame a sonné ?

Mme RENAUD. Monsieur Jacques voudrait vous parler, Juliette.

JULIETTE. A moi ?

GEORGES. Oui. Il voudrait vous interroger sur ce malheureux accident de Marcel Grandchamp dont vous avez été témoin.

Mme RENAUD. Vous savez la vérité, ma fille. Vous savez aussi que si Monsieur Jacques était violent, il ne pouvait avoir une pensée criminelle.

GASTON la coupe encore. Ne lui dites rien, s’il vous plaît. Où étiez-vous, Mademoiselle, quand l’accident s’est produit ?

JULIETTE. Sur le palier, avec ces Messieurs, Monsieur Jacques.

GASTON. Ne m’appelez pas encore Monsieur Jacques. Comment a commencé cette dispute ?

JULIETTE, un coup d’œil aux Renaud. C’est-à-dire que…

GASTON va à eux. Voulez-vous être assez gentils pour me laisser seul avec elle ? Je sens que vous la gênez.

Mme RENAUD. Je suis prête à tout ce que tu veux si tu peux nous revenir, Jacques.

GASTON, les accompagnant. Je vous rappellerai. A Juliette, quand ils sont seuls. Asseyez-vous.

JULIETTE. Monsieur permet ?

GASTON, s’asseyant en face d’elle. Et laissons de côté la troisième personne, je vous en prie. Elle ne pourrait que nous gêner. Quel âge avez-vous ?

JULIETTE. Trente-trois ans. Vous le savez bien, Monsieur Jacques, puisque j’avais quinze ans lorsque vous êtes parti au front. Pourquoi me le demander ?

GASTON. D’abord parce que je ne le savais pas ; ensuite, je vous répète que je ne suis peut-être pas Monsieur Jacques.

JULIETTE. Oh ! si, moi, je vous reconnais bien, Monsieur Jacques.

GASTON. Vous l’avez bien connu ?

JULIETTE, éclatant soudain en sanglots. Ah ! c’est pas possible d’oublier à ce point-là !… Mais vous ne vous rappelez donc rien, Monsieur Jacques ?

GASTON. Exactement rien.

JULIETTE braille dans ses larmes. S’entendre poser des questions pareilles après ce qui s’est passé… Ah ! ce que ça peut être torturant, alors, pour une femme…

GASTON reste un instant ahuri ; puis, soudain, il comprend. Ah !… oh ! pardon. Je vous demande pardon. Mais alors, Monsieur Jacques…

JULIETTE renifle. Oui.

GASTON. Oh ! je vous demande pardon, alors… Mais quel âge aviez-vous ?

JULIETTE. Quinze ans, c'était mon premier.

GASTON sourit soudain, détendu. Quinze ans et lui dix-sept… Mais c’est très gentil cette histoire. C’est la première chose que j’apprends de lui qui me paraisse un peu sympathique. Et cela a duré longtemps ?

JULIETTE. Jusqu’à ce qu’il parte.

GASTON. Et moi qui ai tant cherché pour savoir quel était le visage de ma bonne amie ! Eh bien, elle était charmante !

JULIETTE. Elle était peut-être charmante, mais elle n’était pas la seule, allez !

GASTON sourit encore. Ah ! non ?

JULIETTE. Oh ! non, allez !

GASTON. Eh bien, cela non plus, ce n’est pas tellement antipathique.

JULIETTE. Vous, vous trouvez peut-être ça drôle ! Mais, tout de même, avouez que pour une femme…

GASTON. Bien sûr, pour une femme…

JULIETTE. C’est dur, allez, pour une femme, de se sentir bafouée dans son douloureux amour !

GASTON, un peu ahuri. Dans son doulou… ? Oui, bien sûr.

JULIETTE. Je n’étais qu’une toute petite bonne de rien du tout, mais ça ne m’a pas empêchée de la boire jusqu’à la lie, allez, cette atroce douleur de l’amante outragée…

GASTON. Cette atroce ?… Bien sûr.

JULIETTE. Vous n’avez jamais lu : « Violée le soir de son mariage ? »

GASTON. Non.

JULIETTE. Vous devriez le lire ; vous verrez, il y a une situation presque semblable. L’infâme séducteur de Bertrande s’en va lui aussi (mais en Amérique, lui, où l’appelle son oncle richissime) et c’est alors qu’elle le lui dit, Bertrande, qu’elle l’a bue jusqu’à la lie, cette atroce douleur de l’amante outragée.

GASTON, pour qui tout s’éclaire. Ah ! c’était une phrase du livre ?

JULIETTE. Oui, mais ça s’appliquait tellement bien à moi !

GASTON. Bien sûr…

Il s’est levé soudain. Il demande drôlement. Et il vous aimait beaucoup, Monsieur Jacques ?

JULIETTE. Passionnément. D’ailleurs, c’est bien simple, il me disait qu’il se tuerait pour moi.

GASTON. Comment êtes-vous devenue sa maîtresse ?

JULIETTE. Oh ! c’est le second jour que j’étais dans la maison. Je faisais sa chambre, il m’a fait tomber sur le lit. Je riais comme une idiote, moi. Forcément, à cet âge ! Ça s’est passé comme qui dirait malgré moi. Mais, après, il m’a juré qu’il m’aimerait toute la vie !

GASTON la regarde et sourit. Drôle de Monsieur Jacques…

JULIETTE. Pourquoi drôle ?

GASTON. Pour rien. En tout cas, si je deviens Monsieur Jacques, je vous promets de vous reparler très sérieusement de cette situation.

JULIETTE. Oh ! vous savez, moi je ne demande pas de réparation. Je suis mariée maintenant…

GASTON. Tout de même, tout de même… Un temps. Mais je fais l’école buissonnière et je ne serai pas reçu à mon examen. Revenons à cette horrible histoire qu’il serait si agréable de ne pas savoir et qu'il faut que j'apprenne de bout en bout.

JULIETTE. Ah ! oui, la bataille avec Monsieur Marcel.

GASTON. Oui. Vous étiez présente ?

JULIETTE, qui se rengorge. Bien sûr, j'étais présente !

GASTON. Vous avez assisté à la naissance de leur dispute ?

JULIETTE. Mais bien sûr.

GASTON. Alors vous allez pouvoir me dire pour quelle étrange folie ils se sont battus aussi sauvagement ?

JULIETTE, tranquillement. Comment une étrange folie ? Mais c’est pour moi qu’ils se sont battus.

GASTON se lève. C’est pour vous ?

JULIETTE.Mais bien sûr, c’est pour moi. Ça vous étonne ?

GASTON répète, abasourdi. C’est pour vous ?

JULIETTE. Mais, bien sûr. Vous comprenez, j’étais la maîtresse de Monsieur Jacques — je vous dis ça à vous, n’est-ce pas, parce qu’il faut bien que vous le sachiez, mais pas de gaffes, hein ? je ne tiens pas à perdre ma place pour une histoire d’il y a vingt ans ! Oui, j’étais la maîtresse de Monsieur Jacques et, il faut bien le dire, Monsieur Marcel tournait un peu autour de moi.

GASTON. Alors ?

JULIETTE. Alors un jour qu’il essayait de m’embrasser derrière la porte… Je ne me laissais pas faire, hein ? mais vous savez ce que c’est qu’un garçon quand ça a cela en tête… Juste à ce moment, Monsieur Jacques est sorti de sa chambre et il nous a vus. Il a sauté sur Monsieur Marcel, qui a riposté. Ils se sont battus, ils ont roulé par terre…

GASTON. Où se trouvaient-ils ?

JULIETTE. Sur le grand palier du premier, là, à côté.

GASTON crie soudain comme un fou. Où ? Où ? Où ? Venez, je veux voir la place exacte. Il l’a traînée par le poignet jusqu’au vestibule.

JULIETTE. Mais vous me faites mal !

GASTON. Où ? Où ?

JULIETTE s’arrache de ses mains,se frotte le poignet. Eh bien, là ! Ils sont tombés là, à moitié dans le vestibule, à moitié sur le palier. Monsieur Marcel était dessous.

GASTON crie. Mais là ils étaient loin du bord ! Comment a-t-il pu glisser jusqu’au bas des marches ? Ils ont roulé tous les deux en luttant ?

JULIETTE. Non, c’est Monsieur Jacques qui a réussi à se relever et qui a traîné Monsieur Marcel par la jambe jusqu’aux marches…

GASTON. Et puis ?

JULIETTE. Et puis il l’a poussé, pardi ! En lui criant : « Tiens, petit salaud, ça t’apprendra à embrasser les poules des autres ! » Voilà. Il y a un silence. Ah ! c’était quelqu’un, Monsieur Jacques !

GASTON, sourdement. Et c’était son ami ?

JULIETTE. Pensez ! depuis l’âge de six ans qu’ils allaient à l’école ensemble.

GASTON. Depuis l’âge de six ans.

JULIETTE. Ah ! c’est horrible, bien sûr !… Mais qu’est-ce que vous voulez ? L’amour, c’est plus fort que tout.

GASTON la regarde et murmure. L’amour, bien sûr, l’amour. Je vous remercie, Mademoiselle.

GEORGES frappe à la porte de la chambre, puis, ne les voyant pas, vient jusqu’au vestibule. Je me suis permis de revenir. Vous ne nous rappeliez plus ; maman était inquiète. Eh bien, vous savez ce que vous voulez savoir ?

GASTON. Oui, je vous remercie, je sais ce que je voulais savoir.

Juliette est sortie.

GEORGES. Oh ! ce n’est pas une bien jolie chose, certainement… Mais je veux croire, malgré tout ce qu’on a pu dire, que ce n’était au fond qu’un accident et — tu avais dix-sept ans, il ne faut pas l’oublier — un enfantillage, un sinistre enfantillage. Un silence. Il est gêné. Comment vous a-t-elle raconté cela ?

GASTON. Comme elle l’a vu, sans doute.

GEORGES. Elle vous l’a dit, que cette bataille c’était pour votre rivalité de club ? Marcel avait démissionné du tien pour des raisons personnelles ; vous faisiez partie d’équipes adverses et, malgré tout, n’est-ce pas, dans votre ardeur sportive…

Gaston ne dit rien.

Enfin, c’est la version que, moi, j’ai voulu croire. Parce que, du côté des Grandchamp, on a fait circuler une autre histoire, une histoire que je me suis toujours refusé à accepter pour ma part. Ne cherche pas à la connaître, cellelà, elle n’est que bête et méchante.

GASTON le regarde. Vous l’aimiez bien ?

GEORGES. C’était mon petit frère, malgré tout. Malgré tout le reste. Parce qu’il y a eu bien d’autres choses… Ah ! tu étais terrible.

GASTON. Tant que j’en aurai le droit, je vous demanderai de dire : Il était terrible.

GEORGES, avec un pauvre sourire à ses souvenirs. Oui… terrible. Oh ! tu nous as causé bien des soucis ! Et, si tu reviens parmi nous, il faudra que tu apprennes des choses plus graves encore que ce geste malheureux, sur lequel tu peux conserver tout de même le bénéfice du doute.

GASTON. Je dois encore apprendre autre chose ?

GEORGES. Tu étais un enfant, que veux-tu, un enfant livré à luimême dans un monde désorganisé. Maman, avec ses principes, se heurtait maladroitement à toi sans rien faire que te refermer davantage. Moi, je n’avais pas l’autorité suffisante… Tu as fait une grosse bêtise, oui, d’abord, qui nous a coûté très cher… Tu sais, nous, les aînés nous étions au front. Les jeunes gens de ton âge se croyaient tout permis. Tu as voulu monter une affaire. Y croyais-tu seulement, à cette affaire ? Ou n’était-ce qu’un prétexte pour exécuter tes desseins ? Toi seul pourras nous le dire si tu recouvres complètement ta mémoire. Toujours est-il que tu as ensorcelé — ensorcelé, c’est le mot — une vieille amie de la famille. Tu lui as fait donner une grosse somme, près de cinq cent mille francs. Tu étais soi-disant intermédiaire. Tu t’étais fait faire un faux papier à l’en-tête d’une compagnie… imaginaire sans doute… Tu signais de faux reçus. Un jour, tout s’est découvert. Mais il était trop tard. Il ne te restait plus que quelques milliers de francs. Tu avais dépensé le reste, Dieu sait dans quels tripots, dans quelles boîtes, avec des femmes et quelques camarades… Nous avons remboursé naturellement.

GASTON. La joie avec laquelle vous vous apprêtez à voir revenir votre frère est admirable.

GEORGES baisse la tête. Plus encore que tu ne le crois, Jacques.

GASTON. Comment ! il y a autre chose ?

GEORGES. Nous en parlerons une autre fois.

GASTON. Pourquoi une autre fois ?

GEORGES. II vaut mieux. Je vais appeler maman. Elle doit s’inquiéter de notre silence.

GASTON l’arrête. Vous pouvez me parler. Je suis presque sûr de n’être pas votre frère.

GEORGES le regarde un moment en silence. Puis, d’une voix sourde. Vous lui ressemblez beaucoup pourtant. C'est son visage, mais comme si une tourmente était passée sur lui.

GASTON, souriant. Dix-huit ans ! Le vôtre aussi, sans doute, quoique je n’aie pas l’honneur de me le rappeler sans rides.

GEORGES. Ce ne sont pas seulement des rides. C’est une usure. Mais une usure qui, au lieu de raviner, de durcir, aurait adouci, poli. C’est comme une tourmente de douceur et de bonté qui est passée sur votre visage.

GASTON. Oui. Il y a beaucoup de chances, je le comprends maintenant, pour que le visage de Monsieur votre frère n’ait pas été particulièrement empreint de douceur.

GEORGES. Vous vous trompez. Il était dur, oui, léger, inconstant… Mais… oh ! je l’aimais bien avec ses défauts. Il était plus beau que moi. Pas plus intelligent peut-être — de l’intelligence qu’il faut au collège ou dans les concours — mais plus sensible, plus brillant sûrement… Il dit sourdement. Plus séduisant. Il m’aimait bien aussi, vous savez, à sa façon. Il avait même, au sortir de l’enfance du moins, une sorte de tendresse reconnaissante qui me touchait beaucoup. C’est pourquoi cela a été si dur quand j’ai appris. Il baisse la tête comme si c'était lui qui avait tort. Je l’ai détesté, oui, je l’ai détesté. Et puis, très vite, je n’ai plus su lui en vouloir.

GASTON. Mais de quoi ?

GEORGES a relevé la tête, il le regarde. Est-ce toi, Jacques ?

Gaston fait un geste.

J’ai beau me dire qu’il était jeune, qu’il était faible au fond comme tous les violents… J’ai beau me dire que tout est facile à de belles lèvres un soir d’été quand on va partir au front. J’ai beau me dire que j’étais loin, qu’elle aussi était toute petite…

GASTON. Je vous suis mal. Il vous a pris une femme ? Un temps. Votre femme ?

Georges fait « oui ». Gaston, sourdement.

Le salaud.

GEORGES a un petit sourire triste. C’est peut-être vous.

GASTON, après un temps, demande d’une voix cassée. C’est Georges que vous vous appelez ?

GEORGES. Oui.

GASTON le regarde un moment,puis il a un geste de tendresse maladroite. Georges…

Mme RENAUD paraît dans l’antichambre. Tu es là, Jacques ?

GEORGES, les larmes aux yeux, honteux de son émotion. Excusez-moi, je vous laisse. Il sort rapidement par l’autre porte.

Mme RENAUD, entrant dans la chambre. Jacques…

GASTON, sans bouger. Oui.

Mme RENAUD. Devine qui vient de venir ?… Ah ! c’est une audace.

GASTON, las. Je n’ai déjà pas de mémoire, alors… les devinettes…

Mme RENAUD. Tante Louise, mon cher ! Oui, tante Louise !

GASTON. Tante Louise. Et c’est une audace ?…

Mme RENAUD. Ah ! tu peux m’en croire… Après ce qui s’est passé ! J espère bien que tu me feras le plaisir de ne pas la revoir si elle tentait de t’approcher malgré nous. Elle s’est conduite d’une façon !… Et puis d’ailleurs tu ne l’aimais pas. Oh ! mais quelqu’un de la famille que tu détestais, mon petit, tu avais pour lui une véritable haine, justifiée d’ailleurs, je dois le reconnaître, c’est ton cousin Jules.

GASTON, toujours sans bouger. J’ai donc une véritable haine que je ne savais pas.

Mme RENAUD. Pour Jules ? Mais tu ne sais pas ce qu’il t’a fait, le petit misérable ? Il t’a dénoncé au concours général parce que tu avais une table de logarithmes… C’est vrai, il faut bien que je te raconte toutes ces histoires, tu serais capable de leur faire bonne figure, à tous ces gens, toi qui ne te souviens de rien !… Et Gérard Dubuc qui viendra sûrement te faire des sucreries… Pour pouvoir entrer à la Compagnie Fillière où tu avais beaucoup plus de chances que lui d’être pris à cause de ton oncle, il t’a fait éliminer en te calomniant auprès de la direction. Oui, nous avons su plus tard que c’était lui. Oh ! mais j’espère bien que tu lui fermeras la porte, comme à certains autres que je te dirai et qui t’ont trahi ignoblement.

GASTON. Comme c’est plein de choses agréables, un passé !…

Mme RENAUD. En revanche, quoiqu’elle soit un peu répugnante depuis qu’elle est paralytique, la pauvre, il faudra bien embrasser la chère Madame Bouquon. Elle t’a vu naître.

GASTON. Cela ne me paraît pas une raison suffisante.

Mme RENAUD. Et puis c’est elle qui t’a soigné pendant ta pneumonie quand j’étais malade en même temps que toi. Elle t’a sauvé, mon petit !

GASTON. C’est vrai, il y a aussi la reconnaissance. Je n’y pensais plus, à celle-là. Un temps. Des obligations, des haines, des blessures… Qu’est-ce que je croyais donc que c’était, des souvenirs ? Il s'arrête, réfléchit. C’est juste, j’oubliais des remords. J’ai un passé complet maintenant. Il sourit drôlement, va à elle. Mais vous voyez comme je suis exigeant. J’aurais préféré un modèle avec quelques joies. Un petit enthousiasme aussi si c’était possible. Vous n’avez rien à m’offrir ?

Mme RENAUD. Je ne te comprends pas, mon petit.

GASTON. C’est pourtant bien simple. Je voudrais que vous me disiez une de ces anciennes joies. Mes haines, mes remords ne m’ont rien appris. Donnez-moi une joie de votre fils, que je voie comment elle sonne en moi.

Mme RENAUD. Oh ! ce n’est pas difficile. Des joies, tu en as eu beaucoup, tu sais… Tu as été tellement gâté !

GASTON. Eh bien, j’en voudrais une…

Mme RENAUD. Bon. C’est agaçant quand il faut se rappeler comme cela d’un coup, on ne sait que choisir…

GASTON. Dites au hasard.

Mme RENAUD. Eh bien, tiens, quand tu avais douze ans…

GASTON l’arrête. Une joie d’homme. Les autres sont trop loin.

Mme RENAUD, soudain gênée. C’est que… tes joies d’homme… Tu ne me les disais pas beaucoup. Tu sais, un grand garçon !… Tu sortais tellement. Comme tous les grands garçons… Vous étiez les rois à cette époque. Tu allais dans les bars, aux courses… Tu avais des joies avec tes camarades, mais avec moi…

GASTON. Vous ne m’avez jamais vu joyeux devant vous ?

Mme RENAUD. Mais tu penses bien que si ! Tiens, le jour de tes derniers prix, je me rappelle…

GASTON la coupe. Non, pas les prix ! Plus tard. Entre le moment où j’ai posé mes livres de classe et celui où l’on m’a mis un fusil dans les mains ; pendant ces quelques mois qui devaient être, sans que je m’en doute, toute ma vie d’homme.

Mme RENAUD. Je cherche. Mais tu sortais tellement, tu sais… Tu faisais tellement l’homme…

GASTON. Mais enfin, à dix-huit ans, si sérieusement qu’on joue à l’homme, on est encore un enfant ! Il y a bien eu un jour une fuite dans la salle de bains que personne ne pouvait arrêter, un jour où la cuisinière a fait un barbarisme formidable, où nous avons rencontré un receveur de tramway comique… J’ai ri devant vous. J’ai été content d’un cadeau, d’un rayon de soleil. Je ne vous demande pas une joie débordante… une toute petite joie. Je n’étais pas neurasthénique ?

Mme RENAUD, soudain gênée. Je vais te dire, mon petit Jacques… J’aurais voulu t’expliquer cela plus tard, et plus posément… Nous n’étions plus en très bons termes à cette époque, tous les deux… Oh ! c’était un enfantillage !… Avec le recul, je suis sûre que cela va te paraître beaucoup plus grave que cela ne l’a été. Oui, à cette époque précisément, entre le collège et le régiment, nous ne nous adressions pas la parole.

GASTON. Ah !

Mme RENAUD. Oui. Oh ! pour des bêtises, tu sais.

GASTON. Et… cela a duré longtemps, cette brouille ?

Mme RENAUD. Presque un an.

GASTON. Fichtre ! Nous avions tous deux de l endurance. Et qui avait commencé ?

Mme RENAUD, après une hésitation. Oh ! moi, si tu veux… Mais c’était bien à cause de toi. Tu t’étais entêté stupidement.

GASTON. Quel entêtement de jeune homme a donc pu vous entraîner à ne pas parler à votre fils pendant un an ?

Mme RENAUD. Tu n’as jamais rien fait pour faire cesser cet état de choses. Rien !

GASTON. Mais, quand je suis parti pour le front, nous nous sommes réconciliés tout de même, vous ne m’avez pas laissé partir sans m’embrasser ?

Mme RENAUD, après un silence, soudain. Si. Un temps, puis vite. C’est ta faute, ce jour-là aussi je t’ai attendu dans ma chambre. Toi, tu attendais dans la tienne. Tu voulais que je fasse les premiers pas, moi, ta mère !… Alors que tu m’avais gravement offensée. Les autres ont eu beau s’entremettre. Rien ne t’a fait céder. Rien. Et tu partais pour le front.

GASTON Quel âge avais-je ?

Mme RENAUD. Dix-huit ans.

GASTON. Je ne savais peut-être pas où j’allais. A dix-huit ans, c’est une aventure amusante, la guerre. Mais on n’était plus en 1914 où les mères mettaient des fleurs au fusil ; vous deviez le savoir, vous, où j’allais.

Mme RENAUD. Oh ! je pensais que la guerre serait finie avant que tu quittes la caserne ou que je te reverrais à ta première permission avant le front. Et puis, tu étais toujours si cassant, si dur avec moi.

GASTON. Mais vous ne pouviez pas descendre me dire : « Tu es fou, embrasse-moi ! »

Mme RENAUD. J’ai eu peur de tes yeux… Du rictus d’orgueil que tu aurais eu sans doute. Tu aurais été capable de me chasser, tu sais…

GASTON. Eh bien, vous seriez revenue, vous auriez pleuré à ma porte, vous m’auriez supplié, vous vous seriez mise à genoux pour que cette chose ne soit pas et que je vous embrasse avant de partir. Ah ! c'est mal de ne pas vous être mise à genoux.

Mme RENAUD. Mais une mère, Jacques !…

GASTON. J’avais dix-huit ans, et on m’envoyait mourir. J’ai un peu honte de vous dire cela, mais, j’avais beau être brutal, m’enfermer dans mon jeune orgueil imbécile, vous auriez dû tous vous mettre à genoux et me demander pardon.

Mme RENAUD. Pardon de quoi ? Mais je n’avais rien fait, moi !

GASTON. Et qu’est-ce que j’avais fait, moi, pour que cet infranchissable fossé se creuse entre nous ?

Mme RENAUD, avec soudain le ton d’autrefois. Oh ! tu t’étais mis dans la tête d’épouser une petite couturière que tu avais trouvée Dieu sait où, à dix-huit ans, et qui refusait sans doute de devenir ta maîtresse… Le mariage n’est pas une amourette ! Devions-nous te laisser compromettre ta vie, introduire cette fille chez nous ? Ne me dis pas que tu l aimais… Est-ce qu’on aime à dix-huit ans, je veux dire : est-ce qu’on aime profondément, d’une façon durable, pour se marier et fonder un foyer, une petite cousette rencontrée dans un bal trois semaines plus tôt ?

GASTON, après un silence. Bien sûr, c’était une bêtise… Mais ma classe allait être appelée dans quelques mois, vous le saviez. Si cette bêtise était la seule qu’il m’était donné de faire ; si cet amour, qui ne pouvait pas durer, celui qui vous le réclamait n’avait que quelques mois à vivre, pas même assez pour l’épuiser ?

Mme RENAUD. Mais on ne pensait pas que tu allais mourir !… Et puis, je ne t’ai pas tout dit. Tu sais ce que tu m’as crié, en plein visage, avec ta bouche toute tordue, avec ta main levée sur moi, moi ta mère ? « Je te déteste, je te déteste ! » Voilà ce que tu m’as crié. Un silence. Comprends-tu maintenant pourquoi je suis restée dans ma chambre en espérant que tu monterais, jusqu’à ce que la porte de la rue claque derrière toi ?

GASTON, doucement, après un silence. Et je suis mort à dix-huit ans, sans avoir eu ma petite joie, sous prétexte que c’était une bêtise, et sans que vous m’ayez reparlé. J’ai été couché sur le dos toute une nuit avec ma blessure à l’épaule, et j’étais deux fois plus seul que les autres qui appelaient leur mère. Un silence, il dit soudain comme pour lui. C’est vrai, je vous déteste.

Mme RENAUD crie, épouvantée. Mais, Jacques, qu’est-ce que tu as ?

GASTON revient à lui, la voit. Comment ? Pardon… Je vous demande pardon. Il s’est éloigné, fermé, dur. Je ne suis pas Jacques Renaud ; je ne reconnais rien ici de ce qui a été à lui. Un moment, oui, en vous écoutant parler, je me suis confondu avec lui. Je vous demande pardon. Mais, voyez-vous, pour un homme sans mémoire, un passé tout entier, c’est trop lourd à endosser en une seule fois. Si vous vouliez me faire plaisir, pas seulement me faire plaisir, me faire du bien, vous me permettriez de retourner à l’asile. Je plantais des salades, je cirais les parquets. Les jours passaient… Mais même au bout de dix-huit ans — une autre moitié exactement de ma vie — ils n’étaient pas parvenus, en s’ajoutant les uns aux autres, à faire cette chose dévorante que vous appelez un passé.

Mme RENAUD. Mais, Jacques…

GASTON. Et puis, ne m’appelez plus Jacques… Il a fait trop de choses, ce Jacques. Gaston, c’est bien ; quoique ce ne soit personne, je sais qui c’est. Mais ce Jacques dont le nom est déjà entouré des cadavres de tant d’oiseaux, ce Jacques qui a trompé, meurtri, qui s’en est allé tout seul à la guerre sans personne à son train, ce Jacques qui n’a même pas aimé, il me fait peur.

Mme RENAUD. Mais enfin, mon petit…

GASTON. Allez-vous-en ! J e ne suis pas votre petit.

Mme RENAUD. Oh ! tu me parles comme autrefois !

GASTON. Je n’ai pas d’autrefois, je vous parle comme aujourd’hui. Allez-vous-en !

Mme RENAUD se redresse, comme autrefois elle aussi. C’est bien, Jacques ! Mais, quand les autres t’auront prouvé que je suis ta mère, il faudra bien que tu viennes me demander pardon.

Elle sort sans voir Valentine qui a écouté les dernières répliques du couloir.

VALENTINE s’avance quand elle est sortie. Vous dites qu’il n’a jamais aimé. Qu’en savez-vous, vous qui ne savez rien ?

GASTON la toise. Vous aussi, allez-vous-en !

VALENTINE. Pourquoi me parlez-vous ainsi ? Qu’est-ce que vous avez ?

GASTON crie. Allez-vous-en ! Je ne suis pas Jacques Renaud.

VALENTINE. Vous le criez comme si vous en aviez peur.

GASTON. C’est un peu cela.

VALENTINE. De la peur, passe encore. La jeune ombre de Jacques est une ombre redoutable à endosser, mais pourquoi de la haine et contre moi ?

GASTON. Je n’aime pas que vous veniez me faire des sourires comme vous n’avez cessé de m’en faire depuis que je suis ici. Vous avez été sa maîtresse.

VALENTINE. Qui a osé le dire ?

GASTON. Votre mari.

Un silence.

VALENTINE. Eh bien, si vous êtes mon amant, si je vous retrouve et que je veuille vous reprendre… Vous êtes assez ridicule pour trouver cela mal ?

GASTON. Vous parlez à une sorte de paysan du Danube. D’un drôle de Danube, d’ailleurs, aux eaux noires et aux rives sans nom. Je suis un homme d’un certain âge, mais j’arrive frais éclos au monde. Cela n’est peut-être pas si mal après tout de prendre la femme de son frère, d’un frère qui vous aimait, qui vous a fait du bien ?

VALENTINE, doucement. Quand nous nous sommes connus en vacances à Dinard j’ai joué au tennis, j’ai nagé plus souvent avec vous qu’avec votre frère… J’ai fait plus de promenades sur les rochers avec vous. C’est avec vous, avec vous seul, que j’ai échangé des baisers. Je suis venue chez votre mère, ensuite, à des parties de camarades et votre frère s’est mis à m’aimer ; mais c’était vous que je venais voir.

GASTON. Mais c’est tout de même lui que vous avez épousé ?

VALENTINE. Vous étiez un enfant. J’étais orpheline, mineure sans un sou, avec une tante bienfaitrice qui m’avait déjà fait payer très cher les premiers partis refusés. Devais-je me vendre à un autre plutôt qu’à lui qui me rapprochait de vous ?

GASTON. II y a une rubrique dans les magazines féminins où l’on répond à ce genre de questions.

VALENTINE. Je suis dévenue votre maîtresse au retour de notre voyage de noces.

GASTON. Ah ! nous avons tout de même attendu un peu.

VALENTINE. Un peu ? Deux mois, deux horribles mois. Puis, nous avons eu trois ans bien à nous, car la guerre a éclaté tout de suite et Georges est parti le 4 août… Et après ces dix-sept ans, Jacques…

Elle A mis sa main sur son bras, il recule.

GASTON. Je ne suis pas Jacques Renaud.

VALENTINE. Quand bien même… Laissez-moi contempler le fantôme du seul homme que j’aie aimé… Elle A un petit sourire. Oh ! tu plisses ta bouche… Elle le regarde bien en face, il est gêné. Rien de moi ne correspond à rien dans votre magasin aux accessoires, un regard, une inflexion ?

GASTON. Rien.

VALENTINE. Ne soyez pas si dur, de quelque Danube infernal que vous veniez ! C’est grave, vous comprenez, pour une femme qui a aimé, de retrouver un jour, après une interminable absence, sinon son amant, du moins, avec la reconstitution du plus imperceptible plissement de bouche, son fantôme scrupuleusement exact.

GASTON. Je suis peut-être un fantôme plein d’exactitude, mais je ne suis pas Jacques Renaud.

VALENTINE. Regardez-moi bien.

GASTON. Je vous regarde bien. Vous êtes charmante, mais je ne suis pas Jacques Renaud !

VALENTINE. Je ne suis rien pour vous, vous en êtes sûr ?

GASTON. Rien.

VALENTINE. Alors, vous ne retrouverez jamais votre mémoire.

GASTON. J’en arrive à le souhaiter. Un temps, il s’inquiète tout de même. Pourquoi ne retrouverai-je jamais ma mémoire ?

VALENTINE. Vous ne vous souvenez même pas des gens que vous avez vus il y a deux ans.

GASTON. Deux ans ?

VALENTINE. Une lingère, une lingère en remplacement…

GASTON. Une lingère en remplacement ? Un silence. Il demande soudain : Qui vous a raconté cela ?

VALENTINE. Personne. J’avais — avec l’approbation de ma belle-mère d’ailleurs — adopté cette personnalité pour vous approcher librement. Regardez-moi bien, homme sans mémoire…

GASTON l’attire malgré lui, troublé. C’était vous la lingère qui n’est restée qu’un jour ?

VALENTINE. Oui, c’était moi.

GASTON. Mais vous ne m'avez rien dit ce jour-là ?

VALENTINE. Je ne voulais rien vous dire avant… J’espérais, vous voyez comme je crois à l’amour — à votre amour — qu’en me prenant vous retrouveriez la mémoire.

GASTON. Mais après ?

VALENTINE. Après, comme j’allais vous dire, rappelez-vous, nous avons été surpris.

GASTON sourit à ce souvenir. Ah ? l’économe !

VALENTINE sourit aussi. L’économe, oui.

GASTON. Mais vous n’avez pas crié partout que vous m’aviez reconnu ?

VALENTINE. Je l’ai crié, mais nous étions cinquante familles à le faire.

GASTON a un rire nerveux, soudain. Mais c’est vrai, suis-je bête, tout le monde me reconnaît ! Cela ne prouve en rien que je suis Jacques Renaud.

VALENTINE. Vous vous en êtes souvenu tout de même de votre lingère et de son gros paquet de draps ?

GASTON. Mais, bien sûr, je m’en suis souvenu. A part mon amnésie, j’ai beaucoup de mémoire.

VALENTINE. Vous voulez la reprendre dans vos bras, votre lingère ?

GASTON la repousse. Attendons de savoir si je suis Jacques Renaud.

VALENTINE. Et si vous êtes Jacques Renaud ?

GASTON. Si je suis Jacques Renaud, je ne la reprendrai pour rien au monde dans mes bras. Je ne veux pas être l’amant de la femme de mon frère.

VALENTINE. Mais vous l’avez déjà été !…

GASTON. II y a si longtemps et j’ai été si malheureux depuis, je suis lavé de ma jeunesse.

VALENTINE a un petit rire triomphant. Vous oubliez déjà votre lingère !… Si vous êtes Jacques Renaud, c’est il y a deux ans que vous avez été l’amant de la femme de votre frère. Vous, bien vous, pas un lointain petit jeune homme.

GASTON. Je ne suis pas Jacques Renaud !

VALENTINE. Écoute, Jacques, il faut pourtant que tu renonces à la merveilleuse simplicité de ta vie d’amnésique. Écoute, Jacques, il faut pourtant que tu t’acceptes. Toute notre vie avec notre belle morale et notre chère liberté, cela consiste en fin de compte à nous accepter tels que nous sommes… Ces dix-sept ans d’asile pendant lesquels tu t’es conservé si pur, c’est la durée exacte d’une adolescence, ta seconde adolescence qui prend fin aujourd’hui. Tu vas redevenir un homme, avec tout ce que cela comporte de taches, de ratures et aussi de joies. Accepte-toi et accepte-moi, Jacques.

GASTON. Si j’y suis obligé par quelque preuve, il faudra bien que je m’accepte ; mais je ne vous accepterai pas !

VALENTINE. Mais puisque malgré toi c’est fait déjà, depuis deux ans !

GASTON. Je ne prendrai pas la femme de mon frère.

VALENTINE. Quand laisseras-tu tes grands mots ? Tu vas voir, maintenant que tu vas être un homme, aucun de tes nouveaux problèmes ne sera assez simple pour que tu puisses le résumer dans une formule… Tu m’as prise à lui, oui. Mais, le premier, il m’avait prise à toi, simplement parce qu’il avait été un homme, maître de ses actes, avant toi.

GASTON. Et puis, il n’y a pas que vous… Je ne tiens pas à avoir dépouillé de vieilles dames, violé des bonnes.

VALENTINE. Quelles bonnes ?

GASTON. Un autre détail… Je ne tiens pas non plus à avoir levé la main sur ma mère, ni à aucune des excentricités de mon affreux petit sosie.

VALENTINE. Comme tu cries !… Mais, à peu de choses près, tu as déjà fait cela aussi tout à l’heure…

GASTON. J’ai dit à une vieille dame inhumaine que je la détestais, mais cette vieille dame n’était pas ma mère.

VALENTINE. Si, Jacques ! Et c’est pour cela que tu le lui as dit avec tant de véhémence. Et, tu vois, il t’a suffi, au contraire, de côtoyer une heure les personnages de ton passé pour reprendre inconsciemment avec eux tes anciennes attitudes. Écoute, Jacques, je vais monter dans ma chambre, car tu vas être très en colère. Dans dix minutes, tu m’appelleras, car tes colères sont terribles, mais ne durent jamais plus de dix minutes.

GASTON. Qu’en savez-vous? Vous m’agacez à la fin. Vous avez l’air d’insinuer que vous me connaissez mieux que moi.

VALENTINE. Mais bien sûr!… Écoute, Jacques, écoute. Il y a une preuve décisive que je n’ai jamais pu dire aux autres !…

GASTON recule. Je ne vous crois pas !

VALENTINE sourit. Attends, je ne l’ai pas encore dite.

GASTON crie. Je ne veux pas vous croire, je ne veux croire personne. Je ne veux plus que personne me parle de mon passé !

LA DUCHESSE entre en trombe, suivie de Me Huspar, Valentine se cache dans la salle de bains.

LA DUCHESSE Gaston, Gaston, c’est épouvantable ! Des gens viennent d’arriver, furieux, tonitruants, c’est une de vos familles. J’ai été obligée de les recevoir. Ils m’ont couverte d’insultes. Je comprends maintenant que j’ai été follement imprudente de ne pas suivre l’ordre d’inscription que nous avions annoncé par voie de presse… Ces gens-là se croient frustrés. Ils vont faire un scandale, nous accuser de Dieu sait quoi !

HUSPAR. Je suis sûr, Madame, que personne n’oserait vous suspecter.

LA DUCHESSE. Mais vous ne comprenez donc point que ces deux cent cinquante mille francs les aveuglent ! Ils parlent de favoritisme, de passe-droit. De là à prétendre que mon petit Albert touche la forte somme de la famille à laquelle il attribue Gaston il n’y a qu’un pas !

LE MAÎTRE D’HÔTEL entre.

LE MAÎTRE D’HÔTEL entre. Madame. Je demande pardon à Madame la duchesse. Mais voici d’autres personnes qui réclament Maître Huspar ou Madame la duchesse.

LA DUCHESSE. Leur nom ?

LE MAITRE D’HOTEL. Ils m’ont donné cette carte que je ne me permettais pas de présenter dès l’abord à Madame la duchesse, vu qu’elle est commerciale. Il lit, très digne. "Beurres, œufs, fromages. Maison Bougran. »

LA DUCHESSE, cherchant dans son agenda. Bougran ? Vous avez dit Bougran ? C’est la crémière !

LE VALET DE CHAMBRE frappe et entre. Je demande pardon à Madame ; mais c’est un Monsieur, ou plutôt un homme, qui demande Madame la duchesse. Vu sa tenue, je dois dire à Madame que je n’ai pas osé l’introduire.

LA DUCHESSE, dans son agenda. Son nom ? Legropâtre ou Madensale ?

LE VALET DE CHAMBRE. Legropâtre, Madame la duchesse.

LA DUCHESSE. Legropâtre, c’est le lampiste ! Introduisez-le avec beaucoup d’égards ! Ils sont tous venus par le même train. Je parie que les Madensale vont suivre. J’ai appelé Pont-au-Bronc au téléphone. Je vais tâcher de les faire patienter !

Elle sort rapidement, suivie de Me Huspar.

GASTON murmure, harassé. Vous avez tous des preuves, des photographies ressemblantes, des souvenirs précis comme des crimes… Je vous écoute tous et je sens surgir peu à peu derrière moi un être hybride où il y a un peu de chacun de vos fils et rien de moi, parce que vos fils n’ont rien de moi. Il répète. Moi. Moi. J’existe, moi, malgré toutes vos histoires… Vous avez parlé de la merveilleuse simplicité de ma vie d’amnésique tout à l’heure… Vous voulez rire. Essayez de prendre toutes les vertus, tous les vices et de les accrocher derrière vous.

VALENTINE, qui est rentrée à la sortie de la duchese. Ton lot va être beaucoup plus simple si tu veux m’écouter une minute seulement, Jacques. Je t’offre une succession un peu chargée, sans doute, mais qui te paraîtra légère puisqu’elle va te délivrer de toutes les autres. Veux-tu m’écouter ?

GASTON. Je vous écoute.

VALENTINE. Je ne t’ai jamais vu nu, n’est-ce pas ? Eh bien, tu as une cicatrice, une toute petite cicatrice qu’aucun des médecins qui t’ont examiné n’a découverte, j’en suis sûre, à deux centimètres sous l’omoplate gauche. C’est un coup d’épingle à chapeau — crois-tu qu’on était affublée en 1915 ! — je te l’ai donné un jour où j’ai cru que tu m’avais trompée. Elle sort.

Il reste abasourdi un instant, puis il commence lentement à enlever sa veste.

LE RIDEAU TOMBE


QUATRIÈME TABLEAU

Le chauffeur et le valet de chambre grimpés sur une chaise dans un petit couloir obscur et regardant par un œil-debœuf.

LE VALET DE CHAMBRE. Hé ! dis donc ! Y se déculotte…

LE CHAUFFEUR, le poussant pour prendre sa place. Sans blagues ? Mais il est complètement sonné, ce gars-là ! Qu’est-ce qu’il fait ? Il se cherche une puce ? Attends, attends. Le voilà qui grimpe sur une chaise pour se regarder dans la glace de la cheminée…

LE VALET DE CHAMBRE. Tu rigoles… Y monte sur une chaise ?

LE CHAUFFEUR. Je te le dis.

LE VALET DE CHAMBRE, prenant sa place. Fais voir ça… Ah ! dis donc ! Et tout ça c’est pour voir son dos. Je te dis qu’il est sonné. Bon. Le voilà qui redescend. Il a vu ce qu’il voulait. Y remet sa chemise. Y s’assoit… Ah ! dis donc… Mince alors !

LE CHAUFFEUR. Qu’est-ce qu’il fait ?

LE VALET DE CHAMBRE se retourne, médusé. Y chiale…

LE RIDEAU TOMBE


CINQUIÈME TABLEAU

La chambre de Jacques. Les persiennes sont fermées,l’ombre rousse est rayée de lumière. C’est le matin. Gaston est couché dans le lit, il dort. Le maître d’hôtel et le valet de chambre sont en train d’apporter dans la pièce des animaux empaillés qu’ils disposent autour du lit. La duchesse et Mme Renaud dirigent les opérations du couloir. Tout se joue en chuchotements et sur la pointe des pieds.

LE MAÎTRE D’HÔTEL. Nous les posons également autour du lit, Madame la duchesse ?

LA DUCHESSE. Oui, oui, autour du lit, qu’en ouvrant les yeux, il les voie tous en même temps.

Mme RENAUD. Ah ! si la vue de ces petits animaux pouvait le faire revenir à lui !

LA DUCHESSE. Cela peut le frapper beaucoup

Mme RENAUD. II aimait tant les traquer ! Il montait sur les arbres à des hauteurs vertigineuses pour mettre de la glu sur les branches.

LA DUCHESSE, au maître d'hôtel. Mettez-en un sur l’oreiller, tout près de lui. Sur l’oreiller, oui, oui, sur l’oreiller.

LE MAÎTRE D'HÔTEL. Madame la duchesse ne craint pas qu’il ait peur en s’éveillant de voir cette bestiole si près de son visage ?

LA DUCHESSE. Excellente, la peur, dans son cas, mon ami. Excellente. Elle revient à Mme Renaud. Ah ! je ne vous cacherai pas que je suis dévorée d’inquiétude, Madame ! J’ai pu calmer ces gens, hier soir, en leur disant qu'Huspar et mon petit Albert seraient ici ce matin à la première heure ; mais qui sait si nous arriverons à nous en débarrasser sans dégâts ?…

LE VALET DE CHAMBRE entre. Les familles présumées de Monsieur Gaston viennent d’arriver, Madame la duchesse.

LA DUCHESSE. Vous voyez ! Je leur avais dit neuf heures, ils sont là à neuf heures moins cinq. Ce sont des gens que rien ne fera céder.

Mme RENAUD. Où les avez-vous introduits, Victor ?

LE VALET DE CHAMBRE. Dans le grand salon, Madame.

LA DUCHESSE. Ils sont autant qu’hier ? C’est bien une idée de paysans de venir en groupe pour mieux se défendre.

LE VALET DE CHAMBRE. Ils sont davantage, Madame la duchesse.

LA DUCHESSE. Davantage ? Comment cela ?

LE VALET DE CHAMBRE. Oui, Madame la duchesse, trois de plus, mais ensemble. Un Monsieur de bonne apparence, avec un petit garçon et sa gouvernante.

LA DUCHESSE. Une gouvernante ? Quel genre de gouvernante ?

LE VALET DE CHAMBRE. Anglais, Madame la duchesse.

LA DUCHESSE. Ah ! ce sont les Madensale !… Des gens que je crois charmants. C’est la branche anglaise de la famille qui réclame Gaston… C’est touchant de venir d’aussi loin rechercher un des siens, vous ne trouvez pas ? Priez ces personnes de patienter quelques minutes, mon ami.

Mme RENAUD. Mais ces gens ne vont pas nous le reprendre avant qu’il ait parlé, n’est-ce pas, Madame ?

LA DUCHESSE. N’ayez crainte. L’épreuve a commencé par vous ; il faudra, qu’ils le veuillent ou non, que nous la terminions régulièrement. Mon, petit Albert m’a promis d’être très ferme sur ce point. Mais d’un autre côté nous sommes obligés à beaucoup de diplomatie pour éviter le moindre scandale.

Mme RENAUD. Un scandale dont j’ai l’impression que vous vous exagérez le danger, Madame.

LA DUCHESSE. Détrompez-vous, Madame ! La presse de gauche guette mon petit Albert, je le sais : j’ai mes espions. Ces gens-là vont oondir sur cette calomnie comme des molosses sur une charogne. Et cela, quel que soit mon désir de voir Gaston entrer dans une famille adorable, je ne peux pas le permettre. Comme vous êtes mère, je suis tante — avant tout. Elle lui serre le bras. Mais croyez que j’ai le coeur brisé comme vous par tout ce que cette épreuve peut avoir de douloureux et de torturant.

Le valet de chambre passe près d’elle avec des écureuils empaillés. Elle le suit des yeux.

Mais c’est ravissant une peau d’écureuil ! Comment se fait-il qu’on n’ait jamais pensé à en faire des manteaux ?

Mme RENAUD, ahurie. Je ne sais pas.

LE VALET DE CHAMBRE. Ça doit être trop petit.

LE MAÎTRE D’HÔTEL qui surveille la porte. Attention, Monsieur a bougé !

LA DUCHESSE. Ne nous montrons surtout pas. Au maître d’hôtel. Ouvrez les persiennes. Pleine lumière dans la chambre. Gaston a ouvert les yeux. Il voit quelque chose tout près de son visage. Il recule, se dresse sur son séant.

GASTON. Qu’est-ce que c’est ? Il se voit entouré de belettes, de putois, d’écureuils empaillés, il a les yeux exorbités, il crie : Mais qu’est-ce que c’est que toutes ces bêtes ? Qu’est-ce qu’elles me veulent ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL s'avance. Elles sont empaillées, Monsieur. Ce sont les petites bêtes que Monsieur s’amusait à tuer. Monsieur ne les reconnaît donc pas ?

GASTON crie d’une voix rauque. Je n’ai jamais tué de bêtes ! Il s’est levé.

Le valet s’est précipité avec sa robe de chambre. Ils passent tous deux dans la salle de bains. Mais Gaston ressort et revient aussitôt aux bêtes.

GASTON. Comment les prenait-il ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL. Que Monsieur se rappelle les pièges d’acier qu’il choisissait longuement sur le catalogue de la Manufacture d’Armes et Cycles de Saint-Étienne… Pour certaines, Monsieur préférait se servir de la glu.

GASTON. Elles n’étaient pas encore mortes quand il les trouvait ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL. Généralement pas, Monsieur. Monsieur les achevait avec son couteau de chasse. Monsieur était très adroit pour cela.

GASTON, après un silence.Qu’est-ce qu’on peut faire pour des bêtes mortes ? Il a vers elles un geste timide qui n’ose pas être une caresse, il rêve un instant. Quelles caresses sur ces peaux tendues, séchées ? J’irai jeter des noisettes et des morceaux de pain à d’autres écureuils, tous les jours. Je défendrai, partout où la terre m’appartiendra, qu’on fasse la plus légère peine aux belettes… Mais comment consolerai-je celles-ci de la longue nuit où elles ont eu mal et peur sans comprendre, leur patte retenue dans cette mâchoire immobile ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL. Oh ! il ne faut pas que Monsieur se peine à ce point. Ce n’est pas bien grave, des bestioles ; et puis, en somme maintenant, c’est passé.

GASTON répète. C’est passé. Et même si j’étais assez puissant à présent pour rendre à jamais heureuse la race des petits animaux des bois… Vous l’avez dit : c’est passé. II s’en va vers la salle de bains en disant : Pourquoi n’ai-je pas la même robe de chambre qu’hier soir ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL. Elle est également à Monsieur, Madame m’a recommandé de les faire essayer toutes à Monsieur, dans l’espoir que Monsieur en reconnaîtrait une.

GASTON. Qu’est-ce qu’il y a dans les poches de celle-là ? Des souvenirs encore, comme hier ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL, le suivant. Non, Monsieur. Cette fois ce sont des boules de naphtaline.

La porte de la salle de bains s’est refermée. La duchesse et Mme Renaud sortent de leur cachette.

LE MAÎTRE D’HÔTEL a. un geste avant de sortir. Madame a pu entendre. Je ne crois pas que Monsieur ait rien reconnu.

Mme RENAUD, dépitée. On dirait vraiment qu’il y met de la mauvaise volonté.

LA DUCHESSE. Si c’était cela, croyez que je lui parlerais très sévèrement, mais j’ai malheureusement peur que ce ne soit plus grave.

GEORGES, entrant. Eh bien, il s’est réveillé ?

LA DUCHESSE. Oui, mais notre petite conspiration n’a rien donné.

Mme RENAUD. II a eu l’air péniblement surpris de voir les dépouilles de ces bêtes, mais c’est tout.

GEORGES. Est-ce que vous voulez me laisser un moment, je voudrais essayer de lui parler.

Mme RENAUD. Puisses-tu réussir, Georges ! Moi, je commence à perdre l’espoir.

GEORGES. II ne faut pas, voyons, maman, il ne faut pas. Il faut espérer jusqu’au bout au contraire. Espérer contre l’évidence même.

Mme RENAUD, un peu pincée. Son attitude est vraiment lassante. Tu veux que je te dise ? Il me semble qu’il me fait la tête comme autrefois…

GEORGES. Mais puisqu’il ne t’a même pas reconnue…

Mme RENAUD. Oh ! il avait un si mauvais caractère ! Amnésique ou non, pourquoi veux-tu qu’il ne l’ait plus ?

LA DUCHESSE, s'en allant avec elle. Je crois que vous exagérez son animosité contre vous, Madame. En tout cas, je n’ai pas de conseil à vous donner, mais je voulais vous dire que je trouve votre façon d’agir un peu trop froide. Vous êtes mère, que diable ! soyez pathétique. Roulez-vous à ses pieds, criez.

Mme RENAUD. Voir Jacques reprendre sa place ici est mon plus cher désir, Madame ; mais je ne saurais vraiment aller jusque-là. Surtout après ce qui s’est passé.

LA DUCHESSE. C’est dommage. Je suis sûre que cela le frapperait beaucoup. Moi, si l’on voulait me prendre mon petit Albert, je sens que je deviendrais redoutable comme une bête sauvage. Vous ai-je raconté que, lorsqu’on l’a refusé à son bachot, je me suis pendue à la barbe du doyen de la faculté ?

Elles sont sorties. Georges a frappé pendant ce temps à la porte de la chambre, puis il est entré,timide.

GEORGES. Je peux te parler, Jacques ?

LA VOIX DE GASTON, de la salle de bains. Qui est là, encore ? J’avais demandé que personne ne vienne. Je ne peux donc même pas me laver sans qu’on me harcèle de questions, sans qu’on me flanque des souvenirs sous le nez ?

LE VALET DE CHAMBRE, entrouvrant la porte. Monsieur est dans son bain, Monsieur. A Gaston invisible. C’est Monsieur, Monsieur.

LA voix DE GASTON, encore bourrue, mais radoucie. Ah ! c’est vous ?

GEORGES, au valet de chambre. Laissez-nous un instant, Victor.

Il sort.

Georges se rapproche de la porte. Je te demande pardon, Jacques… Je comprends bien qu’à la longue nous t’agaçons avec nos histoires… Mais ce que je veux te dire est important tout de même… Si cela ne t’ennuie pas trop, je voudrais bien que tu me permettes…

LA VOIX DE GASTON, de la salle de bains. Quelle saleté avez-vous encore trouvée dans le passé de votre frère pour me la coller sur les épaules ?

GEORGES. Mais ce n’est pas une saleté, Jacques, au contraire, ce sont des réflexions, des réflexions que je voudrais te communiquer, si tu le permets. Il hésite une seconde et commence. Tu comprends, sous prétexte qu’on est un honnête homme, qu’on l’a toujours été, qu’on n’a jamais rien fait de mal (ce qui est bien facile après tout pour certains), on se croit tout permis… On parle aux autres du haut de sa sérénité… On fait des reproches, on se plaint… Il demande brusquement Tu ne m’en veux pas d’hier ?

La réponse vient, bourrue comme Vautre, et comme à regret, en retard d'une seconde.

LA VOIX DE GASTON. De quoi ?

GEORGES. Mais de tout ce que je t’ai raconté en exagérant, en me posant en victime. De cette sorte de chantage que je t’ai fait avec ma pauvre histoire…

On entend un bruit dans la salle de bains. Georges, épouvanté, se lève.

Attends, attends, ne sors pas tout de suite de la salle de bains, laisse-moi finir, j’aime mieux. Si je t’ai devant moi, je vais reprendre mon air de frère, et je n’en sortirai plus… Tu comprends, Jacques, j’ai bien réfléchi cette nuit ; ce qui s’est passé a été horrible, bien sûr, mais tu étais un enfant et elle aussi, n’est-ce pas ? Et puis, à Dinard, avant notre mariage, c’était plutôt avec toi qu’elle avait envie de se promener, vous vous aimiez peut-être avant, tous les deux, comme deux pauvres gosses qui ne peuvent rien… Je suis arrivé entre vous avec mes gros sabots, ma situation, mon âge… J’ai joué les fiancés sérieux… sa tante a dû la pousser à accepter ma demande… Enfin ce que j’ai pensé cette nuit, c’est que je n’avais pas le droit de te les faire, ces reproches, et que je les retire tous. Là Il tombe assis, il n’en peut plus.

Gaston est sorti de la salle de bains, il va doucement à lui et Imposant la main sur l’épaule.

GASTON. Comment avez-vous pu aimer à ce point cette petite fripouille, cette petite brute ?

GEORGES. Que voulez-vous ? c’était mon frère.

GASTON. II n’a rien fait comme un frère. Il vous a volé, il vous a trompé… Vous auriez haï votre meilleur ami s’il avait agi de la sorte.

GEORGES. Un ami, ce n’est pas pareil, c’était mon frère…

GASTON. Et puis comment pouvez-vous souhaiter de le voir revenir, même vieilli, même changé, entre votre femme et vous ?

GEORGES, simplement. Qu’est-ce que tu veux, même si c’était un assassin, il fait partie de la famille, sa place est dans la famille.

GASTON répète, après un temps. Il fait partie de la famille, sa place est dans la famille. Comme c’est simple ! Il dit pour lui. Il se croyait bon, il ne l’est pas ; honnête, il ne l’est guère. Seul au monde et libre, en dépit des murs de l’asile — le monde est peuplé d’être auxquels il a donné des gages et qui l’attendent — et ses plus humbles gestes ne peuvent être que des prolongements ae gestes anciens. Comme c’est simple ! Il prend Georges par le bras brutalement. Pourquoi êtes-vous venu me raconter votre histoire pardessus le marché ? Pourquoi êtes-vous venu me jeter votre affection au visage ? Pour que ce soit plus simple encore, sans doute ? Il est tombé assis sur son lit, étrangement las. Vous avez gagné.

GEORGES, éperdu. Mais, Jacques, je ne comprends pas tes reproches… Je suis venu te dire cela péniblement, crois-moi, pour te faire un peu chaud, au contraire, dans la solitude que tu as dû découvrir depuis hier autour de toi.

GASTON. Cette solitude n’était pas ma pire ennemie…

GEORGES. Tu as peut-être surpris des regards de domestiques, une gêne autour de toi. Il ne faut pas que tu croies quand même que personne ne t’aimait… Maman…

Gaston le regarde

Il se trouble. Et puis, enfin, surtout, moi, je t’aimais bien.

GASTON. A part vous ?

GEORGES. Mais… Il est gêné. Qu’est-ce que tu veux… Valentine sans doute.

GASTON. Elle a été amoureuse de moi, ce n’est pas la même chose… Il n’y a que vous.

GEORGES baisse la tête. Peut-être, oui.

GASTON. Pourquoi ? Je ne peux pas arriver à comprendre pourquoi.

GEORGES, doucement. Vous n’avez jamais rêvé d’un ami qui aurait été d’abord un petit garçon que vous auriez promené par la main ? Vous qui aimez l’amitié, songez quelle aubaine cela peut-être pour elle un ami assez neuf pour qu’il doive tenir de vous le secret des premières lettres de l’alphabet, des premiers coups de pédale à bicyclette, des premières brasses dans l’eau. Un ami assez fragile pour qu’il ait tout le temps besoin de vous pour le défendre…

GASTON, après un temps. J’étais tout petit quand votre père est mort ?

GEORGES. Tu avais deux ans.

GASTON. Et vous ?

GEORGES. Quatorze… Il a bien fallu que je m’occupe de toi. Tu étais si petit. Un temps, il lui dit sa vraie excuse. Tu as toujours été si petit pour tout. Pour l’argent que nous t'avons donné trop tôt comme des imbéciles, pour la dureté de maman, pour ma faiblesse à moi aussi, pour ma maladresse. Cet orgueil, cette violence contre lesquels tu te débattais déjà à deux ans, c’étaient des monstres dont tu étais innocent et dont c’était à nous de te sauver. Non seulement nous n’avons pas su le faire, mais encore nous t’avons accusé ; nous t’avons laissé partir tout seul pour le front… Avec ton fusil, ton sac, ta boîte à masque, tes deux musettes, tu devais être un si petit soldat sur le quai de la gare !

GASTON hausse les épaules. J’imagine que ceux qui avaient de grosses moustaches et l’air terrible étaient de tout petits soldats, eux aussi, à qui on allait demander quelque chose au-dessus de leurs forces…

GEORGES crie presque douloureusement. Oui, mais toi, tu avais dix-huit ans ! Et après les langues mortes et la vie décorative des conquérants, la première chose que les hommes allaient exiger de toi, c'était de nettoyer des tranchées avec un couteau de cuisine.

GASTON a un rire qui sonne faux. Et après ? Donner la mort, cela me paraît pour un jeune homme une excellente prise de contact avec la vie.

LE MAÎTRE D’HÔTEL paraît. Madame la duchesse prie Monsieur de bien vouloir venir la rejoindre au grand salon dès que Monsieur sera prêt.

GEORGES s’est levé. Je vous laisse. Mais, s’il vous plaît, malgré tout ce qu’on a pu vous dire, ne le détestez pas trop, ce Jacques… Je crois que c’était surtout un pauvre petit.

Il sort. Le maître d’hôtel est resté avec Gaston et l’aide à s’habiller.

GASTON lui demande brusquement. Maître d’hôtel ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL. Monsieur ?

GASTON. Vous n’avez jamais tué quelqu’un ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL. Monsieur veut sans doute plaisanter. Monsieur pense bien que si j’avais tué quelqu’un je ne serais plus au service de Madame.

GASTON. Même pendant la guerre ? Un brusque tête-à-tête en sautant dans un abri pendant la seconde vague d’assaut ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL. J’ai fait la guerre comme caporal d’habillement, et je dois dire à Monsieur que dans l’intendance nous avions assez peu d’occasions.

GASTON, immobile, tout pâle et très doucement. Vous avez de la chance, maître d’hôtel. Parce que c’est une épouvantable sensation d’être en train de tuer quelqu’un pour vivre.

LE MAÎTRE D’HÔTEL se demande s’il doit rire ou non. Monsieur le dit bien, épouvantable ! Surtout pour la victime.

GASTON. Vous vous trompez, maître d’hôtel. Tout est affaire d’imagination. Et la victime a souvent beaucoup moins d’imagination que l’assassin. Un temps. Parfois, elle n’est même qu’une ombre dans un songe de l’assassin.

LE MAÎTRE D’HÔTEL.  Dans ce cas, je comprends qu’elle souffre peu, Monsieur.

GASTON. Mais l’assassin, lui, en revanche, a le privilège des deux souffrances. Vous aimez vivre, maître d’hôtel ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL. Comme tout un chacun, Monsieur.

GASTON. Imaginez que, pour vivre, il vous faille plonger à jamais dans le néant un jeune homme. Un jeune homme de dixhuit ans… Un petit orgueilleux, une petite fripouille, mais tout de même… un pauvre petit. Vous serez libre, maître d’hôtel, l’homme le plus libre du monde, mais, pour être libre, il vous faut laisser ce petit cadavre innocent derrière vous. Qu’allez-vous faire ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL. J’avoue à Monsieur que je ne me suis pas posé la question. Mais je dois dire également que, si j’en crois les romans policiers, il ne faut jamais laisser le cadavre derrière soi.

GASTON éclate soudain de rire, Mais si personne — hors l’assassin — ne peut voir le cadavre ? II va à lui et gentiment. Tenez, maître d’hôtel. C’est fait. Il est là à vos pieds. Le voyez-vous ?

Le maître d’hôtel regarde ses pieds, fait un saut de côté, regarde autour de lui et se sauve, épouvanté, aussi vite que sa dignité le permet. Valentine paraît rapidement dans le couloir. Elle court à la chambre.

VALENTINE. Que me dit Georges ? Tu ne leur as rien dit encore ? Je n’ai pas voulu entrer la première dans ta chambre ce matin, mais je croyais qu’ils allaient m’appeler avec une bonne nouvelle. Pourquoi ne leur as-tu pas dit ?

Gaston lu regarde sans rien dire.

Mais enfin, ne me fais pas devenir folle ! Cette cicatrice, tu l’as vue hier, j’en suis sûre, dans une glace ?

GASTON, doucement, sans cesser de la regarder. Je n’ai vu aucune cicatrice.

VALENTINE. Qu’est-ce que tu dis ?

GASTON. Je dis que j’ai regardé très attentivement mon dos et que je n’ai vu aucune cicatrice. Vous avez dû vous tromper.

VALENTINE le regarde un instant, abasourdie, puis comprend et crie soudain. Oh ! je te déteste ! Je te déteste !…

GASTON, très calme. Je crois que cela vaut mieux.

VALENTINE. Mais est-ce que tu te rends compte seulement de ce que tu es en train de faire ?

GASTON. Oui. Je suis en train de refuser mon passé et ses personnages — moi compris. Vous êtes peut-être ma famille, mes amours, ma véridique histoire. Oui, mais seulement, voilà… vous ne me plaisez pas. Je vous refuse.

VALENTINE. Mais tu es fou ! Mais tu es un monstre ! On ne peut pas refuser son passé. On ne peut pas se refuser soi-même…

GASTON. Je suis sans doute le seul homme, c’est vrai, auquel le destin aura donné la possibilité d’accomplir ce rêve de chacun… Je suis un homme et je peux être, si je veux, aussi neuf qu’un enfant ! C’est un privilège dont il serait criminel de ne pas user. Je vous refuse. Je n’ai déjà depuis hier que trop de choses à oublier sur mon compte.

VALENTINE. Et mon amour, à moi, qu’est-ce que tu en fais ? Lui non plus, sans doute, tu n’as pas la curiosité de le connaître ?

GASTON. Je ne vois de lui, en ce moment, que la haine de vos yeux… C’est sans doute un visage de l’amour dont seul un amnésique peut s’étonner ! En tout cas, il est bien commode. Je ne veux pas en voir un autre. Je suis un amant qui ne connaît pas l’amour de sa maîtresse — un amant qui ne se souvient pas du premier baiser, de la première larme — un amant qui n’est le prisonnier d’aucun souvenir, qui aura tout oublié demain. Cela aussi, c’est une aubaine assez rare… J’en profite.

VALENTINE. Et si j’allais le crier, moi, partout, que je reconnais cette cicatrice ?

GASTON. J’ai envisagé cette hypothèse. Au point de vue amour : je crois que l’ancienne Valentine l’aurait déjà fait depuis longtemps et que c’est un signe assez consolant que vous soyez devenue prudente… Au point de vue légal : vous êtes ma belle-soeur, vous vous prétendez ma maîtresse… Quel tribunal accepterait de prendre une décision aussi grave sur ce louche imbroglio d’alcôve dont vous seule pouvez parlez ?

VALENTINE, pâle, les dents serrées. C’est bien. Tu peux être fier. Mais ne crois pas que, tout ton fatras d’amnésie mis à part, ta conduite soit bien surprenante pour un homme… Je suis même sûre qu’au fond tu dois être assez faraud de ton geste. C’est tellement flatteur de refuser une femme qui vous a attendu si longtemps ! Eh bien, je te demande pardon de la peine que je vais te faire, mais, tu sais… j’ai tout de même eu d’autres amants depuis la guerre.

GASTON sourit. Je vous remercie. Ce n’est pas une peine…

Dans le couloir paraissent le maître d’hôtel et le valet de chambre. A leur mimique, on comprend qu’ils ont pensé qu’il valait mieux être deux pour aborder Gaston.

LE VALET DE CHAMBRE du seuil. Madame la duchesse Dupont-Dufort me prie de dire à Monsieur qu’il se dépêche et qu’il veuille bien la rejoindre au plus tôt au grand salon parce que les familles de Monsieur s’impatientent.

Gaston n’a pas bougé, les domestiques disparaissent.

VALENTINE éclate de rire. Tes familles, Jacques ! Ah ! c’est bête, j’ai envie de rire… Parce qu’il y a une chose que tu oublies : c’est que, si tu refuses de venir avec nous, il va falloir que tu ailles avec elles de gré ou de force. Tu vas devoir aller coucher dans les draps de leur mort, endosser les gilets de flanelle de leur mort, ses vieilles pantoufles pieusement gardées… Tes familles s’impatientent… Allons, viens, toi qui as si peur de ton passé, viens voir ces têtes de petits bourgeois et de paysans, viens te demander quels passés de calculs et d’avarice ils ont à te proposer.

GASTON. Il leur serait difficile de faire mieux que vous, en tout cas.

VALENTINE. Tu crois ? Ces cinq cent mille francs escroqués et dépensés en rires et en fêtes te paraîtront peut-être bien légers à côté de certaines histoires de mur mitoyen et de bas de laine… Allons, viens, puisque tu ne nous veux pas, tu te dois à tes autres familles maintenant. Elle vent l’entraîner, il résiste.

GASTON. Non, je n’irai pas.

VALENTINE. Ah ? Et que vas-tu faire ?

GASTON. M’en aller.

VALENTINE. Où ?

GASTON. Quelle question ! N’importe où.

VALENTINE. C’est un mot d’amnésique. Nous autres, qui avons notre mémoire, nous savons qu’on est toujours obligé de choisir une direction dans les gares et qu’on ne va jamais plus loin que le prix de son billet… Tu as à choisir entre la direction de Blois et celle d’Orléans. C’est te dire que si tu avais de l’argent le monde s’ouvrirait devant toi ! Mais tu n’as pas un sou en poche, qu’est-ce que tu vas faire ?

GASTON. Déjouer vos calculs. Partir à pied, à travers champs, dans la direction de Châteaudun.

VALENTINE. Tu te sens donc si libre depuis que tu t’es débarrassé de nous ? Mais pour les gendarmes tu n’es qu’un fou échappé d’un asile. On t'arrêtera.

GASTON. Je serai loin. Je marche très vite.

VALENTINE lui crie en face. Crois-tu que je ne donnerais pas l’alarme si tu faisais un pas hors de cette chambre ?

Il est allé soudain à la fenêtre.

Tu es ridicule, la fenêtre est trop haute et ce n’est pas une solution.

Il s’est retourné vers elle comme une bête traquée. Elle le regarde et lui dit doucement.

Tu te débarrasseras peut-être de nous, mais pas de l’habitude de faire passer tes pensées une à une dans tes veux… Non, Jacques, même si tu me tuais pour gagner une heure de fuite, tu serais pris.

Il a baissé la tête, acculé dans un coin de la chambre.

Et puis, tu sais bien que ce n’est pas seulement moi qui te traque et veux te garder. Mais toutes les femmes, tous les hommes… Jusqu’aux morts bien pensants qui sentent obscurément que tu es en train d’essayer de leur brûler la politesse… On n’échappe cas à tant de monde, Jacques. Et, que tu veuilles ou non, il faudra que tu appartiennes à quelqu’un ou que tu retournes dans ton asile.

GASTON, sourdement. Eh bien, je retournerai dans mon asile.

VALENTINE. Tu oublies que j’y ai été lingère tout un jour, dans ton asile! que je t’y ai vu bêchant bucoliquement les salades peut-être, mais aussi aidant à vider les pots, à faire la vaisselle ; bousculé par les infirmiers auxquels tu quémandais une pincée de tabac pour ta pipe… Tu fais le fier avec nous : tu nous parles mal, tu nous railles, mais sans nous tu n’es qu’un petit garçon impuissant qui n’a pas le droit de sortir seul et qui doit se cacher dans les cabinets pour fumer.

GASTON a un geste quand elle a fini. Allez-vous-en, maintenant. Il ne me reste pas le plus petit espoir : vous avez joué votre rôle.

Elle est sortie sans un mot. Gaston reste seul, jette un regard lassé dans sa chambre ; il s’arrête devant son armoire à glace, se regarde longtemps. Soudain, il prend un objet sur la table, près de lui, sans quitter son image des yeux, et il le lance à toute volée dans la glace qui s’écroule en morceaux. Puis il s'en va s’asseoir sur son lit, la tête dans ses mains. Un silence,puis doucement la musique commence, assez triste d’abord, puis peu à peu, malgré Gaston, malgré nous, plus allègre. Au bout d’un moment, un petit garçon habillé en collégien d’Eton ouvre la porte de l’antichambre, jette un coup d’œil fureteur, puis referme soigneusement la porte et s’aventure dans le couloir sur la pointe des pieds. Il ouvre toutes les portes qu’il trouve sur son passage et jette un coup d’oeil interrogateur à l’intérieur des pièces. Arrivé à la porte de la chambre, même jeu. Il se trouve devant Gaston, qui lève la tête, étonné par cette apparition.

LE PETIT GARÇON. Je vous demande pardon, Monsieur. Mais vous pourrez peut-être me renseigner. Je cherche le petit endroit.

GASTON, qui sort d’un rêve. Le petit endroit ? Quel petit endroit ?

LE PETIT GARÇON. Le petit endroit où on est tranquille.

GASTON comprend, le regarde,puis soudain éclate d’un bon rire, malgré lui. Comme cela se trouve !… Figurez-vous que, moi aussi, je le cherche en ce moment le petit endroit où on est tranquille…

LE PETIT GARÇON. Je me demande bien alors à qui nous allons pouvoir le demander.

GASTON rit encore. Je me le demande aussi.

LE PETIT GARÇON. En tout cas, si vous restez là, vous n’avez vraiment pas beaucoup de chances de le trouver. Il aperçoit les débris de la glace. Oh ! là là. C est vous qui avez cassé la glace ?

GASTON. Oui, c’est moi.

LE PETIT GARÇON. Je comprends alors que vous soyez très ennuyé. Mais, croyez-moi, vous feriez mieux de le dire carrément. Vous êtes un monsieur, on ne peut pas vous faire grand-chose. Mais, vous savez, on dit que cela porte malheur.

GASTON. On le dit, oui.

LE PETIT GARÇON, s’en allant. Je m’en vais voir dans les couloirs si je rencontre un domestique… Dès qu’il m’aura donné le renseignement, je reviendrai vous expliquer où il se trouve…

Gaston le regarde.

…le petit endroit que nous cherchons tous les deux.

GASTON sourit et le rappelle. Ecoutez, écoutez… Votre petit endroit où on est tranquille, à vous, est beaucoup plus facile à trouver que le mien. Vous en avez un là, dans la salle de bains.

LE PETIT GARÇON. Je vous remercie beaucoup, Monsieur.

Il entre dans la salle de bains, la musique a repris son petit thème moqueur. Le petit garçon revient au bout de quelques secondes. Gaston n’a pas bougé.

Maintenant, il faut que je retourne au salon. C'est par là ?

GASTON. Oui, c’est par là. Vous êtes avec les familles ?

LE PETIT GARÇON. Oui. C’est plein de gens de tout acabit qui viennent pour essayer de reconnaître un amnésique de la guerre. Moi aussi, je viens pour cela. Nous avons fait précipitamment le voyage en avion, parce qu’il paraît qu’il y a une manœuvre sous roche. Enfin moi, vous savez, je n’ai pas très bien compris. Il faudra en parler à l’oncle Job. Vous avez déjà été en avion ?

GASTON. De quelle famille faites-vous partie ?

LE PETIT GARÇON. Madensale.

GASTON. Madensale… Ah ! oui… Madensale, les Anglais… Je vois le dossier, très bien. Degré de parenté : oncle… C’est même moi qui ai recopié l’étiquette. Il y a un oncle sans doute chez les Madensale.

LE PETIT GARÇON. Oui, Monsieur…

GASTON. L’oncle Job, c’est vrai. Eh bien, vous direz à l’oncle Job que, si j’ai un conseil à lui donner, c’est de ne pas avoir trop d’espoir au sujet de son neveu.

LE PETIT GARÇON. Pourquoi me dites-vous cela, Monsieur ?

GASTON. Parce qu’il y a beaucoup de chances pour que le neveu en question ne reconnaisse jamais l’oncle Job.

LE PETIT GARÇON. Mais il n’y a aucune raison pour qu’il le reconnaisse, Monsieur. Ce n’est pas l’oncle Job qui recherche son neveu.

GASTON. Ah ! il y a un autre oncle Madensale ?

LE PETIT GARÇON. Bien sûr, Monsieur. Et c’est même un peu drôle, au fond… L’oncle Madensale, c’est moi.

GASTON, ahuri. Comment c’est vous ? Vous voulez dire votre père ?

LE PETIT GARÇON. Non, non. Moi-même. C’est même très ennuyeux, vous le pensez bien, pour un petit garçon d’être l’oncle d’une grande personne. J’ai mis longtemps à comprendre d’ailleurs et à m’en convaincre. Mais mon grand-père a eu des enfants très tard, alors voilà, cela s’est fait comme cela. Je suis né vingt-six ans après mon neveu.

GASTON, éclate franchement de rire et l’attire sur ses genoux. Alors c’est vous l’oncle Madensale ?

LE PETIT GARÇON. Oui, c’est moi. Mais il ne faut pas trop se moquer, je n’y peux rien.

GASTON. Mais, alors, cet oncle Job dont vous parliez…

LE PETIT GARÇON. Oh ! c’est un ancien ami de papa qui est mon avocat pour toutes mes histoires de succession. Alors, n’est-ce pas, comme cela m’est tout de même difficile de l’appeler cher maître, je l’appelle oncle Job.

GASTON. Mais comment se fait-il que vous soyez seul à représenter les Madensale ?

LE PETIT GARÇON. C’est à la suite d’une épouvantable catastrophe. Vous avez peut-être entendu parler du naufrage du « Neptunia » ?

GASTON. Oui. Il y a longtemps.

LE PETIT GARÇON. Eh bien, toute ma famille était partie dessus en croisière.

GASTON le regarde, émerveillé. Alors tous vos parents sont morts ?

LE PETIT GARÇON, gentiment. Oh ! mais, vous savez, il ne faut pas me regarder comme cela. Ce n’est pas tellement triste. J’étais encore un très petit baby à l’époque de la catastrophe… A vrai dire je ne m’en suis même pas aperçu.

GASTON l’a posé par terre, il le considère, puis lui tape sur l’épaule. Petit oncle Madensale, vous êtes un grand personnage sans le savoir !

LE PETIT GARÇON. Je joue déjà très bien au cricket, vous savez. Vous jouez, vous i

GASTON. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi l’oncle Job vient du fond de l’Angleterre chercher un neveu pour son petit client. Un neveu qui va plutôt lui compliquer son affaire, j’imagine.

LE PETIT GARÇON. Oh ! c’est parce que vous n’êtes pas au courant des successions. C’est très compliqué, mais je crois comprendre que si nous ne le retrouvons pas, notre neveu, la plus grande partie de mon argent nous passe sous le nez. Cela m’ennuie beaucoup parce que, parmi les héritages en question, il y a une très belle maison dans le Sussex avec des poneys superbes… Vous aimez monter à cheval ?

GASTON, soudain rêveur. Alors l’oncle Job doit avoir une bien grande envie de retrouver votre neveu ?

LE PETIT GARÇON. Vous pensez ! Pour moi… et pour lui. Parce qu’il ne me l’a pas avoué, mais ma gouvernante m’a dit qu’il avait un pourcentage sur toutes mes affaires.

GASTON. Ah ! bon. Et quel genre d’homme est-ce, cet oncle Job ?

LE PETIT GARÇON, les yeux bien clairs. Un Monsieur plutôt rond, avec des cheveux blancs…

GASTON. Non, ce n’est pas cela que je veux dire. C’est d’ailleurs un renseignement que vous ne pouvez pas me donner. Où est il en ce moment ?

LE PETIT GARÇON. Il fume sa pipe dans le jardin. Il n’a pas voulu rester avec les autres à attendre dans le salon.

GASTON. Bon. Vous pouvez me conduire auprès de lui ?

LE PETIT GARÇON. Si vous voulez.

GASTON sonne. Au valet de chambre qui entre.

GASTON. Voulez-vous prévenir Madame la duchesse Dupont-Dufort que j’ai une communication capitale, vous entendez bien : capitale, à lui faire. Qu’elle veuille bien avoir l’obligeance de venir ici.

LE VALET DE CHAMBRE. Une communication capitale. Bien, Monsieur peut compter sur moi. Il sort, très surexcité, en murmurant. Capitale.

GASTON entraîne le petit garçon vers la porte opposée. Passons par là. Arrivé à la porte, il s’arrête et lui demande. Dites donc, vous êtes bien sûr qu’ils sont tous morts dans votre famille ?

LE PETIT GARÇON. Tous. Même les amis intimes qu’on avait invités au grand complet à cette croisière.

GASTON. C’est parfait. Il le fait passer devant lui et sort.

La musique reprend, moqueuse. La scène reste vide un instant, puis la duchesse entre, suivie du valet de chambre.

LA DUCHESSE. Comment, il veut me voir ? Mais il sait pourtant que je l’attends moi-même depuis un quart d’heure. Une communication, vous a-t-il dit ?

LE VALET DE CHAMBRE. Capitale.

LA DUCHESSE, dans la chambre vide. Eh bien, où est-il ?

Gaston, suivi de l’oncle Job et du petit garçon, entre solennellement dans la chambre. Trémolo à l’orchestre ou quelque chose comme ça.

GASTON. Madame la duchesse, je vous présente Maître Picwick, soliciter de la famille Madensale, dont voici l’unique représentant. Maître Picwick vient de m’apprendre une chose extrêmement troublante : il prétend que le neveu de son client possédait, à deux centimètres sous l’omoplate gauche, une légère cicatrice qui n’était connue de personne. C’est une lettre, retrouvée par hasard dans un livre, qui lui en a dernièrement fait savoir l’existence.

PICWICK. Lettre que je tiens d’ailleurs à la disposition des autorités de l’asile, Madame, dès mon retour en Angleterre.

LA DUCHESSE. Mais enfin cette cicatrice, Gaston, vous ne l’avez jamais vue ? Personne ne l’a jamais vue, n’est-ce pas ?

GASTON. Personne.

PICWICK. Mais elle est si petite, Madame, que j’ai pensé qu’elle avait pu passer jusqu’ici inaperçue.

GASTON, sortant sa veste. L’expérience est simple. Voulez-vous regarder ? Il tire sa chemise.

La duchesse prend son face-àmain, Me Picwick ses grosses lunettes. Tout en leur présentant son dos, il se penche vers le petit garçon.

LE PETIT GARÇON. Vous l’avez, au moins, cette cicatrice ? Je serais désolé que ce ne soit pas vous.

GASTON. N’ayez crainte. C’est moi… Alors, c’est vrai que vous ne vous rappelez rien de votre famille… Même pas un visage ? même pas une petite histoire ?

LE PETIT GARÇON. Aucune histoire. Mais si cela vous ennuie, peut-être que je pourrais tâcher de me renseigner.

GASTON. N’en faites rien.

LA DUCHESSE, qui lui regardait le dos, crie soudain. La voilà ! La voilà ! Ah ! mon Dieu, la voilà !

PICWICK, qui cherchait aussi. C’est exact, la voilà !

LA DUCHESSE. Ah ! embrassez-moi, Gaston… Il faut que vous m’embrassiez, c’est une aventure merveilleuse !

PICWICK, sans rire. Et tellement inattendue…

LA DUCHESSE tombe, assise. C’est effrayant, je vais peut-être m’évanouir !

GASTON, la relevant, avec un sourire. Je ne le crois pas.

LA DUCHESSE. Moi non plus ! Je vais plutôt téléphoner à Pont-au-Bronc. Mais dites-moi, Monsieur Madensale, il y a une chose que je voudrais tant savoir : au dernier abcès de fixation, mon petit lbert vous a fait dire « Foutriquet » dans votre délire. Est ce un mot qui vous rattache maintenant à votre ancienne vie ?…

GASTON. Chut ! Ne le répétez à personne. C’est lui que j’appelais ainsi.

LA DUCHESSE, horrifiée. Oh ! mon petit Albert ! Elle hésite un instant, puis se ravise. Mais cela ne fait rien, je vous pardonne… Elle s’est tournée vers Picwick, minaudante. Je comprends maintenant que c’était l’humour anglais.

PICWICK. Lui-même !

LA DUCHESSE, qui y pense soudain. Mais, pour ces Renaud, quel coup épouvantable ! Comment leur annoncer cela ?

GASTON, allègrement. Je vous en charge ! J’aurai quitté cette maison dans cinq minutes sans les revoir.

LA DUCHESSE. Vous n’avez même pas une commission pour eux ?

GASTON. Non. Pas de commission. Si, pourtant… Il hésite. …Vous direz à Georges Renaud que l’ombre légère de son frère dort sûrement quelque part dans une fosse commune en Allemagne. Qu’il n’a jamais été qu’un enfant digne de tous les pardons, un enfant qu’il peut aimer sans crainte, maintenant, de jamais rien lire de laid sur son visage d’homme. Voilà ! Et maintenant… Il ouvre la porte toute grande, leur montre gentiment le chemin. Il tient le petit garçon contre lui. Laissez-moi seul avec ma famille. Il faut que nous confrontions nos souvenirs…

Musique triomphante. La duchesse sort avec Me Picwick.

LE RIDEAU TOMBE