Pierre Notte

Deux petites dames vers le Nord

Tableau l À la corbeille du Théâtre de l’Atelier. Mardi soir, 21 septembre[1]. Bernadette et Annette assistent à une pièce dramatique d’Harold Pinter, et finissent par piquer une sorte de petite rire.

BERNADETTE : on part
ANNETTE : on reste
BERNADETTE : on s’en va
ANNETTE : on reste là
BERNADETTE : je pars
ANNETTE: tu pars — je reste
BERNADETTE : donne-moi une cigarette
ANNETTE: tu ne vas pas fumer maintenant
BERNADETTE : je sors
LARIRETTE : donne-moi une cigarette
ANNETTE : je n’ai pas de cigarette
BERNADETTE : j’ai besoin d’une cigarette

 

BERNADETTE: je sors
ANNETTE : tu restes là
BERNADETTE : le théâtre anglais je déteste ça
ANNETTE : il est prix Nobel de littérature Harold Pinter
BERNADETTE : les Suédois c’est la cerise sur le gâteau
ANNETTE : Tu t’agites
LARIRETTE : cesse de t’agiter
BERNADETTE : je t’attends dehors
ANNETTE : tu ne bouges pas
BERNADETTE : donne-moi un chewing-gums
ANNETTE : je n’ai pas de chewing-gums
BERNADETTE : depuis quand tu n’as plus de chewing-gums
ANNETTE : j’ai deux bridges
LARIRETTE : je n’ai plus de chewing-gum
BERNADETTE : Et ça qu’est-ce que c’est
ANNETTE : des bonbons à la menthe

 

ANNEITE : le papier — ton papier — tu fais du bruit
BERNADETFE: je ne vais pas manger le papier
ANNETTE: tu fais trop de bruit
BERNADETTE: j’en fais le moins que je peux
ANNETTE : vas-y d’un coup sec
BERNADEITE : je fais le bruit que je veux
LARIRETTE : je m’en fous du bruit que je fais
ANNETTE : tu ne respectes rien
BERNADEITE : tout le monde s’en fout du bruit que je fais
LARIRETTE : tout le monde s’en fout du bruit qu’ils font
ANNETTE : tu t’en fous
LARIRETTE : tu n’écoutes pas
ANNETTE : toi quand tu décides que tu détestes
BERNADETTE : tout le monde s’en fout
LARIRETTE : tout le monde s’en fout
ANNETTE : tout toi ça
LARIRETTE : et quand tu détestes — tu détestes
BERNADETTE : tu dormais
LARIRETTE : j’ai dit on s’en va, je t’ai réveillée
ANNETTE : je ne dors pas j’écoute
BERNADETTE : tu n’écoutes pas tu dors — tu dors et tu baves
ANNETTE : je ne bave pas
LARIRETTE : non mais qu’est-ce que tu racontes
BERNADETTE : tu t’es avachie, tu t’es endormie, je t’ai réveillée
ANNETTE : j’ai fermé les yeux
LARIRETTE : j’étais émue
BERNADETTE : tu fais ce que tu veux
LARIRETTE : je m’en fous je m’en vais
ANNETTE : je suis émue aux larmes — elle me dit que je ronfle et que je bave
BERNADETTE : je n’ai pas dit que tu ronflais
ANNETTE : va-t’en si tu veux
LARIRETTE : je m’en fous moi je reste
BERNADETTE : tu ronflais

 

BERNADETTE : voir ça ce soir
LARIRETTE : je ne peux pas — je n’en peux plus
ANNETTE: je ne pouvais pas savoir
LARIRETTE : si j’avais su
BERNADETTE : tous les soirs l’hôpital, déjà, toi
ANNETTE : je sais bien — tous les jours et les soirs à se relayer
BERNADETTE : se passer le relais, jour après jour
LARIRETTE : tu as des nouvelles de l’hôpital ?
ANNETTE : du mieux — un mieux — une sorte de mieux — stationnaire mais mieux
BERNADETTE : tous les soirs l’hôpital, toi et moi, déjà
LARIRETTE : tu sais bien
ANNETTE : l’une et l’autre, l’une après l’autre
LARIRETTE : je sais bien
BERNADETTE : jours pairs — jours impairs
LARIRETTE : se passer le relais
ANNETTE : hôpital Beaujon, Clichy-la-Garenne
LARIRETTE : si tu crois que ça m’amuse
BERNADETTE : hôpital Beaujon — jour après jour
LARIRETTE : hier encore
ANNETTE : soir après soir
LARIRETTE : l’une après l’autre — avant-hier pour moi, hier pour toi, demain pour moi, après-demain pour toi
BERNADETTE : un soir sur deux à respirer l’air des couloirs de l’hôpital Beaujon
LARIRETTE : Clichy-la-Garenne
ANNETTE : et le seul soir
LARIRETTE : le seul soir
ANNETTE : où on s’échappe[2]
LARIRETTE : je sais bien — s’est de ma faute
BERNADETTE : le seul soir où on s’en échappe
LARIRETTE : on peut s’accorder ça
BERNADETTE : c’est là qu’on atterrit
LARIRETTE : mon Dieu
ANNETTE : c’est de ma faute
LARIRETTE : je sais bien
BERNADETTE : un décor d’hôpital pour une pièce d’hôpital
ANNETTE : mêmes couleurs, même histoire, même chose
LARIRETTE : horrible
 
BERNADETTE : toi ça t’émeut moi ça me tue[3]
ANNETTE : c’est de ma faute je sais bien quelle idiote[4]
LARIRETTE : je n’avais pas réalisé
BERNADETTE : c’est ta faute
LARIRETTE : ta faute
ANNETTE : c’est ce que je viens de dire
LARIRETTE : c’est de ma faute
BERNADETTE : c’est ma faute
LARIRETTE : pas de ma fautema faute
BERNADETTE : ce n’est pas de ma fautec’est ma faute
ANNETTE : de toute façon c’est de la mienne[5]

 

BERNADETTE : on s’ennuie
LARIRETTE : je m’ennuie
BERNADETTE : je vais mourir d’ennui[6]
ANNETTE : si tu veux on t’enterre avec l’autre là-bas[7]
LARIRETTE : elle ne va pas bien non plus[8]
BERNADETTE : je ne marche pas — impossible de marcher
ANNETTE : faut dire — ils ne se ressemblent pas du tout ces deux frères
BERNADETTE : comment veulent-ils nous faire croire qu’ils sont frères[9]
ANNETTE : il n’y a qu’au théâtre qu’on voit ça
LARIRETTE : des frères qui se ressemblent si peu
BERNADETTE : moi quand je ne marche je m’ennuie[10]
LARIRETTE : et là je ne marche pas — je recule

 

BERNADETTE : tu as des nouvelles de l’hôpital ?
ANNETTE : un mieux — un petit mieux, elle va mieux — mieux que celle-là en tout cas
BERNADETTE : celle-là pour elle c’est fini
LARIRETTE : ne me fais pas rire
ANNETTE : celle-là — hop là — à l’acte prochain on l’enterre et tout le monde est couché
BERNADETTE : ne me fais pas rire
LARIRETTE : tu me fais rire
ANNETTE : et demain ils remettent ça
LARIRETTE : pareil
BERNADETTE : et nous
LARIRETTE : si on va par là
BERNADETTE : nous aussi on remet ça
ANNETTE : pareil
BERNADETTE : pareil — mais en alternance
LARIRETTE : demain pour toi — après-demain pour moi
ANNETTE : ce soir c’est relâche
BERNADETTE : pas pour eux
LARIRETTE : eux, tous les soirs, même chose, même mort
ANNETTE : l’agonie à vie et deux heures par jour
BERNADETTE : l’enfer — chaque soir — recommencé
ANNETTE : le théâtre c’est l’enfer
LARIRETTE : une idée de l’enfer
BERNADETTE : tu me fais rire
LARIRETTE : mon bonbon merde mon bonbon — j’ai avalé mon bonbon
ANNETTE : si tu veux j’appelle l’infirmier
BERNADETTE : ne me fais pas rire c’est gênant
LARIRETTE : je suis tellement gênée
ANNETTE : et demain toutes les deux on remet ça
BERNADETTE : hôpital Beaujon nous voilà
ANNETTE : il faut bien rire un peu
BERNADETTE : tout le monde nous regarde
ANNETTE : je vais faire pipi dans ma culotte
BERNADETTE : tout le monde nous regarde
LARIRETTE : mon Dieu
ANNETTE : je fais pipi dans ma culotte
BERNADETTE si on ne peut plus rire de la mort

Tableau 2 — Dans un ascenseur de l’hôpital Beaujon, le matin du lendemain. Mercredi 22 septembre. — Bernadette et Annette descendent, perdues entre le dix-neuvième et le seizième étage, vers le sous-sol et la salle de morgue, où les attend le corps mort de leur maman

BERNADETTE : on monte
LARIRETTE : il remonte
ANNETTE : un descend
LARIRETTE : tout va bien
BERNADETTE : tout va bien
LARIRETTE : tu dis ça
ANNETTE : c’est ton cœur qui monte
BERNADETTE : tout remonte
LARIRETTE : ça me remonte
ANNETTE : on descend
LARIRETTE : viens là
BERNADETTE : tu sais où on va
ANNETTE: je sais où on va
 
BERNADETTE : le seul soir où on n’était pas là
ANNETTE : le seul soir
LARIRETTE : on choisit de s’évader un peu
BERNADETTE : s’évader pour une fois
LARIRETTE : comme un fait exprès
ANNETTE : nous faire ça
LARIRETTE : si j’avais su
BERNADETTE : on ne pouvait pas savoir
LARIRETTE : et pour voir ça — ton prix Nobel — merci bien
ANNETTE : il ne se pose jamais cet ascenseur
 
BERNADETTE : (elle chantonne) tombe la pluie
ANNETTE : tombe la pluie
LARIRETTE : c’est ça
ANNETTE : et ce n’est pas grave
LARIRETTE : aussi
BERNADETTE : elle a dit ça
LARIRETTE : quoi, combien de fois, trois cents fois ?
ANNETTE : au moins trois cents fois je l’ai entendue répéter ça, chanter ça
BERNADETTE : chanter non — ânonner
ANNETTE : chantonner
BERNADETTE : neuvième étage
LARIRETTE : il débloque cet ascenseur
ANNETTE : tombe la pluie, je m’en vais doucement — ce n’est pas grave
LARIRETTE : ça aussi — même chose
ANNETTE : et elle est partie
BERNADETTE : donne-moi une cigarette
ANNETTE : tu ne vas pas fumer maintenant
BERNADETTE : donne-moi une cigarette
ANNETTE : on ne fume pas dans un ascenseur
LARIRETTE : mais qu’est-ce que tu fais ?
BERNADETTE : je fais de la buée sur le miroir de l’ascenseur et je dessine un bonhomme dedans parce que cela me plaît
ANNETTE : c’est un lapin ce bonhomme.
BERNADETTE : donne—moi une cigarette
ANNETTE : tu ne vas pas fumer dans un ascenseur qui monte et qui descend dans un hôpital et qui ne va pas tarder à nous laisser dans la salle de la morgue
LARIRETTE : je ne te vois pas arriver au funérarium ou dans les vapeurs du crématorium une clope au bec — bonjour messieurs dames vous n’auriez pas un cendrier — et pourquoi pas une petite bière?
 
BERNADETTE : j’ai froid
LARIRETTE : je fumerais bien une cigarette
ANNETTE : c’est le gris du métal — ça fait ça — ça fait froid
BERNADETTE : les cercles de l’enfer cette traversée en ascenseur
LARIRETTE : il y a des déserts d’un mètre carré
ANNETTE : tombe la pluie, je m’en vais doucement — ce n’est pas grave
LARIRETTE : des centaines de fois
BERNADETTE: et elle est partie doucement
LARIRETTE : dire ce n'est pas grave et partir doucement c’est une belle fin finalement
ANNETTE : elle est partie pour nous faire chier le soir
LARIRETTE : le seul
ANNETTE : où on n’était pas la
LARIRETTE : et qu’on le paye — on a toujours payé — et qu’on le paye à vie de n’avoir pas été là
ANNETTE : le joli caveau, cadeau merde — le joli cadeau qu’elle nous laisse en partant finalement
BERNADETTE : elle est partie discrète, doucement, nous épargner ça, l’agonie, le dernier souffle, le dernier mot et le corps relâché, l’intérieur qui s’en va, tout s’en va
LARIRETTE : le relâchement du corps et la fuite en avant par-derrière de tout ce qu’il y a encore dedans
BERNADETTE : oh ! , là ! j’aurais pu ne pas dire ça, tout remonte, ça remonte
LARIRETTE : tout me remonte
ANNETTE : on arrive
LARIRETTE : tout va bien
ANNETTE : mais qu’est-ce que tu fais encore?
BERNADETTE : on n’arrive pas — on descend aspirées comme avalées, la gorge du serpent, le grand entonnoir
ANNETTE : tu tripotes les boutons
LARIRETTE : arrête de tripoter les boutons — cette manie que tu as de tripoter toujours partout n’importe quoi
BERNADETTE : je tripote où je veux ce que je veux quand je le veux
ANNETTE : on s’arrête à tous les étages maintenant
BERNADETTE : fous-moi la paix
LARIRETTE : et je fais de la buée sur le miroir et je dessine dedans des bonshommes et des lapins si cela me chante — et cela me chante
ANNETTE : on n’y sera jamais
BERNADETTE : je sors je m’en vais c’est la crise — je ne respire plus
ANNETTE : tu restes là — tu ne bouges pas d’ici
BERNADETTE : il s’arrête, les portes s’ouvrent, je descends, je n’irai pas, je n’y vais pas
ANNETTE : tu ne descends pas
LARIRETTE : viens là
BERNADETTE : tu m’empêches ? je te fais bouffer les cendres
LARIRETTE : je les récupère et je te les fais bouffer
ANNETTE : viens là
BERNADETTE : lâche-moi
LARIRETTE : je te fais bouffer les cendres de maman jusqu’à la dernière goutte
ANNETTE : viens là
LARIRETTE : arrête
BERNADETTE : des poignées de poudre enfoncées dans ta gorge comme une oie gavée aux cendres de sa mère
ANNETTE : viens là et respire
BERNADETTE : ta gueule lâche—moi – bouffeuse de mort tu crèveras étouffée
ANNETTE : respire
 
BERNADETTE : dis-moi quelque chose de gentil — pardon — dis-moi quelque chose de gentil
ANNETTE : on y va, on y est, les portes s’ouvrent
BERNADETTE : je suis fatiguée
ANNETTE : attends — regarde là dans la glace
BERNADETTE : quoi — nous ?
ANNETTE : oui nous —- là regarde
LARIRETTE : là et là
BERNADETTE : là et là quoi ? je regarde
ANNETTE : là et là — et aussi là
BERNADETTE : c‘est tout elle là — toi surtout
ANNETTE : toi et moi pareil
LARIRETTE : toi les yeux — moi la bouche
BERNADETTE : la bouche
LARIRETTE : c’est tout elle
ANNETTE : toi les yeux moi la bouche — tout elle à nous deux

Tableau 3 — Dans le crématorium. Le matin du vendredi 24 septembre, jour de l’incinération. — Bernadette et Annette, assises, côte à côte. On brûle le corps de la mère morte à quatre-vingt—dix-sept ans.

ANNETTE : un mot ou deux — dis quelque chose
LARIRETTE : il faut dire quelque chose
BERNADETTE : il fait chaud
ANNETTE : il fait chaud
LARIRETTE : tu dis ça
ANNETTE : il fait chaud et on en reste là — c’est tout ce que tu as à dire — que tu as chaud
BERNADETTE : il fait chaud
ANNETTE : bien sûr qu’il fait chaud — je ne te demande pas s’il fait chaud, je te demande de dire quelque chose — il faut dire quelque chose, tu ne peux pas dire tiens voilà maman qui brûle dans sa grande boîte en bois et le joli feu de cheminée tout chaud que cela nous fait et je m’allumerais bien une cigarette pourquoi pas
 
BERNADETTE : je m’allumerais bien une cigarette
ANNETTE : aucun respect pour rien
LARIRETTE : décidément
BERNADETTE : et pourquoi pas
ANNETTE : aucun rite — aucun cérémonial
LARIRETTE : la sauvagerie, ce monde ou le rituel n’est plus observé
BERNADETTE : s’il y a bien un endroit sur la terre où la fumée ne dérange personne
 
ANNETTE : donne-moi une cigarette
BERNADETTE : je n’ai pas de cigarette — c’est toi qui as les cigarettes
ANNETTE : je n’ai pas de cigarette -— un bonbon à la menthe ?
BERNADETTE : non merci

 

BERNADETTE : je sors
ANNETTE : tu restes
BERNADETTE: fait trop chaud
ANNETTE : fallait choisir plus tôt
BERNADETTE : quoi
ANNETTE : l’inhumation
BERNADETTE : et pourquoi pas ?
ANNETTE : trop tard
BERNADETTE : toi qui décides toujours tout
ANNETTE : rien du tout — c’est elle
BERNADETTE : partir en fumée ?
ANNETTE : en poudre dans les airs
BERNADETTE : la poussière â la poussière?
ANNETTE : la terre à la terre
BERNADETTE : laisse-moi rire
ANNETTE : elle voulait ça
BERNADETTE : quoi, en cendres?
ANNETTE : en engrais à la terre
BERNADETTE : mes fesses
ANNETTE : tu ne sais rien
BERNADETTE : c’est moins cher
LARIRETTE : voilà
ANNETTE : c’est moins cher ?
BERNADETTE : beaucoup moins cher
ANNETTE : dégueulasse

 

ANNETTE : toute sa vie, quatre-vingt-dix-sept ans…
LARIRETTE : quatre-vingt-dix-sept ans
ANNEITE : …à donner tout, elle a tout donné — tout donné, une vie à donner…
LARIRETTE : et à faire payer — aussi
ANNEITE : …aux uns et aux autres pour finir sous l’humus dans la mousse ? non non non – s’offrir en festin aux asticots, se donner tout entière en centre commercial de la population souterraine ? traversée en galeries de vers et devenir ça, le paradis du hanneton? non non non —— le grand centre commercial d’une civilisation larvaire ?
LARIRETTE : quelle horreur
ANNEITE : je vois ça d’ici le ver, l’asticot qui a mangé maman accroché à l’hameçon du pêcheur. et je la vois d’ici la sole qui passe là et vient manger le ver qui a mangé maman, et je nous vois d’ici un midi aller manger de la sole au beurre qui a mordu à l’hameçon où s’accrochait le ver qui a mangé maman
LARIRETTE : non non non — quelle horreur
BERNADETTE : je sors — il faut que je sorte
ANNEITE : elle voulait ça
LARIRETTE : partir en cendres plutôt qu’en vers
BERNADETTE : j’étouffe — tout remonte — tout m‘étouffe
ANNETTE : et donner ça
LARIRETTE : soi
ANNETTE : en engrais à terreau plutôt qu’en chair à ver de terre
BERNADETTE : c’est la crise
LARIRETTE : je respire mal
BERNADETTE : je ne respire plus je sors
ANNETTE : tu restes là — il faut dire quelque chose
BERNADETTE : dis quelque chose
ANNETTE : tu es la cadette, c’est la cadette qui parle — c’est la cadette qui doit parler — je ne suis pas la cadette, je ne parle pas, je ne peux pas parler
LARIRETTE : il vaut mieux que je ne parle pas
ANNETTE : tu sais ce que cela donne quand je me mets à parler — et la panique, et le contrôle perdu sur la chose dite
LARIRETTE : tu sais bien ce que cela donne et je ne crois pas que ce soit le moment — maintenant — que cela donne ce que cela donne puisqu’on sait ce que cela donne quand je me mets à parler
BERNADETTE : je reste là
LARIRETTE : ne panique pas
BERNADETTE : donne-moi la main
ANNETTE : tout va bien
LARIRETTE : j’ai eu si peur
BERNADETTE : ne dis rien
LARIRETTE : donne-moi la main
ANNETTE : respire
LARIRETTE : je respire
BERNADETTE : je respire
LARIRETTE : on respire
ANNETTE : on ne dit rien
LARIRETTE : on s’en fout, on ne dit rien
BERNADETTE : tant pis
LARIRETTE : on lui chante quelque chose
ANNETTE : on lui chante quelque chose et tout va bien
LARIRETTE : et on y va
BERNADETTE : on lui chante quelque chose et on s’en va d’ici
 
BERNADETTE et ANNETTE : (elles chantent)
l’amour c’est comme le vent d’automne
ça souffle quand y a plus personne
quoi qu’il arrive le vent s’en va
les feuilles s’en vont où l’vent les mène
et douces — douces les feuilles mortes
au vent d’automne s’abandonnent
le vent les porte elles se donnent
comme à l’oubli que leur importe
les vents ne sont jamais les mêmes
mais où qu’ils aillent et d’où qu’ils viennent
au vent les feuilles s’abandonnent
l’amour c’est comme le vent d’automne
tombe la pluie sur
les routes et les chemins
il pleut des cordes
et des chats et des chiens
et sur les joues
des enfants orphelins
coulent la pluie et le chagrin
tombe la pluie sur
les routes et les chemins
tombe le soir
jusqu’au petit matin
et sur les joues
des enfants orphelins

Tableau 4 — Au zinc d’un bar. Même matin. Bernadette et Annette, de l’autre côté du cimetière, sont debout au bar des esseulés. Il y a entre elles une petite urne, les cendres de leur maman.

ANNEITE: un œuf dur ?
LARIRETTE : non
BERNADETTE : ce qu’il reste d’elle — quatre-vingt-dix—sept ans dans sa boutique, derrière la caisse, quatre-vingt-dix—sept ans pour en arriver là…
LARIRETTE : elle qui aurait tout donné pour aller creuser des puits au Sahara et faire pleuvoir en Afrique — elle qui aurait tout donné pour aller brasser l’air en Norvège pour qu’il y fasse un peu moins froid
BERNADETTE : …finir sur le zinc d’un bar en boîte et en poudre…
LARIRETTE : une vie à vouloir faire du miel avec du gros sel et des bonheurs avec des riens — un siècle à essayer de faire que ce soit seulement mieux que ce que c’était sans que ça fasse du bruit ou du tort ou du mal à personne…
BERNADETTE : et moi-pas même foutue de l’emmener à Venise.
ANNETTE : une assiette de frites — j’ose, c’est la première fois je n’ai jamais osé

LARIRETTE : une assiette de frites s’il vous plaît

BERNADETTE : pas foutue de rien

LARIRETTE : rien fait pour elle

ANNETTE : elle aurait détesté Venise

BERNADETTE : jamais rien fait pour elle

LARIRETTE : contre si — ça si, toujours contre — mais pour elle ça jamais

BERNADETTE : parfois je me déteste autant que le Troisième Reich

ANNETTE : une assiette de frites…

LARIRETTE : et allez hop

ANNETTE : …et un panaché — je n’ai jamais bu de panaché…

LARIRETTE : non mais tu te rends compte

ANNETTE : …et allez hop hop hop

 

BERNADETTE : il y a un truc qui fait cling

ANNETTE: un quoi qui fait cling ?

BERNADETTE : un truc —— qui fait cling

LARIRETTE : dans la boîte

ANNETTE : un truc qui fait cling?

BERNADETTE : dans la boîte, il y a un truc qui fait cling

ANNETTE : ça peut faire ce que ça veut autant que ça veut — moi je n’ouvre pas la boîte

BERNADETTE : c’est peut-être quelque chose — ce truc qui fait cling

ANNETTE : ouvre la boîte si tu veux
LARIRETTE : moi je ne peux pas

 

ANNETTE : tu vois quelque chose?
BERNADETTE : il y a quelque chose
ANNEITE : qu’est-ce que c’est
BERNADETTE : c’est quelque chose
ANNETTE : un os
LARIRETTE : quelle horreur
BERNADETTE : mais non pas un os
LARIRETTE : quelle horreur
ANNETTE : sors-le
BERNADETTE : donne-moi ta fourchette
ANNETTE : c’est une bête
BERNADETTE : c’est une broche
ANNETTE : une prothèse ?
BERNADETTE : son bijou
ANNETTE : c’est sa broche — sa pierre précieuse, montée sur du titane
BERNADETTE : c’est du solide
ANNETTE : c’était tout lui ça, le père — une pierre précieuse montée sur du titane

 

ANNETTE : une vie à bricoler avec la difficultés d’être et voilà où ça nous mène
BERNADETTE : la difficultés c’est surtout de ne pas être

 

BERNADETTE : tu ne finis pas tes frites
ANNETTE : je voudrais partir
LARIRETTE : j’attends le parmesan
BERNADETTE : du parmesan avec tes frites ?
ANNETTE : de toute façon il est temps d’arrêter
BERNADETTE : quoi, la cigarette ?
ANNETTE : vendre la boutique — les murs, les meubles
BERNADETTE : tu ne vends pas la boutique — on ne vend pas la boutique
ANNETTE : et partir — le nord
BERNADETTE : la broche — on ne va pas la scier en deux
ANNETTE : prends-la — si tu la veux, tu la prends
BERNADETTE : je te la laisse — partir où ?
ANNETTE : n’importe où loin — le nord, Amiens, Amiens — je ne sais pas pourquoi je dis ça
LARIRETTE : Amiens précisément — pourquoi est–ce que je dis ça ?
BERNADETTE : le parmesan — fais attention, ce n’est pas le moment de confondre
LARIRETTE : je plaisante
ANNETTE : qu’est-ce qu’il y a à Amiens
BERNADETTE : et toi tu dis que c’est moi qui perds la tête
ANNETTE : qu’est-ce qu’il y a à Amiens?
 
BERNADETTE : on la joue — on la joue au jeu de la liste
ANNETTE : les hommes de sa vie
LARIRETTE : tous les hommes de sa vie
ANNETTE : la première qui sèche perd la broche
BERNADETTE : les hommes de sa vie — Victor Lanoux
ANNETTE : Michel Piccoli
BERNADETTE : Aznavour
ANNETTE : Aznavour?
BERNADETTE : Aznavour
LARIRETTE : pour Venise
ANNETTE : Trintignant
BERNADETTE : Pierre Fresnay
ANNETTE : Louis Jouvet
BERNADETTE : Tino Rossi
LARIRETTE : non, pas Tino Rossi
BERNADETTE : Pierre Perret
ANNETTE : Philippe Noiret
BERNADETTE : Yves Robert
ANNETTE : Badinter
LARIRETTE : Robert
BERNADETTE : Bruno Crémer
ANNETTE : Jacques Douai
BERNADETTE : Mouloudji
ANNETTE : Brassens
BERNADETTE : Pierre Richard
ANNETTE : Lino Ventura
BERNADETTE : Georges Chelon
ANNETTE : Jacques Gamblin
LARIRETTE : elle adorait Jacques Gamblin
BERNADETTE : Hugues Aufray
LARIRETTE : elle aimait bien Hugues Aufray
ANNETTE : Jean Rochefort
BERNADETTE : Reggiani
ANNETTE : Charles Denner
BERNADETTE : Nougaro
ANNETTE : Michel Aumont
BERNADETTE : Serge Lama
ANNETTE : Serge Lama?
BERNADETTE : Serge Lama
LARIRETTE : et pourquoi pas ?
ANNETTE : Marcel Amont
BERNADETTE : tu l’as déjà dit
ANNETTE : j’ai dit Michel Aumont
BERNADETTE : Michel Legrand
ANNETTE : Jean-Pierre Aumont
BERNADETTE : Michael Lonsdale
ANNETTE : Félix Leclerc
BERNADETTE : Robert Charlebois
ANNETTE : il est québécois Robert Charlebois
BERNADETTE : Félix Leclerc aussi il est québécois
ANNETTE : Gilles Vigneault
LARIRETTE : si tu vas par là
BERNADETTE : Jean-Claude Darnal
ANNETTE : Francis Lemarque
BERNADETTE : Albert Jacquart
ANNETTE : Michel Bouquet
BERNADETTE : Gérard Philipe
ANNETTE : Jean Ferrat
BERNADETTE : Michel Duchaussoy
ANNETTE : Jacques Prévert
BERNADETTE : Boris Vian
ANNETTE : Brel
BERNADETTE : Ferré
ANNETTE : Claude Léveillée
BERNADETTE : tu inventes
LARIRETTE : tu triches
BERNADETTE : je suis sûre que tu inventés
ANNETTE : Claude Léveillée, Frédéric
LARIRETTE : elle adorait ça
BERNADETTE : connais pas
ANNETTE : (elle chantonne)
Je me fous du monde entier quand Frédéric
me rappelle les amours de nos 20 ans,
la la la, la la la [Nos chagrins, notre chez soi,] sans oublier
les copains des perrons aujourd’hui dispersés aux quatre vents,
on n’était pas des poètes ni curés ni malins
mais papa nous aimait bien, tu te rappelles le dimanche
autour de la table, ça riait discutait
pendant que maman nous servait, mais après…
Claude Léveillée
[ïîëíûé òåêñò ïåñíè:
Refrain :
Je me fous du monde entier, quand Frédéric
Me rappelle les amours de nos vingt ans
Nos chagrins, notre chez soi, sans oublier
Les copains de perrons, aujourd’hui dispersés aux quatre vents
On était pas des poètes, ni curés, ni malins
Mais papa nous aimait bien. Tu t’rappelles le dimanche
Autour de la table, ça riait, discutait
Pendant que maman nous servait. Mais après !
 
Après la vie t'a bouffé comme elle bouffe tout l’monde
Aujourd’hui ou plus tard et moi j’ai suivi
Depuis l’temps qu’on rêvait de quitter les vieux meubles
Depuis l’temps qu'on rêvait de se retrouver enfin seul
T’as oublié Chopin, moi j’ai fait de mon mieux
Aujourd’hui tu bois du vin ça fait plus sérieux
Le père prend des coups d’vieux. Et tout ça fait des vieux
 
Refrain.
 
Après ce fût la fête, la plus belle des fêtes
La fête des amants ne dura qu’un printemps
Puis l’automne revint, cet automne de la vie
Adieu bel Arlequin, tu vois qu'on t'a menti
Écroulés les châteaux, adieu nos clairs de lune
Après tout faut c’qui faut, il faut s’en tailler une
Une vie d’argument... une vie de bon vivant
 
Refrain.]
BERNADETTE : Marais
LARIRETTE : Jean
ANNETTE : Montand
LARIRETTE : Yves
BERNADETTE : ah non
LARIRETTE : ça non
BERNADETTE : Montand non — Signoret autant que tu veux — Signoret oui mais Montand non
LARIRETTE : à moi la broche, je prends la broche, tu veux la boîte ?
ANNETTE : les séparer ? tu gardes tout, elle et sa broche
BERNADETTE : je garde tout
LARIRETTE : deux semaines et puis c’est toi
ANNETTE : la garde alternée de la mère en poudre
LARIRETTE : et le père, enterré peinard tout entier quelque part
BERNADETTE : tout entier mais sous la terre et depuis vingt-cinq ans et du côté d’Amiens, le père
LARIRETTE : Amiens, Amiens précisément, si tu veux bien te souvenir — et après tu viens me dire que c’est moi qui perds la tête

 

ANNETTE : et Anne Sylvestre
BERNADETTE : ce n’est pas un homme Anne Sylvestre
ANNETTE : non mais tout de même
ANNETTE : et Devos
LARIRETTE : le gros si drôle
ANNETTE : Devos
LARIRETTE : je ne me souviens pas de son prénom
BERNADETTE : tu ne te souviens pas de son prénom ?
ANNETTE : je ne me souviens pas de son prénom
BERNADETTE : c’est curieux que tu ne te souviennes pas de son prénom
ANNETTE : ce n’est pas curieux
LARIRETTE : ça va me revenir
ANNETTE : c’est là sur le bout de la langue
BERNADETTE : ce qui est là sur le bout de la langue et qui ne te revient pas c’est le prénom de papa
ANNETTE : Raymond
LARIRETTE : mon Dieu
ANNETTE : Raymond (Annette semble alors prise d’une douce panique.) elle n’a aimé qu’un homme — elle n’a aimé qu’un homme-elle n’a aimé qu’un homme — il n’y a qu’un homme qu’elle ait aimé — c’est Raymond qu’elle a aimé — un seul, un seul homme qu’elle ait aimé, il n’y a qu’un homme qu’elle a aimé
LARIRETTE : il s’appelait Raymond
BERNADETTE : donne-moi la main
LARIRETTE : pas de panique
ANNETTE : un homme dans sa vie il n’y en a eu qu’un
LARIRETTE : un seul homme dans sa vie et nous deux
ANNETTE : un seul qu’elle a aimé — qu’elle ait aimé — et elle n’a aimé que celui—là et celui-là c’était papa, c’était papa, et c’est lui l’homme le seul qu’elle a…
LARIRETTE : qu’elle ait
ANNETTE : …aimé c’était papa…
LARIRETTE : c’est papa
ANNETTE : …et ce n’est personne d’autre — le seul homme le seul qu’elle a…
LARIRETTE : qu’elle ait
ANNETTE : …aimé c’était
LARIRETTE : c’est
ANNETTE : …lui, c’était papa —
LARIRETTE : c’est papa
ANNETTE : oh merde je tombe
BERNADETTE : et voilà, elle s’écroule — tu t’écroules — elle perd le contrôle

LARIRETTE : tout contrôle sur tout et elle s’écroule et la voilà tout écroulée

BERNADETTE: elle dit, redit, se répète et panique et patapouf par terre

LARIRETTE : elle dit des choses qui la touchent et elle est touchée comme on dit en plein cœur

BERNADETTE: une chose qui l’émeut, elle s’émeut et elle déraille, elle déraille et elle s’écroule

LARIRETTE : elle est comme ça

BERNADETTE: moi pareil je m’étouffe, je m’étrangle, je ne respire plus — chacune ses petites crises — là elle c’est l’écroulement

LARIRETTE : elle va se remettre — elle se remet et on s’en va — quelle famille, j’en ai une en cendres et l’autre en miettes non mais quelle famille

Tableau 5 Dans le bureau du commissariat de police. Le lundi 27 septembre. — Le lendemain des faits, lundi matin. Bernadette et Annette sont interrogées, séparément, dans les espaces gris métallique d’un poste de police[11].

ANNETTE : je m’en fous que vous vous en foutiez de ce que je vous dis — moi je vous dis la la la
LARIRETTE : taratata
ANNETTE : et puis voilà
BERNADETTE : je n’ai rien dit
LARIRETTE : je ne dis rien
BERNADETTE : je vous dis que je n’ai rien à vous dire et je me tais
LARIRETTE : elle est sale votre cravate
 
ANNETTE : demandez-moi n’importe quoi
LARIRETTE : où quand quoi et pourquoi
ANNETTE : moi je vous dis la la la — et je veux voir ma sœur
 
BERNADETTE : du bleu gris partout chez vous — tout est très gris ici et vous aussi
LARIRETTE : qu’est-ce que c’est la différence entre commissaire et inspecteur — un commissaire, ça n’inspecte pas ? Columbo — il est lieutenant par exemple — moi j’adore Columbo — vous n’êtes pas lieutenant ?
 
ANNETTE : (elle chante)
pourquoi — la la la la la la la
comment — la la la la la la la la
 ça — la la la la la la la la
et quand — la la la la la la la la
partout — la la la la la la la la
tout l’temps — la la la la la la la la
pourquoi pas — la la la la la la la la
n’importe quoi
 
BERNADETTE : et divisionnaire ? qu’est-ce que c’est
LARIRETTE : commissaire divisionnaire
 
ANNETTE : (elle chante)
et moi — pendant ce temps — pendant c’temps là
le monde peut tourner rond ou pas
ça m’fait ni trop chaud ni trop froid
demandez-moi — où quand comment quand et pourquoi
je réponds la la la la la
la la la la — la la la
 
BERNADETTE : je ne vous dis rien parce que je n’ai rien à vous dire — je n’ai rien à voir avec vous et votre bleu-gris, le bleu-gris de vos yeux, de vos traits, votre ton, votre air de surhomme blindé au béton armé, vos meubles, vos tables, vos murs bleu-gris
LARIRETTE : je suis Michèle Morgan perdue en 1938 dans l’aéroport allemand de Tempelhof
ANNETTE : je vous dis que je n’apprécie pas vos méthodes et que je m’en fous que vous vous en foutiez de tout ce que je vous dis
LARIRETTE : venir comme ça à la maison, un lundi matin à la boutique, un lundi, à la vas-y comme je te fous dehors, à l’improviste — à la noix et à la con vos méthodes oui monsieur excusez—moi
 
BERNADETTE : je suis Michèle Morgan perdue en 1938 dans l’aéroport de Tempelhof et je veux voir ma sueur
LARIRETTE : si vous pensez qu’il suffit qu’on soit réunies pour donner la même version des faits — le doigt dans l’œil vous vous mettez et la matraque avec — la matraque avec, dans l’œil — ça la changera des culs
 
ANNETTE : autant vous prévenir, ça peut lui prendre comme ça, dans un instant de panique
LARIRETTE : ma sœur
ANNETTE : elle étouffe, s’étrangle, ne respire plus et si je ne suis pas là
LARIRETTE : vous en faites ce que vous voulez -— je vous l’ai dit, je vous l’aurai dit
ANNETTE : et cela peut lui prendre à tout moment — la panique, une émotion forte, elle s’étouffe, s’étrangle et vous savez l’effet que cela peut faire — une petite dame retrouvée étranglée dans un commissariat français un lundi matin
 
BERNADETTE : si elle s’écroule, s’effondre, dans vos bras
LARIRETTE : vous ne viendrez pas dire que je ne vous l’avais pas dit
BERNADETTE : ça je vous l’ai dit — chacune ses petites crises — elle c’est ça, l’écroulement — elle tombe, dérape, déraille — un sapin de Noël qui scintille, crépite, et paf tombe, comme scié
LARIRETTE : vous ne viendrez pas me dire que je ne vous l’ai pas dit — je viens de vous le dire et c’est tout ce que j’ai à vous dire
 
ANNETTE : tout est de ma faute
LARIRETTE : au moins ça
ANNETTE : et je veux bien le signer au bas de n’importe quelle page où il est écrit noir sur blanc que tout est de ma faute
 
BERNADETTE : elle n’y est pour rien — ça je peux vous le dire pour finir, en finir avec cette comédie où nous nous retrouvons elle et moi interrogées, séparées, au même endroit au même moment alors qu’elle n’y est pour rien
LARIRETTE : strictement
ANNETTE : j’ai dit je veux partir
LARIRETTE : loin, le nord — Amiens, Amiens, Amiens
ANNETTE : je l’ai forcée — elle m’a suivie — et puis voilà c’est arrivé comme ça, Amiens c’était sa ville à lui (malgré tous ses départs et ses fuites et ses parts d’ombre) au père, je veux dire
 
BERNADETTE : on n’a jamais bien su
LARIRETTE : ni elle ni moi
BERNADETTE : où il était enterré celui—là, le père — ce qu’il en reste, vingt—cinq ans sous l’humus — c’est revenu — c’était là quelque part autour d’Amiens — un petit cimetière, la campagne tout autour, les arbres partout, l’église rikiki — et lui là enterré quelque part vingt—cinq ans plus tôt
 
ANNETTE : ça arrive parfois dans la tête comme des clous dans le bois — allez savoir pourquoi — l’idée fixe est entrée là
LARIRETTE : c’était hier matin, dimanche matin
ANNETTE : d’aller chercher la tombe du père
LARIRETTE : impossible de retrouver le nom du village, du canton, du cimetière, la commune, rien
ANNETTE : des images seulement —— les arbres, l’église, la campagne tout autour, le chemin qui descend, ça oui c’était dans l’ordre des choses, on partait retrouver la tombe de papa pour lui dire que maman n’était plus là — hier matin, on a pris le train pour Amiens et le soleil crevait le gris des nuages
LARIRETTE : elle a dit ça — elle peut être un peu pompière — pompeuse de temps en temps
BERNADETTE : et sans Amiens ni la région ni rien, nous serions parties
LARIRETTE : pareil
BERNADETTE : visiter tous les cimetières de France et toutes les allées de tous les cimetières de toutes les villes de toutes les communes de France pour retrouver cette tombe-là. C’était hier matin, et c’était la chose la plus naturelle et la plus évidente du monde — et toutes les choses qui pouvaient alors nous mener jusque-là devenaient les choses les plus naturelles et les plus évidentes du monde — le soleil dans les nuages, c’était comme des dragons terrassés par la lumière
LARIRETTE : nous sommes parties embrasser papa et lui dire que maman était morte

Tableau 6 La veille, dans le couloir du train Paris-Amiens. Dimanche 26 septembre. Dimanche matin. Bernadette et Annette sont debout, elles regardent au-dehors.

BERNADETTE : tu me demandes ça
LARIRETTE : elle me demande ça
BERNADETTE : et je devrais sourire et te répondre avec du beurre doux dans la voix
ANNETTE : je ne te demande rien
LARIRETTE : je ne te demande rien
ANNETTE : on te demande si tu vas bien et on a le procès de Nuremberg
BERNADETTE : on ne me demande pas si je vais bien
LARIRETTE : on me demande rarement si je vais bien
BERNADETTE : on me demande où je l’ai mise
LARIRETTE : maman
BERNADETTE : au cas où je l’aurais oubliée entre le sucre et la farine
ANNETTE : je te demande où tu l’as mise. J’ai bien le droit de savoir où tu l’as mise, dans la chambre, sur le bureau, dans l’entrée, une étagère, une armoire
LARIRETTE : je veux visualiser maman
BERNADETTE : j’en ai fait de l’enduit
LARIRETTE : de l’enduit
BERNADETTE : et j’ai rebouché tous les trous de tous les murs de la maison
LARIRETTE : du coup elle est un petit peu partout
 
BERNADETTE : dans la bibliothèque — avec les Simenon
ANNETTE : tu te fâches tout le temps
BERNADETTE : j’ai peur
LARIRETTE : j’ai froid
ANNETTE : ils ne sont pas faits pour les petites dames à gros sacs, les longs couloirs étroits des wagons de chemin de fer français
 
BERNADETTE : on arrive ?
ANNETTE : bientôt
BERNADETTE : tu as fermé la boutique?
ANNETTE : c’est dimanche
BERNADETTE : et si on le trouve pas ?
ANNETTE : viens là
BERNADETTE : à la gare on fait quoi ?
ANNETTE : on prend un car
BERNADETTE : où on va
ANNETTE : Dreuil — Saveuse
BERNADETTE : et si on le trouve pas
ANNETTE : Cardonnette — et cætera
BERNADETTE : j’ai les sandwichs
ANNETTE : des sandwichs au thon ?
BERNADETTE : Et un thermos à thé
ANNETTE : et ça — là
BERNADETTE : une boîte à biscuits
ANNETTE : quels biscuits?
BERNADETTE : des biscuits
 
ANNETTE : Poulainville — Longeau — par là
BERNADETTE : comment le retrouver?
ANNETTE : on verra bien
BERNADETTE : et si on ne le trouve pas ?
ANNETTE : il y a les arbres, l’église, la colline, le chemin qui descend, la route, la forme rectangulaire du petit cimetière qui donne sur la vallée et ces arbres si particuliers tout autour — c’est gravé là et là, dans les mémoires — à nous deux on le retrouvera — il est couché quelque part par là sous ces arbres si particuliers, entre Dreuil, Cardonnette et Saveuse
LARIRETTE : on prend un car à la gare — et si on ne le trouve pas cette fois-ci on reviendra jusqu’à ce qu’on le trouve — on reviendra
ANNETTE : viens là
LARIRETTE : il nous attendra
BERNADETTE : on arrive?
ANNETTE : bientôt
BERNADETTE : tu as fermé la boutique?
ANNETTE : c’est dimanche
BERNADETTE : c’est dimanche —- je le sais bien que c’est dimanche — cela fait deux fois que tu me dis que c’est dimanche — je ne suis pas folle — je ne te demande pas si c’est dimanche — je te demande si tu as fermé la boutique
ANNETTE : puisque je te dis que c’est dimanche
BERNADETTE : je suis fatiguée
ANNETTE : viens là
BERNADETTE : dis-moi quelque chose de gentil
ANNETTE : il te va très bien ce petit foulard
BERNADETTE : je suis devenue une femme méchante
ANNETTE : tu as froid et tu es à l’étroit
BERNADETTE : tu es très jolie aujourd’hui
 
ANNETTE : cette lumière
BERNADETTE : une claque de soleil dans le ciel gris
 
BERNADETTE : là-bas
ANNETTE : quoi
BERNADETTE : regarde
ANNETTE : la vache ?
BERNADETTE : derrière
ANNETTE : une ferme
BERNADETTE : à gauche
ANNETTE : les arbres
BERNADETTE : leurs noms
ANNETTE : des arbres
BERNADETTE : leurs noms
ANNETTE : des zêtres ?
BERNADETTE : des Hêtres
ANNETTE : c’est tout ? des zêtres?
BERNADETTE : pas des zêtres, des Hêtres — autour de la tombe de papa, partout autour, ça, des Hêtres
LARIRETTE : je me souviens
BERNADETTE : trois hêtres comme un triangle d’arbres autour du cimetière et leurs branches par-dessus les tombes — des grands hêtres et leurs ombres tout autour des petits morts
LARIRETTE : on le trouvera

Tableau 7 Au volant d’un car de soixante places, toujours le dimanche 26 septembre. — Le même malin, Annette conduit (essaie). Bernadette panique (un peu) Elles quittent. en car. la ville d’Amiens. cherchent les petites routes.

BERNADETTE : tu me dis ça
LARIRETTE : elle me dit ça
BERNADETTE : chante-moi quelque chose ou je nous tue
ANNETTE : chante-moi quelque chose
BERNADETTE : tu vas nous tuer
LARIRETTE : mon Dieu
ANNETTE : je ne paniquerai pas — je ne vais pas paniquer — j’écoute la chanson bien douce qui ne pleure que pour me plaire, elle est discrète, elle est légère, du caramel tiède sur mes nerfs à vif  que je contrôle ainsi et la situation avec — je ne panique pas, si je panique je dis n’importe quoi, je ne dis pas n’importe quoi, je t’écoute, je contrôle et je ne m’écroule pas — chante-moi quelque chose et tout de suite ou je nous tue toutes les deux et vite
BERNADETTE : (elle chante)
ah mais le beau jour encore
beau jour que ça aura été
à regarder les trains qui passent
à regarder les trains passer
en faisant sous leurs roues
craquer les passants
passés en dessous
dont les os comme des biscottes
claquent et craquent et croquenotent
claquent et craquent et croquenotent
les os comme des biscottes
ANNETTE : si je pouvais atteindre la pédale de frein
BERNADETTE : ne me dis pas que tu n’atteins pas la pédale de frein
LARIRETTE : mon Dieu
ANNETTE : les petites dames à petites jambes ne sont pas faites pour les gros cars des grosses compagnies de transports urbains de la région d’Amiens
BERNADETTE : tout remonte, ça me remonte, j’ai mal au cœur
ANNETTE : cinquante ans à te plaindre d’une envie de vomir — jamais une goutte par terre
LARIRETTE : pas même un petit rot sec
BERNADETTE : c’est les roues — tout ce qui roule, et le train et le car
LARIRETTE : je ne supporterai jamais un déambulateur
ANNETTE : à gauche, sortie de la ville
BERNADETTE : à droite, une voiture
ANNETTE : quatrième voiture
BERNADETTE : on y laisse des plumes et de la peinture
ANNETTE : trouve la pédale de frein
LARIRETTE : aide-moi à tourner le volant
BERNADETTE : ne me dis pas
LARIRETTE : mon Dieu
ANNETTE : freine merde
BERNADETTE : je m’étouffe — je m’étrangle
ANNETTE : pas celle-là — ce n’est pas le frein
BERNADETTE : cinquième voiture
ANNETTE : sixième voiture
BERNADETTE : j’étouffe
ANNETTE : appuie
BERNADETTE : j’ai peur
ANNETTE : prends ma main
BERNADETTE : je respire mal
ANNETTE : pas celle-là
BERNADETTE : septième voiture
ANNETTE : ne panique pas
BERNADETTE : c’est fou comme c’est solide ces machins-là
ANNETTE : c‘est la dernière fois que je conduis un car de soixante places
BERNADETTE : huitième voiture
ANNETTE : chante
BERNADETTE: (elle chante)
ah mais le beau jour encore
beau jour que ça aura été
à voir les bateaux qui coulent
à voir les bateaux couler
en noyant les noyés
sous les eaux troubles
des grandes marées
les bulles d’air dès lors déboulent
à la surface de la mer
à la surface de la mer
dés lors déboulent les bulles d’air
BERNADETTE : là un chat
LARIRETTE : attention
ANNETTE : c’est un rat
LARIRETTE : quelle horreur
BERNADETTE : un petit chat
ANNETTE : un gros rat
BERNADETTE : trop tard
ANNETTE : un demi-rat
BERNADETTE ET ANNETTE : (elles chantent)
ah mais le beau jour encore
beau jour que ça aura été
à te regarder qui passes
à le regarder passer
la tête la première
par la fenêtre
le bruit que ça nous a fait
quand ta tête au sol a tapé
le bruit que ça nous a fait
quand ta tête au sol a tapé
 
ANNETTE : mince
LARIRETTE : la boutique — je ne sais plus si j’ai fermé la boutique
BERNADETTE : tu dis mince
LARIRETTE : c’est amusant
BERNADETTE : personne ne dit mince
ANNETTE : mince alors — j’ai dit mince ?
BERNADETTE : flûte
ANNETTE : fichtre
BERNADETTE : bougre
ANNETTE : bigre
BERNADETTE : mazette
ANNETTE : parbleu
BERNADETTE : par ma barbe
ANNETTE : sacrebleu
BERNADETTE : nom d’une pipe
ANNETTE : sapristi
BERNADETTE : scrogneugneu
ANNETTE : saperlipopette
BERNADETTE : crotte et recrotte
ANNETTE : je ne sais plus si j’ai fermé la boutique
BERNADETTE : mais tu m’as dit que tu avais fermé la boutique
ANNETTE : je ne t’ai pas dit que j’avais fermé la boutique
LARIRETTE : je t’ai dit qu’on était dimanche
BERNADETTE on est déjà dimanche?
ANNETTE : je te l’ai dit trois fois qu’on était dimanche
LARIRETTE : ce n’est pas moi qui perds la tête
BERNADETTE : je n’ai pas oublié de fermer la boutique
ANNETTE : je n’ai pas dit que j’avais oublié de fermer la boutique
LARIRETTE : j’ai dit je ne sais plus si j’ai fermé la boutique
BERNADETTE : de toute façon ouverte ou fermée personne n’y vient dans cette boutique
ANNETTE : il faut vendre
LARIRETTE : les murs, les meubles
BERNADETTE : on ne vendra pas la boutique
ANNETTE : pourquoi continuer?
BERNADETTE : si on arrête ça ne sert à rien — si on continue ça ne sert à rien
LARIRETTE : alors pourquoi arrêter ?
BERNADETTE : et c’est bon pour la vie aussi
 
ANNETTE : qui a fait cling ?
BERNADETTE : qui a fait quoi ?
ANNETTE : qu’est-ce qui a fait cling ?
BERNADETTE : quelque chose a fait cling ?
ANNETTE : il y a quelque chose qui a fait cling
BERNADETTE : je ne vois pas ce qui pourrait faire cling
ANNETTE : tu ne vois pas ce qui pourrait faire cling ?
BERNADETTE : je préfère ça — les petites routes
LARIRETTE : mon Dieu la vie est là simple et tranquille
ANNETTE : ta boîte à biscuits — ouvre ta boîte à biscuits
BERNADETTE : et le dimanche brumeux à l’heure où blanchit la campagne
ANNETTE : tu as emporté maman — tu as versé maman dans la boîte à biscuits et tu as emporté maman et sa broche et la pierre et la monture en titane dans la boîte à biscuits dans ton panier d’osier entre le thermos à thé et les sandwichs au thon — et pour un peu tu coulais maman dans le sucrier et on partait sucrer les fraises de toute la région Picardie, maman dans la boîte à biscuits et nous deux au volant d’un car à la recherche d’un cimetière de petits morts surmontés de grands zêtres
BERNADETTE : de grands Hêtres
LARIRETTE : un cimetière de petits morts surmontés de grands Hêtres
ANNETTE : nous deux au volant d’un car à la recherche d’un cimetière de petits morts surmontés de grands Hêtres à l’ombre desquels papa est couché
LARIRETTE : je crois que je vais tomber
ANNETTE : nous deux au volant d’un car de soixante places à la recherche d’un cimetière de petits morts surmontés de grands zêtres, de grands Hêtres — le coupe le contact, j’arrête les moteurs, et je m’écroule, ça y est
LARIRETTE : allons bon
ANNETTE : je m’écroule

Tableau 8 Dans l’allée d’un cimetière. Même dimanche. Fin de matinée. Elles marchent, doucement. Annette lit une carte de la région, Bernadette porte la boîte el le thermos.

BERNADETTE : j’en ai marre des lignes droites
ANNETTE : penche la tête
BERNADETTE : les allées, les stèles, les croix
LARIRETTE : j’en ai ma claque des pierres tombales
ANNETTE : ton thermos à thé et ta boîte à biscuits
LARIRETTE : tu as l’air fin
BERNADETTE : je ne me promène pas dans un cimetière de la périphérie d’Amiens avec une carte touristique de la région Picardie entre les mains
LARIRETTE : moi
ANNETTE : et tout est si bas
LARIRETTE : mais tout est si bas
BERNADETTE : à Venise, au cimetière de Venise, en Vénétie, au milieu de la lagune, sur l’île du cimetière de Venise, en Vénétie, on empile les pierres tombales les unes sur les autres et en hauteur
LARIRETTE : ils ne peuvent pas les enterrer bien loin sous la terre, leurs morts, c’est la mer
BERNADETTE : ils les empilent au-dessus
 
ANNETTE : elle aurait détesté Venise
BERNADETTE : elle aurait adoré Venise
ANNETTE : elle avait adoré Naples
BERNADETTE : elle avait détesté Naples
ANNETTE : elle avait détesté Capri
BERNADETTE : elle avait adoré Capri
ANNETTE : elle avait aimé Rome
BERNADETTE : elle avait aimé Rome
ANNETTE : elle aurait détesté Venise
 
BERNADETTE : j’ai emporté le tarot
LARIRETTE : aussi
BERNADETTE : et un jeu de cartes
LARIRETTE : pour les patiences
BERNADETTE : si ça te dit
ANNETTE : je n’ai jamais bu de bière
LARIRETTE : de ma vie jamais
ANNETTE : ni rousse, ni brune ni blonde ni rien
LARIRETTE : non mais tu te rends compte
 
BERNADETTE : ni les arbres ni la colline ni la vue
ANNETTE : rien à voir
BERNADETTE : on repart ?
ANNETTE : on continue
BERNADETTE : au moins on est sûres de retrouver la voiture
ANNETTE : on y va, on avance
BERNADETTE : en spirale
ANNETTE : autour de la ville
BERNADETTE : on tourne en rond autour d’Amiens
ANNETTE : on boucle la boucle et on élargit
BERNADETTE : et on recommence
ANNETTE : et allez donc c’est pas mon père
 
BERNADETTE : la lagune de Venise, les traghettos[12], les gondoles et les bateaux, le bruit de l’eau
LARIRETTE : elle aurait adoré ça
ANNETTE : le prix des bateaux à Venise, le prix des cafés, le prix des entrées des musées et des églises
LARIRETTE : elle aurait détesté
BERNADETTE : et les pierres tombales en hauteur, et les tombes empilées, regarder vers le haut pour regarder vers les morts
LARIRETTE : elle aurait adoré ça
ANNETTE : tout ce que tu inventes de tout ce que tu aurais pu faire
LARIRETTE : l’emmener â Venise
ANNETTE : pour pouvoir te reprocher de ne pas l’avoir fait
 
BERNADETTE : j’ai l’impression de marcher sur les ruines d’un château du Danemark
LARIRETTE : j’ai froid
ANNETTE : viens là
BERNADETTE: je frissonne et partout des fantômes de pères en armures de fer à venir nous grogner aux oreilles souviens-toi de moi
LARIRETTE : elle est glaçante la voix d’outre-tombe des défunts des autres
ANNETTE : c’est le marbre
LARIRETTE : ça fait ça, ça fait froid
ANNETTE : on continue, on le trouve notre fantôme à nous, et fini la comédie funèbre des petits cimetières même pas marins de la région Nord-Picardie
LARIRETTE : viens là
 
BERNADETTE : toujours tu t’occupes de moi
ANNETTE : ça m’occupe

Tableau 9 Le cimetière de Coisy. Le dimanche, au début de l’après-midi, elles avancent intimidées dans l’allée unique du Cimetière de Coisy.

ANNETTE : c’est joli Coisy
BERNADETTE : c’est cosy
ANNETTE : une seule allée de gravillons et de chaque côté des petits morts bien rangés
BERNADETTE : on fait deux groupes
LARIRETTE : tu regardes à droite — je regarde à gauche
ANNETTE : on avance
LARIRETTE : je ne lâche pas ta main
BERNADETTE : Augustine, Berthe dite Dédé
ANNETTE : Maurice, Jeanne, François dit Edmond
LARIRETTE : il y en a plus à droite
BERNADETTE : Édith, Pierre, Bérangère
LARIRETTE : je n’ai pas mes lunettes — c’est plus difficile
ANNETTE : Léona
LARIRETTE : oui mais j’en ai plus
BERNADETTE : Jules
LARIRETTE : oui mais j’y vois moins
ANNETTE : je les entends d’ici leurs derniers mots — celle-là et maintenant foutez-moi la paix
LARIRETTE : et hop
BERNADETTE : et celui-là finalement on s’en est pas trop mal sortis
LARIRETTE : et hop
ANNETTE : et celui—là oh ben moi je me sens déjà beaucoup mieux
LARIRETTE : et paf
BERNADETTE : et celui—là oh là mais qui a éteint la lumière ?
LARIRETTE : et bing dans le noir
ANNETTE : et celle-ci, modeste, j’ai fait comme j’ai pu — j’aurais voulu faire mieux
LARIRETTE : et bing
BERNADETTE : et celle-là, là
LARIRETTE : oh ! , là ! celle-là
BERNADETTE : ça suffit comme ça
LARIRETTE : et paf
ANNETTE : et toi — qu’est-ce que tu diras !
BERNADETTE : et toi qu’est-ce que tu diras ?
 
ANNETTE : soixante-douze
LARIRETTE : soixante-treize
ANNETTE : soixante-quatorze tombes à droite
BERNADETTE : cinquante-deux à gauche
ANNETTE : aucun Raymond par ici
LARIRETTE : ce n’est pas encore là
BERNADETTE : Un sandwich au thon ?
ANNETTE : à défaut d’un Raymond, un sandwich au thon
BERNADETTE : l’avantage du cimetière c’est qu’il est ouvert le dimanche
ANNETTE : c’est pas comme les Félix Potin
BERNADETTE : les Félix Potin ma chérie ça fait un bail qu’ils sont fermés
ANNETTE : c’est bien pour ça qu’on se retrouve au cimetière
LARIRETTE : au moins c est ouvert
BERNADETTE : même le dimanche
 
BERNADETTE : tu y étais toi
LARIRETTE : qu’est-ce qu’il a dit papa avant de mourir ?
ANNETTE : je ne me souviens pas
LARIRETTE : je ne sais plus — je ne me souviens pas
 
BERNADETTE : moi je dirai quelque chose du genre merci pour tout et à la prochaine
ANNETTE : merci pour tout — et à la revoyure
BERNADETTE : merci pour tout
Tableau 10 Le dancing de Poulainville. Dimanche après-midi, elles se reposent sur la banquette de moleskine, un peu de musique, odeur de vieilli.
BERNADETTE : il y a des moments
LARIRETTE : il y a des moments comme ça
BERNADETTE : si je me laissais aller je me laisserais aller à sombrer dans un puits profond de mélancolie
ANNETTE : c’est la musique
LARIRETTE : quand elle est gaie et qu’on ne l’est pas ça fait ça
ANNETTE : c’est les dégâts de la musique gaie
BERNADETTE : comment ils peuvent
LARIRETTE : moi je ne pourrais pas
BERNADETTE : danser sur les voix des chanteurs morts
ANNETTE : elle n’est pas morte Gloria Lasso
LARIRETTE : elle est morte Gloria Lasso ?
BERNADETTE : danser sur Gloria Lasso
LARIRETTE : je ne sais pas comment ils peuvent
ANNETTE : toute la première moitié de la journée
LARIRETTE : la sainte journée
ANNETTE : à sillonner Amiens
LARIRETTE : et l’agglomération
ANNETTE : à chercher dans tous les cimetières la tombe perdue de papa Raymond
LARIRETTE : plein les pattes des fantômes des autres
ANNETTE : comment veux-tu avoir le cœur à danser sur Gloria Lasso
BERNADETTE : ce n’est pas le cœur c’est les jambes
LARIRETTE : je n’ai plus de jambes
ANNETTE : pas comme eux — des jambes ils n’ont que ça
BERNADETTE : tout en jambes les jeunes gens d’aujourd’hui
ANNETTE : en jambes et en slips
LARIRETTE : en slips et en strings
BERNADETTE : c’est le siècle du string
LARIRETTE : c’est le siècle du string et des coupes de cheveux
ANNETTE : tout en jambes et en coupes — entre les jambes et les coupes, rien
LARIRETTE : un slip ou un string — autant dire rien
BERNADETTE : plus de corps plus de tête — des jambes et des coupes
LARIRETTE : il y en a un qui te regarde
ANNETTE : c’est toi qu’il regarde
BERNADETTE : je n’y vois rien
LARIRETTE : les boules à facettes — on dirait une pluie de papillons lumineux
ANNETTE : ce que tu peux être pompier — pompière
LARIRETTE : pompeuse
BERNADETTE : je suis un peu pompette
ANNETTE : c’est toi qu’il regarde
LARIRETTE : il aime les femmes qui ont des formes
BERNADETTE : c’est toi qu’il regarde
LARIRETTE : il aime les femmes qui ont du coffre
Un jeune homme s’approche, s’adresse à Annette.
ANNETTE : mais enfin jeune homme
LARIRETTE : mais enfin jeune homme
ANNETTE : je ne suis pas une — mais enfin jeune homme je ne suis pas une
LARIRETTE : n’insistez pas — il insiste
ANNETTE : je pourrais être — je pourrais être
LARIRETTE : invitez plutôt ma sœur elle est plus jeune que moi — sensiblement n’exagérons rien
ANNETTE : et plus en chair
BERNADETTE : vieille poule
ANNETTE : il insiste
LARIRETTE : vous insistez
ANNETTE : je viens d’enterrer ma mère
LARIRETTE : elle avait 97 ans
ANNETTE : je suis venue sillonner la région à la recherche de la tombe de mon père
LARIRETTE :il est mort il y a vingt-cinq ans — impossible de remettre la main dessus
ANNETTE :je ne vais pas aller me dandiner à mon âge au bras d’un gamin de 20 ans
LARIRETTE : 16 ans — a plus forte raison
ANNETTE : il n’en est pas question jamais de la vie
BERNADETTE : il y a quelque chose dans son regard
LARIRETTE : dans ses yeux, dans le regard de ce jeune homme
BERNADETTE : on n’y voit pas très clair mais il y a dans son regard quelque chose que je serais tentée de dire inespéré — quelque chose d’inespéré que je serais tentée d’appeler désir
LARIRETTE : et si tu n’y vas pas, si tu laisses passer ça, les cendres de maman, je les prends et je les disperse au vent au-dessus des danseurs — si tu passes à côté de ça
BERNADETTE : et maman qui n’a jamais osé fréquenter le bal même du l4 juillet elle va enfin pouvoir danser tu peux me croire
 
Annette se lève. part au bras d’un jeune homme tout en jambes ! Annette danse, puis revient s’asseoir près de sa sœur. Toutes deux, la larme à l’œil
 
BERNADETTE : elle me regarde encore la vieille
LARIRETTE : en fac
BERNADETTE : elle me regarde
LARIRETTE : non mais qu’est-ce qu’elle me veut
ANNETTE : donne-moi un mouchoir
BERNADETTE : je n’ai pas de mouchoir
LARIRETTE : j’ai le nez pris moi aussi
ANNETTE : le nez pris et le cœur au bord des yeux mais rien pour éponger
BERNADETTE : vous voir tout à l’heure tous les deux
ANNETTE : il m’a dit — il m’a dit
LARIRETTE : si tu savais ce qu’il m’a dit
BERNADETTE : il t’a dit quelque chose
ANNETTE : il m’a dit madame s’il vous plaît mettez vos mains sur mes fesses
LARIRETTE : il m’a dit de mettre mes mains sur ses fesse
BERNADETTE: tu as mal compris
LARIRETTE : ça fait ça cette musique c’est du pâté de tête dans les oreilles
ANNETTE : il m’a dit mettez vos mains sur mes fesses
BERNADETTE: tu l’as giflé
ANNETTE : j’ai mis mes mains sur ses fesses
BERNADETTE: tu as mis les mains sur les fesses d’un garçon de 20 ans
ANNETTE : 16 ans
LARIRETTE : il y a en moi comme un torrent d’émotions difficile à contenir tu comprends
BERNADETTE: mais qu’est-ce que nous sommes venues faire dans le dancing-karaoké de Poulainville
ANNETTE : toute ma vie à les écouter faire grincer ton lit les garçons qui passaient par ta chambre
LARIRETTE : et moi les mains sur les oreilles pour ne pas les entendre tes hein hein de cadette qui en déroulait du câble et des plaisirs de la chair
ANNETTE : et hop là rattrapé le temps perdu par la peau des fesses d’un gamin de 20 ans qui me demande de mettre mes mains dessus
BERNADETTE: 16 ans — mais pourquoi est-ce qu’elle me regarde comme ça la vieille
LARIRETTE : là-bas
ANNETTE : à 16 ans je passai un an à pleurer la mort de Gérard Philipe
LARIRETTE : 25 novembre 1959 — le jour le plus triste de ma vie
BERNADETTE: 1er janvier 1959, Fidel Castro à Cuba
LARIRETTE : le plus beau jour de ma vie
ANNETTE : et ce gosse aujourd’hui 16 ans — et ses fesses comme des joues d’ange
LARIRETTE : le plus beau jour de ma vie si j’osais
ANNETTE : tu m’en veux
BERNADETTE: je t’envie
LARIRETTE : et cette vieille non mais qu’est-ce qu’elle a à me fixer comme ça
ANNETTE : va la voir
BERNADETTE: sûrement pas
ANNETTE : lève-toi et va la voir
BERNADETTE: sûrement pas
ANNETTE : lève-toi et va la voir je te dis
 
Bernadette se lève, se rassied, puis se relève, se rassied, se relève, et se rassied.
 
BERNADETTE: tu le savais
LARIRETTE : ne me dis pas que tu ne le savais pas
BERNADETTE: tu le savais que c’était moi la vieille là-bas dans la glace
ANNETTE : tu n’es pas si vieille
LARIRETTE : on n’y voit rien avec ses boules à facettes
BERNADETTE: je ne suis pas si vieille
LARIRETTE : est-ce que je suis tellement vieille ?
ANNETTE : il est criminel ce miroir et tu n’as pas tes lunettes
BERNADETTE: je ne suis pas si vieille
ANNETTE : tu n’es pas vieille — tu es assise, tu es seulement assise — maintenant viens danser
 
Elles dansent. Puis Annette monte sur la petite estrade.
 
ANNETTE : je voudrais chanter quelque chose
LARIRETTE : je veux chanter quelque chose pour ma petite sœur
ANNETTE : je n’ai pas fait grand-chose pour elle jusqu’ici — j’ai surtout fait souvent semblant— de m’occuper de tout pour éviter d’avoir à remercier quelqu’un…
LARIRETTE : ça oui
ANNETTE : …alors je voudrais bien lui chanter quelque chose
LARIRETTE : une chanson qui n’est pas dans le catalogue
ANNETTE : je n’y peux rien elle n’est pas dans votre catalogue de chansons, la chanson que je voudrais chanter et qui donne ça

la mémoire est un meuble à tiroirs

l’on se promène où l’on s’égare

ah c’est fou ce qu’on y trouve à

chaque fois qu’on n’y cherche rien

c’est fou comme on n’y trouve rien

dès qu’on y cherche quoi que ce soit

j’ai tout oublié des campagnes

d’Austerlitz et de Waterloo

d’Italie de Prusse et d’Espagne

et mes notions de fandango

j’ai perdu la valse et le tango

j’ai perdu la flamme du flamenco

j’ai perdu et le nord et mes clés

quant à nos vacances à Corfou

c’est fou je ne m’en souviens plus

mais plus du tout

la mémoire est un couloir étroit

on s’y cogne à tous les angles droits

ah c’est fou ce qu’on n’y trouve à

chaque fois qu’on n’y cherche rien

c’est fou comme on n’y trouve rien

dès qu’on y cherche quoi que ce soit

j’ai tout oublié du bateau ivre

hélas et j’ai lu tous les livres

mais j’ai oublié aussitôt

les Verdurin les vers d’Hugo

j’ai perdu Rimbaud et puis Verlaine

j’ai perdu mes bajoues ma bedaine

j’ai perdu et le nord et mes af-

faires de piscine quant à l’Af-

rique où nous nous sommes aimés

l’ai oubliée

la mémoire est un sport de combat

on y prend des coups francs et des coups bas

ah c’est fou ce qu’on y trouve à

chaque fois qu’on n’y cherche rien

c’est fou comme on n’y trouve rien

dès qu’on y cherche quoi que ce soit

j’ai tout oublié de Beethoven

le pom pom pom de la Cinquième

de l’enfance les champs de blé

ceux des sirènes de l’Odyssée

j’ai perdu l’air du temps du muguet

et des cerises pourtant jamais

jamais non je n’oublierai la

chanson qui disait il y a

longtemps que je t’aime jamais je

ne t’oublierai

c’est ça que je voulais lui dire à ma sœurette, qu’il n’y a rien malgré tout et par-dessus le marché jamais nulle part ni personne sur la terre qui puisse finalement nous enlever l’une à l’autre

LARIRETTE : et moi je dois bien dire que cela me rassure, que je suis bien contente au bout du compte voilà ce que je voulais lui dire

ANNETTE : et maintenant on vous laisse — on a encore de la route à faire et une tombe à trouver

Tableau 11 Dans le car, sur la route, Même dimanche, l’après-midi. Elles chantent. Bernadette hurle, et Annette conduit.

BERNADETTE et ANNETTE (elles chantent) :

chauffeur si t’es champion

appuie — appuie

chauffeur si l’es champion

appuie sur l’champignon

chauffeur si t’es champion

appuie — appuie

chauffeur si l’es champion

appuie sur l’champignon

 

BERNADETTE : et de quinze — et de seize — dix-sept, dix-huit

LARIRETTE : on redresse un peu

BERNADETTE : oh la belle rouge — oh la belle bleue — et une camionnette qui compte double — et vole le rétroviseur — vélo à cinquante mètres

ANNETTE : un petit coup de main pour le frein ma bonne dame

LARIRETTE : merci la grande sœur

ANNETTE : et maman qui fait cling dans sa boîte à biscuits comme l’arbitre sur son ring — on vire de bord

LARIRETTE : on tourne avec moi le volant s’il vous plaît

ANNETTE : par ici la sortie — trop tard

LARIRETTE : tant pis

ANNETTE : et de vingt

BERNADETTE : dix-neuf

LARIRETTE : c’est déjà bien

ANNETTE : vélo à trois mètres

ANNETTE : on tourne, ça tourne, action — on pivote, on esquive, on épargne — vélo évité

BERNADETTE : et de vingt à ma gauche

LARIRETTE : on y est

ANNETTE : exit Poulainville

LARIRETTE : c’est fait

BERNADETTE : Coisy

LARIRETTE : c’est fait

ANNETTE : Longeau — Flesselles

BERNADETTE : Bertangles — Bovelles

LARIRETTE : c’est fait

ANNETTE : Dreuil

BERNADETTE : Dreuil — nous voilà

ANNETTE : Dreuil

LARIRETTE : comme un deuil avec un r

BERNADETTE : un petit deuil mais le grand air

 

BERNADETTE et ANNETTE : (elles chantent)

chauffeur si t’es champion

appuie — appuie

chauffeur si l’es champion

appuie sur l’champignon

Tableau 12 L’allée d’un cimetière, Dreuil-lès-Amiens. Dimanche après-midi. Elles avancent dans le brouillard lourd du dimanche après-midi.

 

BERNADETTE : j’ai besoin d’une cigarette

ANNETTE : je n’ai pas de cigarette

BERNADETTE : je vais demander une cigarette

ANNETTE : tu ne vas pas traverser le brouillard du cimetière pour aller demander une cigarette à un vieux monsieur en deuil qui fleurit

LARIRETTE : agenouillé

ANNETTE : la tombe de sa femme un dimanche à Dreuil

LARIRETTE : tu ne peux pas faire ça

 

ANNETTE : ici non plus

LARIRETTE : les pylônes — les immeubles

BERNADETTE : vingt-cinq ans — il en est passé des comètes parmi les étoiles et du beau monde sur la terre

LARIRETTE : ils ont vite fait de les faire pousser tes pylônes et tes immeubles

ANNETTE : ni l’église ni la colline ni la route ni rien

LARIRETTE : on s’en va

BERNADETTE : ce que tu m’as dit tout à l’heure dans le bus

LARIRETTE : il me faut une cigarette

ANNETTE : je n’ai rien dit

LARIRETTE : c’était il y a vingt—cinq ans, vingt-cinq ans — mettons que je n’ai rien dit

 

BERNADETTE : j’ai besoin d’une cigarette

LARIRETTE : tant pis — j’ai besoin d’une cigarette

ANNETTE : ne fais pas ça

BERNADETTE : c’est moi et ce n’est pas moi

LARIRETTE : c’est une force qui me pousse irrésistiblement vers les hommes à genoux et en deuil

BERNADETTE : ça va n’exagérons rien, je lui demande une cigarette — pas son adresse

 

ANNETTE : elle disparaît dans le brouillard, elle marche vite, petits pas de petite dame, sautille presque, se rapproche du vieux monsieur agenouillé qui fleurit la tombe de sa femme un dimanche après-midi dans la brume du cimetière de Dreuil-lès-Amiens — elle lui parle il se lève, il lui parle, ils se parlent tous les deux — elle s’assied sur la tombe voisine, il s’agenouille et fleurit la tombe de sa femme un dimanche dans le brouillard, et il y a comme un morceau de voile blanc de la brume du jour qui s’ouvre un peu, traversé par la lumière du soleil — elle a toujours osé, toujours su — moi pas

LARIRETTE : elle si

ANNETTE : j’aurais tellement voulu savoir…

LARIRETTE : oser

ANNETTE : …et traverser une rue la tête haute et dans une robe étroite pour partir avec un inconnu —s’il y a quelque part entre ma vie et moi quelque chose qui pourrait ressembler à l’ombre d’un regret. il est…

LARIRETTE : peut-être

ANNETTE : …là

 

BERNADETTE : pas de cigarette

ANNETTE : tu as toujours osé, partout, avec n’importe qui

BERNADETTE : j’ai besoin d’une cigarette

ANNETTE : moi jamais nulle part avec personne

BERNADETTE : sa femme

LARIRETTE : partie en fumée une nuit d’hiver au coin d’une cheminée bouchée

BERNADETTE : partie en cendres et en fumée sa femme — alors tu comprends depuis fini la cigarette

ANNETTE : tu as besoin, tu demandes — du feu, ta route, un homme

LARIRETTE : tu vas, tu demandes, tu obtiens, ou pas, tu repars

BERNADETTE : ce que tu m’as dit

j’en tremble encore

ANNETTE : j’aurais aimé un jour

LARIRETTE : ou deux

ANNETTE : arpenter un trottoir la tête haute en robe étroite, faire putain

LARIRETTE : putain, mon rêve

BERNADETTE : tu ne demandes pas

LARIRETTE : tu n’oses pas

BERNADETTE : tu prends — tu ne demandes pas, tu te poses là et tu te sers

LARIRETTE : ce que tu m’as dit c’est une guêpe qui me tourne dans la tête

ANNETTE : papa il y a vingt-cinq ans se retrouve seul

LARIRETTE : nous sommes d’accord

ANNETTE : il se retrouve seul — l’hospice et les odeurs et les paperasses et les allers ct les retours et le prix que cela coûte et la patience et les nouvelles et les courriers et le notaire, le funéraire, la cérémonie, et procession, et enterrement et repaperasses et testament et tout le tremblement — il fallait bien que quelqu’un s’en occupe

LARIRETTE : nous sommes bien d’accord

ANNETTE : et c’est tout pour ma pomme — il y a vingt-cinq ans — tout pour ma pomme ou pour personne

LARIRETTE : il n’y avait personne d’autre — il n’y a eu personne d’autre

ANNETTE : tout pour ma pomme et le joli sac de nœuds, sac de vers à pomme que je me suis enfilé jusqu’au trognon

LARIRETTE : alors ça va bien

BERNADETTE : tu ne demandes rien

LARIRETTE : tu n’as rien demandé

BERNADETTE : tu t’empares, tu assièges, tu t’écartes, tu jauges, tu juges, tu évalues, tu approches d’abord puis tu assailles, tu assièges, tu t’empares de ta proie que tu te dévores toute seule — tu te l’es assigné, gardé pour toi, vingt-cinq ans de ça

LARIRETTE : papa

BERNADETTE : tu t’es saisi de lui, nous en as dépouillées — tu te l’es accaparé, approprié et tu te l’es dégusté toute seule ta proie — araignée

ANNETTE : comment peux-tu mais comment peux—tu

LARIRETTE : salope

BERNADETTE : vampire

ANNETTE : salope

BERNADETTE : cannibale

ANNETTE : je tombe

BERNADETTE : cinéma

ANNETTE : salopes et salopes toutes les deux, elle et toi — elle peut faire sa maligne et la ramener avec ses clings dans sa boîte en fer, elle a moins fait sa fière, elle a moins fait de clings quand il a fallu régler l’hôpital, le notaire, le service funèbre pendant que tu régnais sur la boutique et tes sujets

LARIRETTE : et à la vas-y-comme-je-te-pousse et que je te les enfile comme des perles dans l’arrière-boutique les clients, les représentants de commerce, les grossistes et toute l’association des petits commerçants du quartier

BERNADETTE : j’étouffe

ANNETTE : menteuse

BERNADETTE : je m’étouffe

ANNETTE : crève

BERNADETTE : la boutique, les affaires et les responsabilités — tu ne demandes rien, tu prends — papa pareil

ANNETTE : papa pas pareil

BERNADETTE : donne-moi une cigarette

LARIRETTE : est-ce que tu penses tout ce que tu dis

ANNETTE : j’aurais pu être une garce — j’étais beaucoup plus jolie que toi

BERNADETTE : tu aurais pu être une femme

ANNETTE : mangeuse d’hommes

BERNADETTE : bouffeuse de père

ANNETTE : crevure

BERNADETTE : charogne

Tableau 13 — Sur une pierre tombale. Un autre cimetière, plus tard. Fin de dimanche. Elles sont assises sur une stèle, jouent aux cartes, un poker, elles boivent des bières.

ANNETTE : tout va bien je reviens

LARIRETTE : ou peut-être que j’invente

BERNADETTE : deux cartes

ANNETTE : tu n’as pas misé

LARIRETTE : tout va bien je reviens

BERNADETTE : un autre pack de bières — et il est mort

ANNETTE : il est mort — tout va bien je reviens — et il est mort

BERNADETTE : deux paires

ANNETTE : mais peut-être que j’invente

LARIRETTE : c’était il y a vingt-cinq ans

 

ANNETTE : je me souviens

LARIRETTE : je me souviens maintenant

ANNETTE : il a prononcé mon nom, il a prononcé le nom de maman, et le tien

LARIRETTE : ton nom

BERNADETTE : je passe

ANNETTE : on n’a pas encore joué

BERNADETTE : je passe quand même

ANNETTE : il a souri, il souriait — tu distribues

BERNADETTE : peut-être que tu inventes

ANNETTE : il souriait, il prononçait mon nom

BERNADETTE : tu mises

ANNETTE : trois cartes — il a prononcé ton nom

BERNADETTE : arrête

ANNETTE : quatre cartes qui se suivent ça ne vaut rien

BERNADETTE : non

 

ANNETTE : tu es plutôt blonde ou plutôt rousse

BERNADETTE : plutôt blanc — vin blanc

LARIRETTE : avec des bulles

ANNETTE : c’est ma première bière tu comprends

LARIRETTE : de ma vie

BERNADETTE : c’est ta huitième bière — cinq cartes

 

ANNETTE : il a prononcé ton nom

LARIRETTE : je me souviens qu’il a prononcé ton nom

BERNADETTE : je passe

 

ANNETTE : est—ce que tu l’as aimé papa ?

BERNADETTE : trop tard

 

ANNETTE : Saint—Sauveur, La Chaussée-Tirancourt — tu distribues

BERNADETTE : Flesselles, Bovelles, Coisy

ANNETTE : Poulainville, Dreuil — deux cartes

BERNADETTE : rien qu’à Amiens, sept cimetières

ANNETTE : on rentre

LARIRETTE : brelan de rois

BERNADETTE : rien on est quel jour ?

LARIRETTE : ça c’est deux rois et un valet

ANNETTE : dimanche

LARIRETTE : ça ne vaut rien deux rois et un valet ?

BERNADETTE : rien

LARIRETTE : et surtout pas un brelan de rois — il en faut trois

ANNETTE : on est dimanche et ça fait bien cinq fois que je te le dis

LARIRETTE : ce n’est pas moi qui perds la tête

BERNADETTE : je ne confonds pas les rois et les valets

LARIRETTE : quinte royale

ANNETTE : c’est juste une suite de cartes qui se suivent

BERNADETTE : c’est une quinte royale

LARIRETTE : dix, valet, dame, roi, as

ANNETTE : et le soir qui tombe

LARIRETTE : qu’est-ce qu’on fait ?

BERNADETTE : on continue — on va jusqu’à la nuit et on rentre

 

ANNETTE : tu as laissé maman à Dreuil

BERNADETTE : elle est dans la boîte à gants

 

ANNETTE : j’aime beaucoup cette lumière

LARIRETTE : cette peau d’orange qui se déchire toute seule

BERNADETTE : il a dit mon nom ?

ANNETTE : tout va bien je reviens et ton nom

LARIRETTE : aussi

BERNADETTE : et il est parti

ANNETTE : il est parti

 

BERNADETTE : il a dit ton nom

ANNETTE : il a dit mon nom

BERNADETTE : celui de maman

ANNETTE : celui de maman

BERNADETTE : et le mien

ANNETTE : et ton nom aussi

 

BERNADETTE : j’ai les fesses glacées

ANNETTE : c’est le marbre

LARIRETTE : ça fait ça — ça fait froid aux fesses

BERNADETTE : finis ta bière

LARIRETTE : on s’en va

ANNETTE : aide-moi à me relever

LARIRETTE : je suis saoule et cassée

BERNADETTE : donne-moi la main ma mie

LARIRETTE : et il a souri

ANNETTE : et il a souri

Tableau 14 Le lendemain, lundi 27, dans le bureau du commissariat de police. Le lendemain des faits, lundi matin, Bernadette et Annette, assises côte à côte, sont interrogées, ensemble.

ANNETTE : je ne t’interromps pas

LARIRETTE : tu m’interromps

ANNETTE : elle m’interrompt

BERNADETTE : je ne t’interromps pas

LARIRETTE : je te réponds

ANNETTE : je ne te demande rien — je me parle à moi-même

LARIRETTE : je me parlais à moi-même

BERNADETTE : tu demandes quelle heure il était

LARIRETTE : elle a demandé ça, je n’ai pas rêvé

ANNETTE : je me demande à moi-même quelle heure il pouvait bien être

BERNADETTE : 10 heures

LARIRETTE : je te réponds

BERNADETTE : vers les 10 heures du matin

ANNETTE : je le sais bien qu’il était vers les 10 heures du matin

LARIRETTE : elle m’interrompt tout le temps

BERNADETTE : 10 h 30

LARIRETTE : un peu avant

BERNADETTE : disons 10 heures

ANNETTE : tu pourrais peut-être lâcher la manche de monsieur l’agent de police

LARIRETTE : il ne va pas s’envoler

BERNADETTE : ça c’est sûr il ne va pas s’envoler

LARIRETTE : vous faites un petit peu attention à ce que vous mangez ?

ANNETTE : il était vers les 10 heures du matin

BERNADETTE : 10 heures — 10 heures et des poussières hier matin

LARIRETTE : je précise

ANNETTE : je te laisse raconter — tu racontes, vas-y raconte je te laisse faire je me tais

BERNADETTE : il était vers les 10 heures

LARIRETTE : 10 heures

BERNADETTE : hier matin

ANNETTE : nous avons pris le train gare du Nord

BERNADETTE : nous arrivons en gare d’Amiens

ANNETTE : vers les 10 heures

BERNADETTE : et des poussières

ANNETTE : et là pas de taxi

BERNADETTE : gare d’Amiens dimanche matin pas de taxi

ANNETTE : des cars mais pas de taxi

BERNADETTE : des cars oui — des taxis non

ANNETTE : on a pris un car

BERNADETTE : il y avait un car, la porte ouverte, les clés sur le contact, on l’a pris

ANNETTE : on est montées, on a pris le car

BERNADETTE : le chauffeur n’arrivait pas

LARIRETTE : on s’est dit on y va

ANNETTE : on ne l’a pas beaucoup attendu

BERNADETTE : on ne l’a pas tellement attendu

 

BERNADETTE : vous êtes inspecteur ou agent ou commissaire de police

LARIRETTE : qu’est-ce que c’est la différence ?

ANNETTE : vous n’auriez pas une petite bière

BERNADETTE : vous fumez — je fumerais bien une cigarette

ANNETTE : lâche sa manche

LARIRETTE : il faut qu’elle s’agrippe

BERNADETTE : votre cravate

LARIRETTE : tout de même vous représentez la crème de la crème de l’administration française

ANNETTE : c’est un motif ?

BERNADETTE : c’est du beurre

 

ANNETTE : je n’avais pas conduit depuis quoi

LARIRETTE : dix-neuf ans

BERNADETTE : tu peux être fière

LARIRETTE : finalement

ANNETTE : et quoi — une 4L

LARIRETTE : verte

BERNADETTE : nous avons sillonné la région

ANNETTE : sillonné — on a un peu sillonné la région et quelques voitures

BERNADETTE : on a éraflé quelques voitures

ANNETTE : aucun blessé

LARIRETTE : il n’y a aucun blessé

BERNADETTE : au début surtout

ANNETTE : tu devrais lâcher la manche de monsieur l’agent de police

LARIRETTE : il faut toujours partout qu’elle tripote quelque chose

BERNADETTE : et au retour aussi — vers Paris — dans la nuit

ANNETTE : à ce moment-là aussi

LARIRETTE : pas mal

BERNADETTE : une soixantaine de voitures

LARIRETTE : tout de même

ANNETTE : impossible de trouver le bitoniau des phares

BERNADETTE : impossible

ANNETTE : on n’y voyait rien

BERNADETTE : beaucoup trop de voitures à Paris

 

BERNADETTE : elle n’y est pour rien

ANNETTE : tout est de ma faute

BERNADETTE : qu’est-ce que tu dis

ANNETTE : je dis que tout est de ma faute

BERNADETTE : tout est ma faute

LARIRETTE : ma faute, pas de ma faute

BERNADETTE : et tu n’y es pour rien

 

Elles feignent la panique et l'étouffement.

 

ANNETTE : ce qui s’est passé là-bas — ça — c’était comme

LARIRETTE : je ne sais pas

BERNADETTE : ces murs et vous — partout ce gris

LARIRETTE : gris souris morte

BERNADETTE : ce gris et ce gras moi je ne pourrais pas

ANNETTE : ce une fête — vous comprenez — une immense fête à nous deux — et Noël et le 14 Juillet à la fois sous le soleil quand la pluie a cessé

LARIRETTE : la pluie a cesse

ANNETTE : la nuit est tombée

LARIRETTE : elle est tombée

ANNETTE : nous nous sommes retrouvées là

LARIRETTE : retrouvées — comme on se retrouve après s’être perdu

ANNETTE : face à lui et autour, tout autour, il y avait tout, et les arbres, et les zêtres, au-dessus de tout et derrière le soleil et les ombres des zêtres

LARIRETTE : une fête vous comprenez

BERNADETTE : pas de panique

LARIRETTE : donne—moi la main

ANNETTE : seules au monde, elle et moi, et lui, et maman

BERNADETTE : tu me fais peur

ANNETTE : on s’est mises à chanter, à chanter pour eux deux, debout sur les dalles dans les ombres des zêtres qui dansaient sur les morts — on s’est mises à chanter et à danser

BERNADETTE : elle va tomber, s’écrouler

LARIRETTE : je m’étrangle

ANNETTE : dans le soleil et sous la pluie et sur les tombes et dans les ombres des zêtres qui dansaient sur les morts et dans le bruit des feuilles dans les zêtres et dans le bruit du cling de la broche dans sa boîte

LARIRETTE : une fête je vous dis

BERNADETTE : des grands Hêtres ma chérie ma douce ma belle des Hêtres — des Hêtres

LARIRETTE : merde mon asthme

BERNADETTE : des Hêtres

LARIRETTE : je m’étouffe

ANNETTE : dans le soleil

LARIRETTE : pas de panique

ANNETTE : et sous la pluie et sur les tombes et dans les ombres des Hêtres qui dansaient sur les morts et dans le bruit des feuilles dans les Hêtres

LARIRETTE : pas de panique pas de panique

ANNETTE : et dans le bruit du cling de la broche dans sa boîte

LARIRETTE : une fête je vous dis

BERNADETTE : pardon j’ai déchiré votre manche — je ne respire plus

LARIRETTE : une ambulance

ANNETTE : Noël le 14 Juillet et la bière pardessus tout ça — je ne me sens pas très bien — je ne me sens plus du tout — tien je tombe, allons bon nous y voilà, voilà que je tombe

BERNADETTE : j’étouffe, je m’étouffe — au secours les pompiers

 

BERNADETTE : il est parti

ANNETTE : ils ne vont pas nous séparer

BERNADETTE : à nos âges

LARIRETTE : tu penses

ANNETTE : qu’est-ce qu’on fait

BERNADETTE : on attend

ANNETTE : et s’ils reviennent

BERNADETTE : on recommence

ANNETTE : et ensuite

BERNADETTE : on s’en fout

 

BERNADETTE : ils reviennent

ANNETTE : tu t’étrangles

BERNADETTE : rendors-toi

ANNETTE : et on s’en va

BERNADETTE : embrasse-moi

ANNETTE : viens là

BERNADETTE : donne-moi la main

ANNETTE : tout va bien

Tableau 15 La veille, début de soirée du dimanche 26, dans le cimetière de Saveuse. — Elles sont debout, immobiles, devant la tombe du père. Le soleil, à nouveau, mais la nuit tomber.

ANNETTE : voilà

BERNADETTE : nous y sommes

ANNETTE : et c’est dimanche

BERNADETTE : sous le soleil

ANNETTE : on ne pleure pas

 

BERNADETTE : cette lumière

ANNETTE : et l’ombre des arbres

BERNADETTE : l’ombre des arbres sur les tombes

ANNETTE : j’ai très envie de danser

BERNADETTE : on ne va pas pleurer

 

ANNETTE : je danse

LARIRETTE : j’en ai très envie

BERNADETTE : je vais danser aussi

LARIRETTE : je te préviens

ANNETTE : et la vue, et l’église, la colline

BERNADETTE : il y a tout

ANNETTE : on a dit qu’on ne pleurait pas

 

BERNADETTE : je danse avec toi

LARIRETTE : je t’ai prévenue

ANNETTE : et maman qui fait cling

BERNADETTE : elle danse avec nous

ANNETTE : sur sa tombe toutes les trois

BERNADETTE : on a dit qu’on ne pleurait pas

 

ANNETTE : lui aussi il est là

BERNADETTE : et qui danse avec nous

ANNETTE : on s’offre une cigarette

BERNADETTE : tu as des cigarettes ?

ANNETTE : et une petite bière avec ça

 

BERNADETTE : tu les planquais salope

ANNETTE : donne-nous du feu

BERNADETTE : la nuit tombe

ANNETTE : qu’est-ce qu’on fait

BERNADETTE : on fume une cigarette

 

ANNETTE : c’est là ça ne fait pas de doute

BERNADETTE : tout y est

LARIRETTE : l’ombre des zêtres sur les tombes

ANNETTE : l’ombre des Hêtres

BERNADETTE : merde les Hêtres

LARIRETTE : c’est de ta faute

ANNETTE : c’est ma faute

LARIRETTE : pas de ma faute — ma faute

 

BERNADETTE : et lui là

LARIRETTE : à nos pieds

ANNETTE : on l’a tellement eu sur le dos

BERNADETTE : tu te rappelles le dimanche autour de la table

ANNETTE : je me rappelle très bien le dimanche autour de la table

BERNADETTE : oh ! , là ! le dimanche autour de la table

 

ANNETTE : tu vois ce que je vois

BERNADETTE : une cabane de jardinier

ANNETTE : tu penses ce que je pense

BERNADETTE : on finit nos cigarettes

ANNETTE : et on y va

 

Tableau 16 Devant la tombe du père, dans la nuit de dimanche lundi. Il est 2 heures du matin. Un feu de bois et un lus de terre brune, la terre déterrée. Elles sont debout, Bernadette a une palle à la main. Annette une pioche.

BERNADETTE : tout ?

ANNETTE : tout

BERNADETTE : la boîte avec ?

ANNETTE : la boîte avec

BERNADETTE : et la broche et la pierre et la monture en titane

ANNETTE : tout

BERNADETTE : tout

ANNETTE : j’embrasse maman

BERNADETTE : au revoir maman

ANNETTE : embrasse papa

LARIRETTE : pour nous

BERNADETTE : et voilà

ANNETTE : on ne va pas pleurer

BERNADETTE : on ne pleure pas

 

BERNADETTE ET ANNETTE : (elles chantent)

une petite tombe

une tombe pour deux

avec çà et là des croix en fer bleu

des jolies croix qui monteraient aux cieux

et des pissenlits

partout dans les cheveux

paradis des amoureux

et là dans le marbre

en dessous des arbres

leur jolie tombe pour deux

au moins quatre pieds en dessous des cieux

enfin réunis dans la longue nuit

douce des amants heureux

et les passants tristes

même les touristes

en passant par là s’écriront oh là

quelle jolie tombe, que cette tombe-là

c’est tout ce qu’il faut, du moment qu’on s’aime

nous on veut la même

au chaud sous la terre

ensemble attendris

l’un contre l’autre, se serre et sourit

fini les tracas, fini les soucis

pour eux commence ici

une nouvelle vie

dans leur nouveau petit paradis

 

ANNETTE : tu trembles

BERNADETTE : non

LARIRETTE : un peu

ANNETTE : tu as froid

BERNADETTE : pas toi ?

ANNETTE : je ne sais pas

BERNADETTE : il pleut

ANNETTE : peut-être

LARIRETTE : un peu

BERNADETTE : ce n’est rien

ANNETTE : tout va bien

BERNADETTE : on reviendra

Tableau 17 — Dans le car, 3 heures du matin, du bord des falaises. — Nuit noire, cris de mouettes et bruit de mer. Annette s’est endormi au valant du air qui dépasse sensiblement le bord des falaises et finit par basculer dans le vide.

BERNADETTE : mon Dieu

ANNETTE : où ça

BERNADETTE : freine

ANNETTE : pourquoi

BERNADETTE : tu dors

ANNETTE : à peine

BERNADETTE : freine

LARIRETTE : mon Dieu

ANNETTE : le frein à main

BERNADETTE : c’est le thermos à thé

ANNETTE : on n’y voit rien

BERNADETTE : tu t’es endormie

ANNETTE : assoupie

BERNADETTE : freine mais freine

LARIRETTE : mon Dieu

ANNETTE : le voilà

BERNADETTE : quoi

ANNETTE : le frein à main

BERNADETTE : tire

ANNETTE : aide-moi

BERNADETTE : je tire

ANNETTE : on tombe

BERNADETTE : c’est la fin

ANNETTE : on tombe

BERNADETTE : mon Dieu

ANNETTE : on tombe

BERNADETTE : mon Dieu

ANNETTE : arrête de dire mon Dieu

BERNADETTE : et voilà ça y est on est mortes

ANNETTE : mon Dieu on est mortes

LARIRETTE : mon Dieu

 

BERNADETTE : ne bouge plus

ANNETTE : je ne bouge pas

LARIRETTE : je ne respire plus

BERNADETTE : ça grince

ANNETTE : j’entends bien que ça grince

LARIRETTE : ça grince et ça tangue

BERNADETTE : on ne tombe pas — on est en équilibre

LARIRETTE : ça bascule

ANNETTE : on balance

LARIRETTE : c’est la dernière fois que je m’endors au volant d’un car de soixante places

BERNADETTE : c’est la carlingue qui grince

LARIRETTE : mais les petits bruits qu‘est—ce que c’est ?

ANNETTE : des mouettes

LARIRETTE : des petits cris de mouettes

BERNADETTE : il est 3 heures du matin dans la nuit de dimanche à lundi et nous sommes censées arriver à Paris

LARIRETTE : qu’est—ce que c’est que cette histoire de mouettes ?

ANNETTE : ce que nous avons là en face de nous ce n’est pas Paris

LARIRETTE : ni la tour Eiffel ni Notre-Dame

ANNETTE : c’est plat comme la mer

BERNADETTE : c’est plat comme la mer parce que c’est la mer

ANNETTE : on a dû se tromper de chemin

LARIRETTE : nous sommes au volant d’un car de soixante places suspendu au-dessus du vide en équilibre sur le bord d’une falaise de Dieppe ou du Tréport

BERNADETTE : on a pris une mauvaise route

LARIRETTE : on peut même dire à l’opposé de la bonne

ANNETTE : tu devais nous guider

LARIRETTE : moi je conduis

BERNADETTE : tu ne conduis pas — tu dors

ANNETTE : tu t’es endormie la première

LARIRETTE : tu ronflais ça m’a bercée

BERNADETTE : ne gesticule pas

LARIRETTE : tu gesticules

ANNETTE : je ne gesticule pas — c’est le car qui bascule

 

ANNETTE : si tu devais garder un souvenir

LARIRETTE : un seul

BERNADETTE : là tout de suite un souvenir ?

ANNETTE : là tout de suite un souvenir

BERNADETTE : ce serait le souvenir d’aujourd’hui

ANNETTE : le souvenir d’aujourd’hui

LARIRETTE : pour moi aussi

 

ANNETTE : chante—moi quelque chose

LARIRETTE : purée il est lourd ce volant

BERNADETTE : chanter quelque chose — tu en as de bonnes

ANNETTE : chante-moi quelque chose je te dis

LARIRETTE : il faut que je redresse

BERNADETTE : tu vas nous tuer

LARIRETTE : il faut que tu redresses

ANNETTE : chante—moi quelque chose bordel

 

BERNADETTE (elle chante) :

quand les premières feuilles d’automne tombent

quand les premières feuil les d’automne sont tombées

quand la rosée se glace sur les tombes

quand sur les tombes la rosée s’est glacée

ANNETTE (elle chante) :

quand les vents froids d’octobre tournent

vents des jours heureux ont tourné

quand les rayons du soleil se détournent

quand la lumière de juin s’est détournée

BERNADETTE ET ANNETTE (elles chantent) :

je souris et j’enfuis mes deux mains dans mes poches

je guette léclaircie au milieu du crachin

entre l’été parti et l’hiver qui s’approche

j’avance je vais je suis mon bonhomme de chemin

je souris et j’enfouis mes deux mains dans mes poches

je m’en finis je m’enfuis toujours entre deux trains

entre janvier qui vient, décembre qui s’accroche

je vais je continue mon bonhomme de chemin

quand soudain les pierres des murs se fissurent

quand fissures les murs vont pour tomber

quand sur les murs tombés la pluie perdure

quand sous la pluie les ruines sont inondées

quand sous l’inondation les sols s’éboulent

quand s’en vont au loin les sols éboulés

quand les éclairs de l’orage déboulent

quand sous l’orage tout finit en fumée

je souris et j’enfuis mes deux mains dans mes poches

je guette la pâquerette au milieu du crottin

entre l’été parti et l’hiver qui s’approche

j’avance je vais je suis mon bonhomme de chemin

je souris et j’enfuis mes deux mains dans mes poches

la fin des haricots ce n’est pas pour demain

entre janvier qui vient décembre qui s’accroche

je vais je continue mon bonhomme de chemin

BERNADETTE :penche-toi en arrière

ANNETTE : ca bascule encore plus

BERNADETTE : en arrière — recule

ANNETTE : tu me dis penche-toi

LARIRETTE : dis-moi recule

BERNADETTE : en arrière

LARIRETTE : redresse et recule

ANNETTE : je redresse

LARIRETTE : ça rebascule

BERNADETTE : ça se redresse

ANNETTE : desserre le frein à main

BERNADETTE : je desserre le frein

LARIRETTE : redémarre

ANNETTE : je redémarre

LARIRETTE : levier de vitesses

BERNADETTE : marche arrière

LARIRETTE : attention marche arrière

ANNETTE : évidemment marche arrière

BERNADETTE : on ne s’est pas fait toutes les tombes de la région pour finir sous la carlingue d’un car écrabouillé sur une plage de Dieppe

ANNETTE : un car qui n’est même pas à nous

BERNADETTE : on se tire d’ici et fissa

ANNETTE : c’est parti mon kiki

BERNADETTE : on n’a pas fait tout ce chemin pour en arriver là

ANNETTE : je redémarre

LARIRETTE : débraye

BERNADETTE : je débraye

LARIRETTE : accélération

ANNETTE : deuxième vitesse

LARIRETTE : marche arrière

BERNADETTE : marche arrière

LARIRETTE : attention une vache

ANNETTE : vache épargnée

BERNADETTE : une vache épargnée c’est un coin de paradis gagné

ANNETTE : marche arrière — et en avant toute

BERNADETTE : on reviendra

ANNETTE : bien sûr qu’on reviendra

LARIRETTE : en vélo

BERNADETTE : à vélo

LARIRETTE : en car mais à vélo

ANNETTE : cause toujours mémère

LARIRETTE : en avant et à la prochaine

BERNADETTE : marche arrière et en avant toute

Noir.

FIN



[1] 2004 ã.

[2] Îòêóäà ìû ñáåæàëè.

[3] Òåáÿ ýòî òðîãàåò, ìåíÿ ýòî óáèâàåò.

[4] Ñòèõè.

[5]  ëþáîì ñëó÷àå — ìîÿ.

[6] Ñêóêîòèùà, ïðàâäà? — Ìíå ñêó÷íî. — À ÿ ïðîñòî ïîìèðàþ îò ñêóêè.

[7] Åñëè õî÷åøü, òåáÿ ìîæíî ñõîðîíèòü òàì æå, ãäå è åå.

[8] Åé òîæå ïëîõî.

[9] À êàê îíè íàäåÿëèñü óáåäèòü íàñ â òîì, ÷òî ýòî áðàòüÿ?

[10] Åñëè ìåíÿ óñàäèòü, ÿ íà÷èíàþ ñêó÷àòü.

[11] Îíè ñïèíîé äðóã ê äðóãó íà ïîâîðîòíîì êðóãó (èëè ñòîÿò è ïîâîðà÷èâàþòñÿ íà íîãàõ) — çàùèùàþò ñïèíó äðóã äðóãà.

[12] Ïàðîì (èòàë.)