Victor Hugo
Venez, vous dont l’œil étincelle,
Pour entendre une histoire encor,
Approchez : je vous dirai celle
De doña Padilla del Flor.
Elle était d’Alanje, où s’entassent
Les collines et les halliers.
— Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
Il est des filles à Grenade,
Il en est à Séville aussi,
Qui, pour la moindre sérénade,
À l’amour demandent merci ;
Il en est que d’abord embrassent,
Le soir, de hardis cavaliers.
— Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
Ce n’est pas sur ce ton frivole
Qu’il faut parler de Padilla,
Car jamais prunelle espagnole
D’un feu plus chaste ne brilla ;
Elle fuyait ceux qui pourchassent
Les filles sous les peupliers.
— Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
Rien ne touchait ce cœur farouche,
Ni doux soins, ni propos joyeux ;
Pour un mot d’une belle bouche,
Pour un signe de deux beaux yeux,
On sait qu’il n’est rien que ne fassent
Les seigneurs et les bacheliers.
— Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
Elle prit le voile à Tolède,
Au grand soupir des gens du lieu,
C
On avait droit d’épouser Dieu.
Peu s’en fallut que ne pleurassent
Les soudards et les écoliers.
— Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
Mais elle disait : « Loin du monde,
Vivre et prier pour les méchants !
Quel bonheur ! quelle paix profonde
Dans la prière et dans les chants !
Là, si les démons nous menacent,
Les anges sont nos boucliers ! »
— Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
Or, la belle à peine cloîtrée,
Amour en son cœur s’installa.
Un fier brigand de la contrée
Vint alors et dit : Me voilà !
Quelquefois les brigands surpassent
En audace les chevaliers.
— Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
Il était laid : les traits austères,
La main plus rude que le gant ;
Mais l’amour a bien des mystères,
Et la nonne aima le brigand.
On voit des biches qui remplacent
Leurs beaux cerfs par des sangliers.
— Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
Pour franchir la sainte limite,
Pour approcher du saint couvent,
Souvent le brigand d’un ermite
Prenait le cilice et souvent
La cotte de maille où s’enchâssent
Les croix noires des Templiers.
— Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
La nonne osa, dit la chronique,
Au brigand par l’enfer conduit,
Aux pieds de sainte Véronique
Donner un rendez-vous la nuit,
À l’heure où les corbeaux croassent,
Volant dans l’
— Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
Padilla voulait,
anathème !
Oubliant sa vie
en un jour,
Se livrer, dans
l’église même,
Sainte à
l’enfer, vierge à l’amour,
Jusqu’à l’heure
pâle où s’effacent
Les cierges sur
les chandeliers.
— Enfants, voici
des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges
tabliers !
Or quand, dans la
nef descendue,
La nonne appela
le bandit,
Au lieu de la
voix attendue,
C’est la foudre
qui répondit.
Dieu voulu que
ses coups frappassent
Les amants par
Satan liés.
— Enfants, voici
des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges
tabliers !
Aujourd’hui, des
fureurs divines
Le pâtre
enflammant ses récits,
Vous montre au
penchant des ravines
Quelques
tronçons de murs noircis,
Deux clochers que
les ans crevassent,
Dont l’abri
tuerait ses béliers.
— Enfants, voici
des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges
tabliers !
Quand la nuit, du
cloître gothique
Brunissant les
portails béants,
Change à
l’horizon fantastique
Les deux clochers
en deux géants ;
À l’heure
où les corbeaux croassent,
Volant dans l’
— Enfants, voici
des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges
tabliers !
Une nonne, avec
une lampe,
Sort d’une
cellule à minuit ;
Le long des murs
le spectre rampe,
Un autre
fantôme le suit ;
Des chaînes
sur leurs pieds s’amassent,
De lourds carcans
sont leurs colliers.
— Enfants, voici
des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges
tabliers !
La lampe vient,
s’éclipse, brille,
Sous les arceaux
court se cacher,
Puis tremble
derrière une grille,
Puis scintille au
bout d’un clocher ;
Et ses rayons
dans l’
Des
fantômes multipliés.
— Enfants, voici
des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges
tabliers !
Les deux spectres
qu’un feu dévore,
Traînant
leur suaire en lambeaux,
Se cherchent pour
s’unir encore,
En
trébuchant sur des t
Leurs pas
aveugles s’embarrassent
Dans les marches
des escaliers.
— Enfants, voici
des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges
tabliers !
Mais ce sont des
escaliers fées,
Qui sous eux s’embrouillent
toujours ;
L’un est aux
caves étouffées,
Quand l’autre
marche au front des tours ;
Sous leurs pieds,
sans fin se déplacent
Les étages
et les paliers.
— Enfants, voici
des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges
tabliers !
Élevant
leurs voix sépulcrales,
Se cherchant les
bras étendus,
Ils vont... Les
magiques spirales
Mêlent
leurs pas toujours perdus ;
Ils
s’épuisent et se harassent
En
détours, sans cesse oubliés.
— Enfants, voici
des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges
tabliers !
La pluie alors,
à larges gouttes,
Bat les vitraux
frêles et froids ;
Le vent siffle
aux brèches des voûtes ;
Une plainte sort
des beffrois ;
On entend des
soupirs qui glacent,
Des rires
d’esprits familiers.
— Enfants, voici
des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges
tabliers !
Une voix faible,
une voix haute,
Disent :
« Quand finiront les jours ?
Ah ! nous
souffrons par notre faute ;
Mais
l’éternité, c’est toujours !
Là, les
mains des heures se lassent
À
retourner les sabliers... »
— Enfants, voici
des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges
tabliers !
L’enfer,
hélas ! ne peut s’éteindre.
Toutes les nuits,
dans ce manoir,
Se cherchent sans
jamais s’atteindre
Une
Jusqu’à
l’heure pâle où s’effacent
Les cierges sur
les chandeliers.
— Enfants, voici
des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges
tabliers !
Si, tremblant
à ces bruits étranges,
Quelque nocturne
voyageur,
En se signant
demande aux anges
Sur qui
sévit le Dieu vengeur,
Des serpents de
feu qui s’enlacent
Tracent deux n
— Enfants, voici
des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges
tabliers !
Cette histoire de
la novice,
Saint Ildefonse,
abbé, voulut
Qu’afin de
préserver du vice
Les vierges qui
font leur salut,
Les prieures la
racontassent
Dans tous les
couvents réguliers.
— Enfants, voici
des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges
tabliers !
Avril 1828