A. Camus

LE MALENTENDU

Pièce en trois actes[1]

 

MARTHA.

LA MÈRE.

JAN.

Le vieux domestique

Acte premier

 

Midi. La salle commune de l’auberge. Elle est propre et claire. Tout y est net.

 

SCÈNE PREMIÈRE

LA MÈRE. Il reviendra.

MARTHA. Il te l’a dit ?

LA MÈRE. Oui. Quand tu es sortie.

MARTHA Il reviendra seul ?

LA MÈRE. Je ne sais pas.

MARTHA. Est-il riche ?

LA MÈRE. Il ne s’est pas inquiété du prix.

MARTHA. S’il est riche, tant mieux. Mais il faut aussi qu’il soit seul.

LA MÈRE (avec lassitude). Seul et riche, oui, Et alors nous devrons recommencer.

MARTHA. Nous recommencerons, en effet. Mais nous serons payées de notre peine.

 

Un silence. Martha regarde sa mère.

 

Mère, vous êtes singulière. Je vous reconnais mal depuis quelque temps.

LA MÈRE. Je suis fatiguée, ma fille, rien de plus. Je voudrais me reposer.

MARTHA. Je puis prendre sur moi ce qui vous reste encore à faire dans la maison. Vous aurez ainsi toutes vos journées.

LA MÈRE. Ce n’est pas exactement de ce repos que je parle. Non, c’est un rêve de vieille femme. J’aspire seulement à la paix, à un peu d’abandon. (Elle rit faiblement.) Cela est stupide à dire, Martha, mais il y a des soirs où je me sentirais presque des goûts de religion.

MARTHA. Vous n’êtes pas si vieille, ma mère, qu’il faille en venir là. Vous avez mieux à faire.

LA MÈRE. Tu sais bien que je plaisante. Mais quoi ! À la fin d’une vie, on peut bien se laisser aller. On ne peut pas toujours se raidir et se durcir comme tu le fais, Martha. Ce n’est pas de ton âge non plus. Et je connais bien des filles, nées la même année que toi, qui ne songent qu’à des folies.

MARTHA. Leurs folies ne sont rien auprès des nôtres, vous le savez.

LA MÈRE. Laissons cela.

MARTHA (lentement). On dirait qu’il est maintenant des mots qui vous brûlent la bouche.

LA MÈRE. Qu’est-ce que cela peut te faire, si je ne recule pas devant les actes ? Mais qu’importe ! Je voulais seulement dire que j’aimerais quelquefois te voir sourire.

MARTHA Cela m’arrive, je vous le jure.

LA MÈRE. Je ne t’ai jamais vue ainsi.

MARTHA. C’est que je souris dans ma chambre, aux heures où je suis seule.

LA MÈRE (la regardant attentivement). Quel dur visage est le tien, Martha !

MARTHA (sapprochant et avec calme). Ne l’aimez-vous donc pas ?

LA MÈRE (la regardant toujours, après un silence). Je crois que oui, pourtant.

MARTHA (avec agitation). Ah ! mère ! Quand nous aurons amassé beaucoup d’argent et que nous pourrons quitter ces terres sans horizon, quand nous laisserons derrière nous cette auberge et cette ville pluvieuse, et que nous oublierons ce pays d’ombre, le jour où nous serons enfin devant la mer dont j’ai tant rêvé, ce jour-là, vous me verrez sourire. Mais il faut beaucoup d’argent pour vivre libre devant la mer. C’est pour cela qu’il ne faut pas avoir peur des mots. C’est pour cela qu’il faut s’occuper de celui qui doit venir. S’il est suffisamment riche, ma liberté commencera peut-être avec lui. Vous a-t-il parlé longuement, mère ?

LA MÈRE. Non. Deux phrases en tout.

MARTHA. De quel air vous a-t-il demandé sa chambre ?

LA MÈRE. Je ne sais pas. Je vois mal et je l’ai mal regardé. Je sais, par expérience, qu’il vaut mieux ne pas les regarder. Il est plus facile de tuer ce qu’on ne connaît pas. (Un temps.) Réjouis-toi, je n’ai pas peur des mots maintenant.

MARTHA. C’est mieux ainsi. Je n’aime pas les allusions. Le crime est le crime, il faut savoir ce que l’on veut. Et il me semble que vous le saviez, tout à l’heure, puisque vous y avez pensé, en répondant au voyageur.

LA MÈRE. Je n’y ai pas pensé. J’ai répondu par habitude.

MARTHA. L’habitude ? Vous le savez, pourtant, les occasions ont été rares !

LA MÈRE. Sans doute. Mais l’habitude commence au second crime. Au premier, rien ne commence, c’est quelque chose qui finit. Et puis, si les occasions ont été rares, elles se sont étendues sur beaucoup d’années, et l’habitude s’est fortifiée du souvenir. Oui, c’est bien l’habitude qui m’a poussée à répondre, qui m’a avertie de ne pas regarder cet homme, et assurée qu’il avait le visage d’une victime.

MARTHA. Mère, il faudra le tuer.

LA MÈRE (plus bas). Sans doute, il faudra le tuer.

MARTHA. Vous dites cela d’une singulière façon.

LA MÈRE. Je suis lasse, en effet, et j’aimerais qu’au moins celui-là soit le dernier. Tuer est terriblement fatigant. Je me soucie peu de mourir devant la mer ou au centre de nos plaines, mais je voudrais bien qu’ensuite nous partions ensemble.

MARTHA. Nous partirons et ce sera une grande heure ! Redressez-vous, mère, il y a peu à faire. Vous savez bien qu’il ne s’agit même pas de tuer. Il boira son thé, il dormira, et tout vivant encore, nous le porterons à la rivière. On le retrouvera dans longtemps, collé contre un barrage, avec d’autres qui n’auront pas eu sa chance et qui se seront jetés dans l’eau, les yeux ouverts. Le jour où nous avons assisté au nettoyage du barrage, vous me le disiez, mère, ce sont les nôtres qui souffrent le moins, la vie est plus cruelle que nous. Redressez-vous, vous trouverez votre repos et nous fuirons enfin d’ici.

LA MÈRE. Oui, je vais me redresser. Quelquefois, en effet, je suis contente à l’idée que les nôtres n’ont jamais souffert. C’est à peine un crime, tout juste une intervention, un léger coup de pouce donné à des vies inconnues. Et il est vrai qu’apparemment la vie est plus cruelle que nous. C’est peut-être pour cela que j’ai du mal à me sentir coupable.

 

Entre le vieux domestique. Il va s’asseoir derrière le comptoir, sans un mot. Il ne bougera pas jusqu’à la fin de la scène.

 

MARTHA. Dans quelle chambre le mettrons-nous ?

LA MÈRE. N’importe laquelle, pourvu que ce soit au premier.

MARTHA. Oui, nous avons trop peiné, la dernière fois, dans les deux étages. (Elle sassied pour la première fois.) Mère, est-il vrai que, là-bas, le sable des plages fasse des brûlures aux pieds ?

LA MÈRE. Je n’y suis pas allée, tu le sais. Mais on m’a dit que le soleil dévorait tout.

MARTHA. J’ai lu dans un livre qu’il mangeait jusqu’aux âmes et qu’il faisait des corps resplendissants, mais vidés par l’intérieur.

LA MÈRE. Est-ce cela, Martha, qui te fait rêver.

MARTHA. Oui, j’en ai assez de porter toujours mon âme, j’ai hâte de trouver ce pays où le soleil tue les questions. Ma demeure n’est pas ici.

LA MÈRE. Auparavant, hélas ! nous avons beaucoup à faire. Si tout va bien, j’irai, bien sûr, avec toi. Mais moi, je n’aurai pas le sentiment d’aller vers ma demeure. À un certain âge, il n’est pas de demeure où le repos soit possible, et c’est déjà beaucoup si l’on a pu faire soi-même cette dérisoire maison de briques, meublée de souvenirs, où il arrive parfois que l’on s’endorme. Mais naturellement, ce serait quelque chose aussi, si je trouvais à la fois le sommeil et l’oubli.

 

Elle se lève et se dirige vers la porte.

 

Prépare tout, Martha. (Un temps.) Si vraiment cela en vaut la peine.

 

Martha la regarde sortir. Elle-même sort par une autre porte.

 

SCÈNE II

 

Le vieux domestique va à la fenêtre, aperçoit Jan et Maria, puis se dissimule. Le vieux reste en scène, seul, pendant quelques secondes. Entre Jan. Il s’arrête, regarde dans la salle, aperçoit le vieux, derrière la fenêtre.

 

JAN. Il n’y a personne ?

 

Le vieux le regarde, traverse la scène et s’en va.

 

SCÈNE III

 

Entre Maria. Jan se retourne brusquement vers elle.

 

JAN Tu m’as suivi.

MARIA. Pardonne-moi, je ne pouvais pas. Je partirai peut-être tout à l’heure. Mais laisse-moi voir l’endroit où je te laisse.

JAN. On peut venir et ce que je veux faire ne sera plus possible.

MARIA. Donnons-nous au moins cette chance que quelqu’un vienne et que je te fasse reconnaître malgré toi.

 

Il se détourne. Un temps.

 

MARIA (regardant autour delle). C’est ici ?

JAN. Oui, c’est ici. J’ai pris cette porte, il y a vingt ans. Ma soeur était une petite fille. Elle jouait dans ce coin. Ma mère n’est pas venue m’embrasser. Je croyais alors que cela m’était égal.

MARIA. Jan, je ne puis croire qu’elles ne t’aient pas reconnu tout à l’heure. Une mère reconnaît toujours son fils.

JAN. Il y a vingt ans qu’elle ne m’a vu. J’étais un adolescent, presque un jeune garçon. Ma mère a vieilli, sa vue a baissé. C’est à peine si moi-même je l’ai reconnue.

MARIA (avec impatience). Je sais, tu es entré, tu as dit : « Bonjour », tu t’es assis. Tu ne reconnaissais rien.

JAN. Ma mémoire n’était pas juste. Elles m’ont accueilli sans un mot. Elles m’ont servi la bière que je demandais. Elles me regardaient, elles ne me voyaient pas. Tout était plus difficile que je ne l’avais cru.

MARIA. Tu sais bien que ce n’était pas difficile et qu’il suffisait de parler. Dans ces cas-là, on dit : « C’est moi », et tout rentre dans l’ordre.

JAN. Oui, mais j’étais plein d’imaginations. Et moi qui attendais un peu le repas du prodigue, on m’a donné de la bière contre mon argent. J’étais ému, je n’ai pas pu parler.

MARIA Il aurait suffi d’un mot.

JAN. Je ne l’ai pas trouvé. Mais quoi, je ne suis pas si pressé. Je suis venu ici apporter ma fortune et, si je le puis, du bonheur. Quand j’ai appris la mort de mon père, j’ai compris que j’avais des responsabilités envers elles deux et, l’ayant compris, je fais ce qu’il faut. Mais je suppose que ce n’est pas si facile qu’on le dit de rentrer chez soi et qu’il faut un peu de temps pour faire un fils d’un étranger.

MARIA. Mais pourquoi n’avoir pas annoncé ton arrivée ? Il y a des cas où l’on est bien obligé de faire comme tout le monde. Quand on veut être reconnu, on se nomme, c’est l’évidence même. On finit par tout brouiller en prenant l’air de ce qu’on n’est pas. Comment ne serais-tu pas traité en étranger dans une maison où tu te présentes comme un étranger ? Non, non, tout cela n’est pas sain.

JAN. Allons, Maria, ce n’est pas si grave. Et puis quoi, cela sert mes projets. Je vais profiter de l’occasion, les voir un peu de l’extérieur. J’apercevrai mieux ce qui les rendra heureuses. Ensuite, j’inventerai les moyens de me faire reconnaître. Il suffit en somme de trouver ses mots.

MARIA. Il n’y a qu’un moyen. C’est de faire ce que ferait le pre- mier venu, de dire : « Me voilà », c’est de laisser parler son coeur.

JAN. Le cœur n’est pas si simple.

MARIA. Mais il n’use que de mots simples. Et ce n’était pas bien difficile de dire : « Je suis votre fils, voici ma femme. J’ai vécu avec elle dans un pays que nous aimions, devant la mer et le soleil. Mais je n’étais pas assez heureux et aujourd’hui j’ai besoin de vous. »

JAN. Ne sois pas injuste, Maria. Je n’ai pas besoin d’elles, mais j’ai compris qu’elles devaient avoir besoin de moi et qu’un homme n’était jamais seul.

 

Un temps. Maria se détourne.

 

MARIA. Peut-être as-tu raison, je te demande pardon. Mais je me méfie de tout depuis que je suis entrée dans ce pays où je cherche en vain un visage heureux. Cette Europe est si triste. Depuis que nous sommes arrivés, je ne t’ai plus entendu rire, et moi, je deviens soupçonneuse. Oh ! pourquoi m’avoir fait quitter mon pays ? Partons, Jan, nous ne trouverons pas le bonheur ici.

JAN. Ce n’est pas le bonheur que nous sommes venus chercher. Le bonheur, nous l’avons.

MARIA (avec véhémence). Pourquoi ne pas s’en contenter ?

JAN. Le bonheur n’est pas tout et les hommes ont leur devoir. Le mien est de retrouver ma mère, une patrie…

 

Maria a un geste. Jan l’arrête : on entend des pas. Le vieux passe devant la fenêtre.

 

JAN. On vient. Va-t’en, Maria, je t’en prie.

MARIA. Pas comme cela, ce n’est pas possible.

JAN (pendant que les pas se rapprochent). Mets-toi là. Il la pousse derrière la porte du fond.

 

SCÈNE IV

 

La porte du fond s’ouvre. Le vieux traverse la pièce sans voir Maria et sort par la porte du dehors.

 

JAN. Et maintenant, pars vite. Tu vois, la chance est avec moi.

MARIA. Je veux rester. Je me tairai et j’attendrai près de toi que tu sois reconnu.

JAN. Non, tu me trahirais.

 

Elle se détourne, puis revient vers lui et le regarde en face.

 

MARIA. Jan, il y a cinq ans que nous sommes mariés.

JAN. Il y aura bientôt cinq ans.

MARIA (baissant la tête). Cette nuit est la première où nous serons séparés. Il se tait, elle le regarde de nouveau. J’ai toujours tout aimé en toi, même ce que je ne comprenais pas et je vois bien qu’au fond, je ne te voudrais pas différent. Je ne suis pas une épouse bien contrariante. Mais ici, j’ai peur de ce lit désert où tu me renvoies et j’ai peur aussi que tu m’abandonnes.

JAN. Tu ne dois pas douter de mon amour.

MARIA. Oh ! je n’en doute pas. Mais il y a ton amour et il y a tes rêves, ou tes devoirs, c’est la même chose. Tu m’échappes si souvent. C’est alors comme si tu te reposais de moi. Mais moi, je ne peux pas me reposer de toi et c’est ce soir (elle se jette contre lui en pleurant), c’est ce soir que je ne pourrai pas supporter.

JAN (la serrant contre lui). Cela est puéril.

MARIA. Bien sûr, cela est puéril. Mais nous étions si heureux là-bas et ce n’est pas de ma faute si les soirs de ce pays me font peur. Je ne veux pas que tu m’y laisses seule.

JAN. Je ne te laisserai pas longtemps. Comprends donc, Maria, que j’ai une parole à tenir.

MARIA. Quelle parole ?

JAN. Celle que je me suis donnée le jour où j’ai com. pris que ma mère avait besoin de moi.

MARIA. Tu as une autre parole à tenir.

JAN. Laquelle ?

MARIA. Celle que tu m’as donnée le jour où tu as pro. mis de vivre avec moi.

JAN. Je crois bien que je pourrai tout concilier. Ce que je te demande est peu de chose. Ce n’est pas un caprice. Une soirée et une nuit où je vais essayer de m’orienter, de mieux connaître celles que j’aime et d’apprendre à les rendre heureuses.

MARIA (secouant la tête). La séparation est toujours quelque chose pour ceux qui s’aiment comme il faut.

JAN. Sauvage, tu sais bien que je t’aime comme il faut.

MARIA. Non, les hommes ne savent jamais comment il faut aimer. Rien ne les contente. Tout ce qu’ils savent, c’est rêver, imaginer de nouveaux devoirs, chercher de nouveaux pays et de nouvelles demeures. Tandis que nous, nous savons qu’il faut se dépêcher d’aimer, partager le même lit, se donner la main, craindre l’absence. Quand on aime, on ne rêve à rien.

JAN. Que vas-tu chercher là ? Il s’agit seulement de retrouver ma mère, de l’aider et la rendre heureuse. Quant à mes rêves ou mes devoirs, il faut les prendre comme ils sont. le ne serais rien en dehors d’eux ce tu m’aimerais moins si je ne les avais pas.

MARIA (lui tournant brusquement le dos). Je sais que tes raisons sont toujours bonnes et que tu peux me convaincre. Mais je ne t’écoute plus, je me bouche les oreilles quand tu prends la voix que je connais bien. C’est la voix de ta solitude, ce n’est pas celle de l’amour.

JAN (se plaçant derrière elle). Laissons cela, Maria. Je désire que tu me laisses seul ici afin d’y voir plus clair. Cela n’est pas si terrible et ce n’est pas une grande affaire que de coucher sous le même toit que sa mère. Dieu fera le reste. Mais Dieu sait aussi que je ne t’oublie pas dans tout cela. Seulement, on ne peut pas être heureux dans l’exil ou dans l’oubli. On ne peut pas toujours rester un étranger. Je veux retrouver mon pays, rendre heureux tous ceux que j’aime. Je ne vois pas plus loin.

MARIA. Tu pourrais faire tout cela en prenant un langage simple. Mais ta méthode n’est pas la bonne.

JAN. Elle est la bonne puisque, par elle, je saurai si, oui ou non, j’ai raison d’avoir ces rêves.

MARIA. Je souhaite que ce soit oui et que tu aies raison. Mais moi, je n’ai pas d’autre rêve que ce pays où nous étions heureux, pas d’autre devoir que toi.

JAN (la prenant contre lui). Laisse-moi aller. Je finirai par trouver les mots qui arrangeront tout.

MARIA (s’abandonnant). Oh ! continue de rêver. Qu’importe, si je garde ton amour ! D’habitude, je ne peux pas être malheureuse quand je suis contre toi. Je patiente, j’attends que tu te lasses de tes nuées — alors commence mon temps. Si je suis malheureuse aujourd’hui, c’est que je suis bien sûre de ton amour et certaine pourtant que tu vas me renvoyer. C’est pour cela que l’amour des hommes est un déchirement. Us ne peuvent se retenir de quitter ce qu’ils préfèrent.

JAN (la prend au visage et sourit). Cela est vrai, Maria. Mais quoi, regarde-moi, je ne suis pas si menacé. Je fais ce que je veux et j’ai le coeur en paix. Tu me confies pour une nuit à ma mère et à ma soeur, ce n’est pas si redoutable.

MARIA (se détachant de lui). Alors, adieu, et que mon amour te protège. Elle marche vers la porte où elle s’arrête et, lui montrant ses mains vides, Mais vois comme je suis démunie. Tu pars à la découverte et tu me laisses dans l’attente.

 

Elle hésite. Elle s’n va.

 

SCÈNE V

 

Jan s’assied. Entre le vieux domestique qui tient la porte ouverte pour laisser passer Martha, et sort ensuite.

 

JAN. Bonjour. Je viens pour la chambre.

MARTHA. Je sais. On la prépare. Il faut que je vous inscrive sur notre livre. (Elle va chercher son livre et revient).

JAN. Vous avez un domestique bizarre.

MARTHA. C’est la première fois qu’on nous reproche quelque chose à son sujet. Il fait toujours très exactement ce qu’il doit faire.

JAN. Oh ! ce n’est pas un reproche. Il ne ressemble pas à tout le monde, voilà tout. Est-il muet ?

MARTHA Ce n’est pas cela.

JAN Il parle donc ?

MARTHA. Le moins possible et seulement pour l’essentiel.

JAN. En tout cas, il n’a pas l’air d’entendre ce qu’on lui dit.

MARTHA. On ne peut pas dire qu’il n’entende pas. C’est seulement qu’il entend mal. Mais je dois vous demander votre nom et vos prénoms.

JAN. Hašek, Karl.

MARTHA. Karl, C’est tout ?

JAN. C’est tout.

MARTHA. Date et lieu de naissance ?

JAN. J’ai trente-huit ans.

MARTHA. Où êtes-vous né ?

JAN (il hésite). En Bohême.

MARTHA. Profession ?

JAN. Sans profession.

MARTHA. Il faut être très riche ou très pauvre pour vivre sans un métier.

JAN (il sourit). Je ne suis pas très pauvre et, pour bien des raisons, j’en suis content.

MARTHA (sur un autre ton). Vous êtes tchèque, naturellement ?

JAN. Naturellement.

MARTHA. Domicile habituel ?

JAN. La Bohême.

MARTHA. Vous en venez ?

JAN. Non, je viens d’Afrique. (Elle a l’air de ne pas comprendre.) De l’autre côté de la mer.

MARTHA. Je sais. (Un temps.) Vous y allez souvent ?

JAN. Assez souvent.

MARTHA (elle rêve un moment, mais reprend). Quelle est votre destination ?

JAN. Je ne sais pas. Cela dépendra de beaucoup de choses.

MARTHA Vous voulez vous fixer ici ?

JAN. Je ne sais pas. C’est selon ce que j’y trouverai.

MARTHA. Cela ne fait rien. Mais personne ne vous attend ?

JAN Non, personne, en principe.

MARTHA. Je suppose que vous avez une pièce d’identité ?

JAN Oui, je puis vous la montrer.

MARTHA. Ce n’est pas la peine. Il suffit que j’indique si c’est un passeport ou une carte d’identité.

JAN (hésitant). Un passeport. Le voilà. Voulez-vous le voir ?

 

Elle l’a pris dans ses mains, et va le lire, mais le vieux domestique paraît dans l’encadrement de la porte.

 

MARTHA. Non, je ne t’ai pas appelé. (Il sort. Martha rend à Jan le passeport, sans le lire, avec une sorte de distraction.) Quand vous allez là-bas, vous habitez près de la mer ?

JAN Oui.

 

Elle se lève, fait mine de ranger son cahier, puis se ravise et le tient ouvert devant elle.

 

MARTHA (avec une dureté soudaine). Ah, j’oubliais ! Vous avez de la famille ?

JAN. J’en avais. Mais il y a longtemps que je l’ai quittée.

MARTHA. Non, je veux dire : « Etes-vous marié ? »

JAN. Pourquoi me demandez-vous cela ? On ne m’a posé cette question dans aucun autre hôtel.

MARTHA. Elle figure dans le questionnaire que nous donne l’administration du canton.

JAN. C’est bizarre. Oui, je suis marié. D’ailleurs, vous avez dû voir mon alliance.

MARTHA. Je ne l’ai pas vue. Pouvez-vous me donner l’adresse de votre femme ?

JAN. Elle est restée dans son pays.

MARTHA. Ah ! parfait. (Elle ferme son livre.) Dois-je vous servir à boire, en attendant que votre chambre soit prête ?

JAN. Non, j’attendrai ici. J’espère que je ne vous gênerai pas.

MARTHA. Pourquoi me gêneriez-vous ? Cette salle est faite pour recevoir des clients.

JAN. Oui, mais un client tout seul est quelquefois plus gênant qu’une grande affluence.

MARTHA (qui range la pièce). Pourquoi ? Je suppose que vous n’aurez pas l’idée de me faire des contes. Je ne puis rien donner à ceux qui viennent ici chercher des plaisanteries. Il y a longtemps qu’on l’a compris dans le pays. Et vous verrez bientôt que vous avez choisi une auberge, tranquille. Il n’y vient presque personne.

JAN. Cela ne doit pas arranger vos affaires.

MARTHA. Nous y avons perdu quelques recettes, mais gagné notre tranquillité. Et la tranquillité ne se paye jamais assez cher. Au reste, un bon client vaut mieux qu’une pratique bruyante. Ce que nous recherchons, c’est justement le bon client.

JAN. Mais… (il hésite), quelquefois, la vie ne doit pas être gaie pour vous ? Ne vous sentez-vous pas très seules ?

MARTHA (lui faisant face brusquement). Écoutez, je vois qu’il me faut vous donner un avertissement. Le voici. En entrant ici, vous n’avez que les droits d’un client. En revanche, vous les recevez tous. Vous serez bien servi et je ne pense pas que vous aurez un jour a vous plaindre de notre accueil. Mais vous n’avez pas à vous soucier de notre solitude, comme vous ne devez pas vous inquiéter de nous gêner, d’être importun ou de ne l’être pas. Prenez toute la place d’un client, elle est à vous de droit. Mais n’en prenez pas plus.

JAN. Je vous demande pardon. Je voulais vous marquer ma sympathie, et mon intention n’était pas de vous fâcher. Il m’a semblé simplement que nous n’étions pas si étrangers que cela l’un à l’autre.

MARTHA. Je vois qu’il me faut vous répéter qu’il ne peut être question de me fâcher ou de ne pas me fâcher. Il me semble que vous vous obstinez à prendre un ton qui ne devrait pas être le vôtre, et j’essaie de vous le montrer. Je vous assure bien que je le fais sans me fâcher. N’est-ce pas notre avantage, à tous les deux, de garder nos distances ? Si vous continuiez à ne pas tenir le langage d’un client, cela est fort simple, nous refuserions de vous recevoir. Mais si, comme je le pense, vous voulez bien comprendre que deux femmes qui vous louent une chambre ne sont pas forcées de vous admettre, par surcroît, dans leur intimité, alors, tout ira bien.

JAN. Cela est évident. Je suis impardonnable de vous avoir laissé croire que je pouvais m’y tromper.

MARTHA. Il n’y a aucun mal à cela. Vous n’êtes pas le premier qui ait essayé de prendre ce ton. Mais j’ai toujours parlé assez clairement pour que la confusion devînt impossible.

JAN. Vous parlez clairement, en effet, et je reconnais que je n’ai plus rien à dire… pour le moment.

MARTHA. Pourquoi ? Rien ne vous empêche de prendre le langage des clients.

JAN. Quel est ce langage ?

MARTHA. La plupart nous parlaient de tout, de leurs voyages ou de politique, sauf de nous-mêmes. C’est ce que nous demandons. Il est même arrivé que certains nous aient parlé de leur propre vie et de ce qu’ils étaient. Cela était dans l’ordre. Après tout, parmi les devoirs pour lesquels nous sommes payées, entre celui d’écouter. Mais, bien entendu, le prix de pension ne peut pas comprendre l’obligation pour l’hôtelier de répondre aux questions. Ma mère le fait quelquefois par indifférence, moi, je m’y refuse par principe. Si vous avez bien compris cela, non seulement nous serons d’accord, mais vous vous apercevrez que vous avez encore beaucoup de choses à nous dire et vous découvrirez qu’il y a du plaisir, quelquefois, à être écouté quand on parle de soi-même.

JAN. Malheureusement, je ne saurai pas très bien parler de moi-même. Mais, après tout, cela n’est pas utile. Si je ne fais qu’un court séjour, vous n’aurez pas à me connaître. Et si je reste longtemps, vous aurez tout le loisir, sans que je parle, de savoir qui je suis.

MARTHA. J’espère seulement que vous ne me garderez pas une rancune inutile de ce que je viens de dire. J’ai toujours trouvé de l’avantage à montrer les choses telles qu’elles sont, et je ne pouvais vous laisser continuer sur un ton qui, pour finir, aurait gâté nos rapports. Ce que je dis est raisonnable. Puisque, avant ce jour, il n’y avait rien de commun entre nous, il n’y a vraiment aucune raison pour que, tout d’un coup, nous nous trouvions une intimité.

JAN. Je vous ai déjà pardonnée. Je sais, en effet, que l’intimité ne s’improvise pas. Il faut y mettre du temps. Si, mainte- nant, tout vous semble clair entre nous, il faut bien que je m’en réjouisse.

 

Entre la mère.

 

SCÈNE VI

 

LA MÈRE. Bonjour, Monsieur. Votre chambre est prête.

JAN. Je vous remercie beaucoup, Madame.

 

La mère s’assied.

 

LA MÈRE, à Martha. Tu as rempli la fiche ?

MARTHA Oui.

LA MÈRE. Est-ce que je puis voir ? Vous m’excuserez, Monsieur, mais la police est stricte. Ainsi, tenez, ma fille a omis de noter si vous êtes venu ici pour des raisons de santé, pour votre travail ou en voyage touristique.

JAN. Je suppose qu’il s’agit de tourisme.

LA MÈRE. À cause du cloître sans doute ? On dit beaucoup de bien de notre cloître.

JAN. On m’en a parlé, en effet. J’ai voulu aussi revoir cette région que j’ai connue autrefois, et dont j’avais gardé le meilleur souvenir.

MARTHA. Vous y avez habité ?

JAN. Non, mais, il y a très longtemps, j’ai eu l’occasion de passer par ici. Je ne l’ai pas oublié.

LA MÈRE. C’est pourtant un bien petit village que le nôtre.

JAN. C’est vrai. Mais je m’y plais beaucoup. Et, depuis que j’y suis, je me sens un peu chez moi.

LA MÈRE. Vous allez y rester longtemps ?

JAN. Je ne sais pas. Cela vous paraît bizarre, sans doute. Mais, vraiment, je ne sais pas. Pour rester dans un endroit, il faut avoir ses raisons — des amitiés, l’affection de quelques êtres. Sinon, il n’y a pas de motif de rester là plutôt qu’ailleurs. Et, comme il est difficile de savoir si l’on sera bien reçu, il est naturel que j’ignore encore ce que je ferai.

MARTHA. Cela ne veut pas dire grand-chose.

JAN. Oui, mais je ne sais pas mieux m’exprimer.

LA MÈRE. Allons, vous serez vite fatigué.

JAN. Non, j’ai un cœur fidèle, et je me fais vite des souvenirs, quand on m’en donne l’occasion.

MARTHA (avec impatience). Le cœur n’a rien à faire ici.

JAN (sans paraître avoir entendu, à la mère). Vous paraissez bien désabusée. Il y a donc si longtemps que vous habitez cet hôtel ?

LA MÈRE. Il y a des années et des années de cela. Tellement d’années que je n’en sais plus le commencement et que j’ai oublié ce que j’étais alors. Celle-ci est ma fille.

MARTHA. Mère, vous n’avez pas de raison de raconter ces choses.

LA MÈRE. C’est vrai, Martha.

JAN (très vite). Laissez donc. Je comprends si bien votre sentiment, Madame. C’est celui qu’on trouve au bout d’une vie de travail. Mais peut-être tout serait-il changé si vous aviez été aidée comme doit l’être toute femme et si vous aviez reçu l’appui d’un bras d’homme.

LA MÈRE. Oh ! je l’ai reçu dans le temps, mais il y avait trop à faire. Mon mari et moi y suffisions à peine. Nous n’avions même pas le temps de penser l’un à l’autre et, avant même qu’il fût mort, je crois que je l’avais oublié.

JAN. Oui, je comprends cela. Mais… (avec un temps d’hésitation) un fils qui vous aurait prêté son bras, vous ne l’auriez peut-être pas oublié ?

MARTHA. Mère, vous savez que nous avons beaucoup à faire.

LA MÈRE. Un fils ! Oh, je suis une trop vieille femme ! Les vieilles femmes désapprennent même d’aimer leur fils. Le coeur s’use, Monsieur.

JAN. Il est vrai. Mais je sais qu’il n’oublie jamais.

MARTHA (se plaçant entre eux et avec décision). Un fils qui entrerait ici trouverait ce que n’importe quel client est assuré d’y trouver : une indifférence bienveillante. Tous les hommes que nous avons reçus s’en sont accommodés. Ils ont pavé (?[2]) leur chambre et reçu une clé. Ils n’ont pas parlé de leur coeur. (Un temps.) Cela simplifiait notre travail.

LA MÈRE. Laisse cela.

JAN (réfléchissant). Et sont-ils restés longtemps ainsi ?

MARTHA. Quelques-uns très longtemps. Nous avons fait ce qu’il fallait pour qu’ils restent. D’autres, qui étaient moins riches, sont partis le lendemain. Nous n’avons rien fait pour eux.

JAN. J’ai beaucoup d’argent et je désire rester un peu dans cet hôtel, si vous m’y acceptez. J’ai oublié de vous dire que je pouvais payer d’avance.

LA MÈRE. Oh, ce n’est pas cela que nous demandons.

MARTHA. Si vous êtes riche, cela est bien. Mais ne parlez plus de votre cœur. Nous ne pouvons rien pour lui. J’ai failli vous demander de partir, tant votre ton me lassait. Prenez votre clé, assurez-vous de votre chambre. Mais sachez que vous êtes dans une maison sans ressources pour le cœur. Trop d’années grises ont passé sur ce petit village et sur nous. Elles ont peu à peu refroidi cette maison. Elles nous ont enlevé le goût de la sympathie. Je vous le dis encore, vous n’aurez rien ici qui ressemble à de l’intimité. Vous aurez ce que nous réservons toujours à nos rares voyageurs, et ce que nous leur réservons n’a rien à voir avec les passions du cœur. Prenez votre clé (elle la lui tend), et n’oubliez pas ceci : nous vous accueillons, par intérêt, tranquillement, et, si nous vous conservons, ce sera par intérêt, tranquillement.

 

Il prend la clé ; elle sort, il la regarde sortir.

 

LA MÈRE. N’y faites pas trop attention, Monsieur. Mais il est vrai qu’il y a des sujets qu’elle n’a jamais pu supporter. (Elle se lève et il veut l’aider.) Laissez, mon fils, je ne suis pas infirme. Voyez ces mains qui sont encore fortes. Elles pourraient maintenir les jambes d’un homme.

 

Un temps. Il regarde sa clé.

 

Ce sont mes paroles qui vous donnent à réfléchir ?

JAN. Non, pardonnez-moi, je vous ai à peine entendue. Mais pourquoi m’avez-vous appelé « mon fils » ?

LA MÈRE. Oh, je suis confuse ! Ce n’était pas par familiarité, croyez-le. C’était une manière de parler.

JAN. Je comprends. (Un temps.) Puis-je monter dans ma chambre ?

LA MÈRE. Allez, Monsieur. Le vieux domestique vous attend dans le couloir.

 

Il la regarde. Il veut parle.

 

Avez-vous besoin de quelque chose ?

JA,(hésitant). Non, Madame. Mais… je vous remercie de votre accueil.

 

SCÈNE VII

 

La mère est seule. Elle se rassied, pose ses mains sur la table, et les contemple.

 

LA MÈRE. Pourquoi lui avoir parlé de mes mains ? Si, pourtant, il les avait regardées, peut-être aurait-il compris ce que lui disait Martha. Il aurait compris, il serait parti. Mais il ne comprend pas. Mais il veut mourir. Et moi je voudrais seulement qu’il s’en aille pour que je puisse, encore ce soir, me coucher et dormir. Trop vieille ! Je suis trop vieille pour refermer à nouveau mes mains autour de ses chevilles et contenir le balan- cement de son corps, tout le long du chemin qui mène à la rivière. Je suis trop vieille pour ce dernier effort qui le jettera dans l’eau et qui me laissera les bras ballants, la respiration coupée et les muscles noués, sans force pour essuyer sur ma figure l’eau qui aura rejailli sous le poids du dormeur. Je suis trop vieille ! Allons, allons ! la victime est parfaite. Je dois lui donner le sommeil que je souhaitais pour ma propre nuit. Et c’est…

 

Entre brusquement Martha.

 

SCÈNE VIII

 

MARTHA. À quoi rêvez-vous encore ? Vous savez pourtant que nous avons beaucoup à faire.

LA MÈRE. Je pensais à cet homme. Ou plutôt, je pensais à moi.

MARTHA. Il vaut mieux penser à demain. Soyez positive.

LA MÈRE. C’est le mot de ton père, Martha, je le reconnais. Mais je voudrais être sûre que c’est la dernière fois que nous serons obligées d’être positives. Bizarre ! Lui disait cela pour chasser la peur du gendarme et toi, tu en uses seulement pour dissiper la petite envie d’honnêteté qui vient de me venir.

MARTHA. Ce que vous appelez une envie d’honnêteté, c’est seulement une envie de dormir. Suspendez votre fatigue jusqu’à demain et, ensuite, vous pourrez vous laisser aller.

LA MÈRE. Je sais que tu as raison. Mais avoue que ce voyageur ne ressemble pas aux autres.

MARTHA. Oui, il est trop distrait, il exagère l’allure de l’innocence. Que deviendrait le monde si les condamnés se mettaient à confier au bourreau leurs peines de cœur ? C’est un principe qui n’est pas bon. Et puis son indiscrétion m’irrite. Je veux en finir.

LA MÈRE. C’est cela qui n’est pas bon. Auparavant, nous n’apportions ni colère ni compassion à notre travail ; nous avions l’indifférence qu’il fallait. Aujourd’hui, moi, je suis fatiguée, et te voilà irritée. Faut-il donc s’entêter quand les choses se présentent mal et passer par-dessus tout pour un peu plus d’argent ?

MARTHA. Non, pas pour l’argent, mais pour l’oubli de ce pays et pour une maison devant la mer. Si vous êtes fatiguée de votre vie, moi, je suis lasse à mourir de cet horizon fermé, et je sens que je ne pourrai pas y vivre un mois de plus. Nous sommes toutes deux excédées de cette auberge, et vous, qui êtes vieille, voulez seulement fermer les yeux et oublier. Mais moi, qui me sens encore dans le cœur un peu des désirs de mes vingt ans, je veux faire en sorte de les quitter pour toujours, même si, pour cela, il faut entrer un peu plus avant dans la vie que nous voulons déserter. Et il faut bien que vous m’y aidiez, vous qui m’avez mise au monde dans un pays de nuages et non sur une terre de soleil !

LA MÈRE. Je ne sais pas, Martha, si, dans un sens, il ne vaudrait pas mieux, pour moi, être oubliée comme je l’ai été par ton frère, plutôt que de m’entendre parler sur ce ton.

MARTHA. Vous savez bien que je ne voulais pas vous peiner. (Un temps, et farouche.) Que ferais-je sans vous à mes côtés, que deviendrais-je loin de vous ? Moi, du moins, je ne saurais pas vous oublier et, si le poids de cette vie me fait quelquefois manquer au respect que je vous dois, je vous en demande pardon.

LA MÈRE. Tu es une bonne fille et j’imagine aussi qu’une vieille femme est parfois difficile à comprendre. Mais je veux profiter de ce moment pour te dire cela que, depuis tout à l’heure, j’essaie de te dire : pas ce soir…

MARTHA. Eh quoi ! nous attendrons demain ? Vous savez bien que nous n’avons jamais procédé ainsi, qu’il ne faut pas lui laisser le temps de voir du monde et qu’il faut agir pendant que nous l’avons sous la main.

LA MÈRE. Je ne sais pas. Mais pas ce soir. Laissons-lui cette nuit. Donnons-nous ce sursis. C’est par lui peut-être que nous nous sauverons.

MARTHA. Nous n’avons que faire d’être sauvées, ce langage est ridicule. Tout ce que vous pouvez espérer, c’est d’obtenir, en travaillant ce soir, le droit de vous endormir ensuite.

LA MÈRE. C’était cela que j’appelais être sauvée : dormir.

MARTHA. Alors, je vous le jure, ce salut est entre nos mains. Mère, nous devons nous décider. Ce sera ce soir ou ce ne sera pas.

 

Rideau.

 

Acte deuxième

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

La chambre. Le soir commence à entrer dans la pièce. Jan regarde par la fenêtre.

 

JAN. Maria a raison, cette heure est difficile. (Un temps.) Que fait-elle, que pense-t-elle dans sa chambre d’hôtel, le coeur fermé, les yeux secs, toute nouée au creux d’une chaise ? Les soirs de là-bas sont des promesses de bonheur. Mais ici, au contraire… (Il regarde la chambre.) Allons, cette inquiétude est sans raisons. Il faut savoir ce que l’on veut. C’est dans cette chambre que tout sera réglé.

 

On frappe brusquement. Entre Martha.

 

MARTHA. J’espère, Monsieur, que je ne vous dérange pas. Je voudrais changer vos serviettes et votre eau.

JAN. Je croyais que cela était fait.

MARTHA. Non, le vieux domestique a quelquefois des distractions.

JAN. Cela n’a pas d’importance. Mais j’ose à peine vous dire que vous ne me dérangez pas.

MARTHA. Pourquoi ?

JAN. Je ne suis pas sûr que cela soit dans nos conventions.

MARTHA. Vous voyez bien que vous ne pouvez pas répondre comme tout le monde.

JAN (il sourit). Il faut bien que je m’y habitue. Laissez-moi un peu de temps.

MARTHA (qui travaille). Vous partez bientôt. Vous n’aurez le temps de rien. (Il se détourne et regarde par la fenêtre. Elle l’examine. Il a toujours le dos tourné. Elle parle en travaillant.) Je regrette, Monsieur, que cette chambre ne soit pas aussi confortable que vous pourriez le désirer.

JAN. Elle est particulièrement propre, c’est le plus important. Vous l’avez d’ailleurs récemment transformée, n’est-ce pas ?

MARTHA. Oui. Comment le voyez-vous ?

JAN. À des détails.

MARTHA. En tout cas, bien des clients regrettent l’absence d’eau courante et l’on ne peut pas vraiment leur donner tort. Il y a longtemps aussi que nous voulions faire placer une ampoule électrique au-dessus du lit. Il est désagréable, pour ceux qui lisent au lit, d’être obligés de se lever pour tourner le commutateur.

JAN (il se retourne). En effet, je ne l’avais pas remarqué. Mais ce n’est pas un gros ennui.

MARTHA. Vous êtes très indulgent. Je me félicite que les nombreuses imperfections de notre auberge vous soient indifférentes. J’en connais d’autres qu’elles auraient suffi à chasser.

JAN. Malgré nos conventions, laissez-moi vous dire que vous êtes singulière. Il me semble, en effet, que ce n’est pas le rôle de l’hôtelier de mettre en valeur les défectuosités de son installation. On dirait, vraiment, que vous cherchez à me persuader de partir.

MARTHA. Ce n’est pas tout à fait ma pensée. (Prenant une décision.) Mais il est vrai que ma mère et moi hésitions beaucoup à vous recevoir.

JAN. J’ai pu remarquer au moins que vous ne faisiez pas beaucoup pour me retenir. Mais je ne comprends pas pourquoi. Vous ne devez pas douter que je suis solvable et je ne donne pas l’impression, j’imagine, d’un homme qui a quelque méfait à se reprocher.

MARTHA. Non, ce n’est pas cela. Vous n’avez rien du malfaiteur. Notre raison est ailleurs. Nous devons quitter cet hôtel, et depuis quelque temps, nous projetions chaque jour de fermer l’établissement pour commencer nos préparatifs. Cela nous était facile, il nous vient rarement des clients. Mais c’est avec vous que nous comprenons à quel point nous avions abandonné l’idée de reprendre notre ancien métier.

JAN. Avez-vous donc envie de me voir partir ?

MARTHA. Je vous l’ai dit, nous hésitons et, surtout, j’hésite. En fait, tout dépend de moi et je ne sais encore à quoi me décider.

JAN. Je ne veux pas vous être à charge, ne l’oubliez pas, et je ferai ce que vous voudrez. Je dois dire cependant que cela m’arrangerait de rester encore un ou deux jours. J’ai des affaires à mettre en ordre, avant de reprendre mes voyaes, et j’espérais trouver ici la tranquillité et la paix qu’il me fallait.

MARTHA. Je comprends votre désir, croyez-le bien, et, si vous le voulez, j’y penserai encore.

 

Un temps. Elle fait un pas indécis vers la porte.

 

Allez-vous donc retourner au pays d’où vous venez ?

JAN. Peut-être.

MARTHA. C’est un beau pays, n’est-ce pas ?

JAN (il regarde par la fenêtre). Oui, c’est un beau pays.

MARTHA. On dit que, dans ces régions, il y a des plages tout à fait désertes ?

JAN. C’est vrai. Rien n’y rappelle l’homme. Au petit matin, on trouve sur le sable les traces laissées par les pattes des oiseaux de mer. Ce sont les seuls signes de vie. Quant aux soirs…

 

Il s’arrête.

 

MARTHA, doucement. Quant aux soirs, Monsieur ?

JAN. Ils sont bouleversants. Oui, c’est un beau pays.

MARTHA, avec un nouvel accent. J’y ai souvent pensé. Des voyageurs m’en ont parlé, j’ai lu ce que j’ai pu. Souvent, comme aujourd’hui, au milieu de l’aigre printemps de ce pays, je pense à la mer et aux fleurs de là-bas. (Un temps, puis, sourdement.) Et ce, que j’imagine me rend aveugle à tout ce qui m’entoure.

 

Il la regarde avec attention, s’assied douce- ment devant elle.

 

JAN. Je comprends cela. Le printemps de là-bas vous prend à la gorge, les fleurs éclosent par milliers au-dessus des murs blancs. Si vous vous promeniez une heure sur les collines qui entourent ma ville, vous rapporteriez dans vos vêtements l’odeur de miel des roses jaunes.

 

Elle s’assied aussi.

 

MARTHA. Cela cet merveilleux. Ce que nous appelons le printemps, ici, c’est une rose et deux bourgeons qui viennent de pousser dans le jardin du cloître. (Avec mépris.) Cela suffit à remuer les hommes de mon pays. Mais leur cœur ressemble à cette rose avare. Un souffle plus puissant les fanerait, ils ont le printemps qu’ils méritent.

JAN. Vous n’êtes pas tout à fait juste. Car vous avez aussi l’automne.

MARTHA. Qu’est-ce que l’automne ?

JAN. Un deuxième printemps, où toutes les feuilles sont comme des fleurs. (Il la regarde avec insistance.) Peut-être en est-il ainsi des êtres que vous verriez fleurir, si seulement vous les aidiez de votre patience.

MARTHA. Je n’ai plus de patience en réserve pour cette Europe où l’automne a le visage de printemps et le printemps odeur de misère. Mais j’imagine avec délices cet autre pays où l’été écrase tout, où les pluies d’hiver noient les villes et où, enfin, les choses sont ce qu’elles sont.

 

Un silence. Il la regarde avec de plus en plus de curiosité. Elle s’en aperçoit et se lève brusquement.

 

MARTHA. Pourquoi me regardez-vous ainsi ?

JAN. Pardonnez-moi, mais puisque, en somme, nous venons de laisser nos conventions, je puis bien vous le dire : il me semble que, pour la première fois, vous venez de me tenir un langage humain.

MARTHA, avec violence. Vous vous trompez sans doute. Si même cela était, vous n’auriez pas de raison de vous en réjouir. Ce que j’ai d’humain n’est pas ce que j’ai de meilleur. Ce que j’ai d’humain, c’est ce que je désire, et pour obtenir ce que je désire, je crois que j’écraserais tout sur mon passage.

JAN, il sourit. Ce sont des violences que je peux comprendre. Je n’ai pas besoin de m’en effrayer puisque je ne suis pas un obstacle sur votre chemin. Rien ne me pousse à m’opposer à vos désirs.

MARTHA. Vous n’avez pas de raisons de vous y opposer, cela est sûr. Mais vous n’en avez pas non plus de vous y prêter et, dans certains cas, cela peut tout précipiter.

JAN. Qui vous dit que je n’ai pas de raisons de m’y prêter ?

MARTHA. Le bon sens, et le désir où je suis de vous tenir en dehors de mes projets.

JAN. Si je comprends bien, nous voilà revenus à nos conventions.

MARTHA. Oui, et nous avons eu tort de nous en écarter, vous le voyez bien. Je vous remercie seulement de m’avoir parlé des pays que vous connaissez et je m’excuse de vous avoir peut-être fait perdre votre temps. (Elle est déjà près de la porte.) Je dois dire cependant que, pour ma part, ce temps n’a pas été tout à fait perdu. Il a réveillé en moi des désirs qui, peut-être, s’endormaient. S’il est vrai que vous teniez à rester ici, vous avez, sans le savoir, gagné votre cause. J’étais venue presque décidée à vous demander de partir, mais, vous le voyez, vous en avez appelé à ce que j’ai d’humain, et je souhaite maintenant que vous restiez. Mon goût pour la mer et les pays du soleil finira par y gagner.

 

Il la regarde un moment en silence.

 

JAN (lentement). Votre langage est bien étrange. Mais je resterai, si je le puis, et si votre mère non plus n’y voit pas d’inconvénient.

MARTHA. Ma mère a des désirs moins forts que les miens, cela est naturel. Elle n’a donc pas les mêmes raisons que moi de souhaiter votre présence. Elle ne pense pas assez à la mer et aux plages sauvages pour admettre qu’il faille que vous restiez. C’est une raison qui ne vaut que pour moi. Mais, en même temps, elle n’a pas de motifs assez forts à m’opposer, et cela suffit à régler la question.

JAN. Si je comprends bien, l’une de vous m’admettra par intérêt et l’autre par indifférence ?

MARTHA. Que peut demander de plus un voyageur ?

 

Elle ouvre la porte.

 

JAN. Il faut donc m’en réjouir. Mais sans doute comprendrez-vous que tout ici me paraisse singulier, le langage et les êtres. Cette maison est vraiment étrange.

MARTHA. Peut-être est-ce seulement que vous vous y conduisez de façon étrange.

 

Elle sort.

 

SCÈNE II

 

JAN (regardant vers la porte). Peut-être, en effet… (Il va vers le lit et s’y assied.) Mais cette fille me donne seulement le désir de partir, de retrouver Maria et d’être encore heureux. Tout cela est stupide. Qu’est-ce que je fais ici ? Mais non, j’ai la charge de ma mère et de ma soeur. Je les ai oubliées trop longtemps. (Il se lève.) Oui, c’est dans cette chambre que tout sera réglé. Qu’elle est froide, cependant ! Je n’en reconnais rien, tout a été mis à neuf. Elle ressemble maintenant à toutes les chambres d’hôtel de ces villes étrangères où des hommes seuls arrivent chaque nuit. J’ai connu cela aussi. Il me semblait alors qu’il y avait une réponse à trouver. Peut-être la recevrai-je ici. (Il regarde au dehors.) Le ciel se couvre. Et voici maintenant ma vieille angoisse, là, au creux de mon corps, comme une mauvaise blessure que chaque mouvement irrite. Je connais son nom. Elle est peur de la solitude éternelle, crainte qu’il n’y ait pas de réponse. Et qui répondrait dans une chambre d’hôtel ?

 

Il s’est avancé vers la sonnette. Il hésite, puis il sonne. On n’entend rien. Un moment de silence, des pas, on frappe un coup. La porte s’ouvre. Dans l’encadrement, se tient le vieux domestique. Il reste immobile et silencieux.

 

Ce n’est rien. Excusez-moi. Je voulais savoir seulement si quelqu’un répondait, si la sonnerie fonctionnait.

 

Le vieux le regarde, puis ferme la porte. Les pas s’éloignent.

 

SCÈNE III

 

JAN. La sonnerie fonctionne, mais lui ne parle pas. Ce n’est pas une réponse. (Il regarde le ciel.) Que faire ?

 

On frappe deux coups. La sœur entre avec un plateau.

 

SCÈNE IV

 

JAN. Qu’est-ce que c’est ?

MARTHA. Le thé que vous avez demandé.

JAN. Je n’ai rien demandé.

MARTHA. Ah ? Le vieux aura mal entendu. Il comprend souvent à moitié. (Elle met le plateau sur la table. Jan fait un geste.) Dois-je le remporter ?

JAN. Non, non, je vous remercie au contraire.

 

Elle le regarde.Elle sort.

 

SCÈNE V

 

Il prend la tasse, la regarde, la pose à nouveau.

 

JAN. Un verre de bière, mais contre mon argent ; une tasse de thé, et par mégarde. (Il prend la tasse et la tient un moment en silence. Puis sourdement.) O mon Dieu ! donnez-moi de trouver mes mots ou faites que j’abandonne cette vaine entreprise pour retrouver l’amour de Maria. Donnez-moi alors la force de choisir ce que je préfère et de m’y te- nir. (Il rit.) Allons, faisons honneur au festin du prodigue !

 

Il boit. On frappe fortement à la porte.

 

Eh bien ?

 

La porte s’ouvre. Entre la mère.

 

SCÈNE VI

 

LA MÈRE. Pardonnez-moi, Monsieur, ma fille me dit qu’elle vous a donné du thé.

JAN. Vous voyez.

LA MÈRE. Vous l’avez bu ?

JAN. Oui, pourquoi ?

LA MÈRE. Excusez-moi, je vais enlever le plateau.

JAN (il sourit). Je regrette de vous avoir dérangée.

LA MÈRE. Ce n’est rien. En réalité, ce thé ne vous était pu destiné.

JAN. Ah ! c’est donc cela. Votre fille me l’a apporté, sans que je l’aie commandé.

LA MÈR, (avec une sorte de lassitude). Oui, c’est cela. Il eût mieux valu…

JAN (surpris). Je le regrette, croyez-le, mais votre fille a voulu me le laisser quand même et je n’ai pas cru…

LA MÈRE. Je le regrette aussi. Mais ne vous excusez pas. Il s’agit seulement d’une erreur.

 

Elle range le plateau et va sortir.

 

JAN. Madame !

LA MÈRE. Oui ?

JAN. Je viens de prendre une dérision : je crois que je partirai ce soir, après le dîner. Naturellement, je vous paierai la chambre.

 

Elle le regarde en silence.

 

Je comprends que vous paraissiez surprise. Mais ne croyez pas surtout que vous soyez responsable de quelque chose. Je ne me sens pour vous que des sentiments de sympathie, et même de grande sympathie. Mais pour être sincère, je ne suis pas à mon aise ici, je préfère ne pas prolonger mon séjour.

LA MÈRE (lentement). Cela ne fait rien, Monsieur. En principe, vous êtes tout à fait libre. Mais, d’ici le dîner, vous changerez peut-être d’avis. Quelquefois, on obéit à l’impression du moment et puis les choses s’arrangent et. L’on finit par s’habituer.

JAN. Je ne crois pas, Madame. Je ne voudrais cependant pas que vous vous imaginiez que je pars mécontent. Au contraire, je vous suis très reconnaissant de m’avoir accueilli comme vous l’avez fait. (Il hésite.) Il m’a semblé sentir chez vous une sorte de bienveillance à mon égard.

LA MÈRE. C’était tout à fait naturel, Monsieur. Je n’avais pas de raisons personnelles de vous marquer de l’hostilité.

JAN (avec une émotion contenue). Peut-être, en effet. Mais si je vous dis cela, c’est que je désire vous quitter en bons termes. Plus tard, peut-être, je reviendrai. J’en suis même sûr. Mais pour l’instant, j’ai le sentiment de m’être trompé et de n’avoir rien à faire ici. Pour tout vous dire, j’ai l’impression pénible que cette maison n’est pas la mienne.

 

Elle le regarde toujours.

 

LA MÈRE. Oui, bien sûr. Mais d’ordinaire, ce sont des choses qu’on sent tout de suite.

JAN. Vous avez raison. Voyez-vous, je suis un peu distrait. Et puis ce n’est jamais facile de revenir dans un pays que l’on a quitté depuis longtemps. Vous devez comprendre cela.

LA MÈRE. Je vous comprends, Monsieur, et j’aurais voulu que les choses s’arrangent pour vous. Mais je crois que, pour notre part, nous ne pouvons rien faire.

JAN. Oh ! cela est sûr et je ne vous reproche rien. Vous êtes seulement les premières personnes que je rencontre depuis mon retour et il est naturel que je sente d’abord avec vous les difficultés qui m’attendent. Bien entendu, tout vient de moi, je suis encore dépaysé.

LA MÈRE. Quand les choses s’arrangent mal, on ne peut rien y faire. Dans un certain sens, cela m’ennuie aussi que vous ayez décidé de partir. Mais je me dis qu’après tout, je n’ai pas de raisons d’y attacher de l’importance.

JAN. C’est beaucoup déjà que vous partagiez mon ennui et que vous fassiez l’effort de me comprendre. Je ne sais pas si je saurais bien vous exprimer à quel point ce que vous venez de dire me touche et me fait plaisir. (Il a un geste vers elle.) Voyez-vous…

LA MÈRE. C’est notre métier de nous rendre agréables à tous nos clients.

JAN (découragé). Vous avez raison. (Un temps.) En somme, je vous dois seulement des excuses et, si vous le jugez bon, un dédommagement.

 

Il passe sa main sur son front. Il semble plus fatigué. Il parle moins facilement.

 

Vous avez pu faire des préparatifs, engager des frais, et il est tout à fait naturel…

LA MÈRE. Nous n’avons certes pas de dédommagement à vous demander. Ce n’est pas pour nous que je regrettais votre incertitude, c’est pour vous.

JAN (il s’appuie à la table). Oh ! cela ne fait rien. L’essentiel est que nous soyons d’accord et que vous ne gardiez pas de moi un trop mauvais souvenir. Je n’oublierai pas votre maison, croyez-le bien, et j’espère que, le jour où j’y reviendrai, je serai dans de meilleures dispositions.

 

Elle marche sans un mot vers la porte.

 

JAN. Madame !

 

Elle se retourne. Il parle avec difficulté, mais finit plus aisément qu’l n’a commencé.

 

Je voudrais… (Il s’arrête.) Pardonnez-moi, mais mon voyage m’a fatigué. (Il s’assied sur le lit.) Je voudrais, du moins, vous remercier… Je tiens aussi à ce que vous le sachiez, ce n’est pas comme un hôte indifférent que je quitterai cette maison.

LA MÈRE. Je vous en prie, Monsieur.

 

Elle sort.

 

SCÈNE VII

 

Il la regarde sortir. Il fait un geste, mais donne, en même temps, des signes de fatigue. Il semble céder à la lassitude et saccoude à loreiller.

 

JAN. Je reviendrai demain avec Maria, et je dirai: « C’est moi. » Je les rendrai heureuses. Tout cela est évident. Maria avait raison. (Il soupire, s’étend à moitié.) Oh ! je n’aime pas ce soir où tout est si lointain. (Il est tout à fait couché, il dit des mots qu’on n’entend pas, d’une voix à peine per- ceptible.) Oui ou non ?

 

Il remue. Il dort. La scène est presque dans la nuit. Long silence. La porte s’ouvre. Entrent les deux femmes avec une lumière. Le vieux domestique les suit.

 

SCÈNE VIII

 

MARTHA (après avoir éclairé le corps, dune voix étouffée). Il dort.

LA MÈRE (de la même voix, mais qu’elle élève peu à peu). Non, Martha ! Je n’aime pas cette façon de me forcer la main. Tu me traînes à cet acte. Tu commences, pour m’obliger à finir. je n’aime pas cette façon de passer par-dessus mon hésitation.

MARTHA. C’est une façon de tout simplifier. Dans le trouble où vous étiez, c’était à moi de vous aider en agissant.

LA MÈRE. Je sais bien qu’il fallait que cela finisse. Il n’empêche. Je n’aime pas, cela.

MARTHA. Allons, pensez plutôt à demain et faisons vite.

 

Elle fouille le veston et en tire un portefeuilledont elle compte les billets. Elle vide toutes les poches du dormeur. Pendant cette opération, le passeport tombe et glisse derrière le lit. Le vieux domestique va le ramasser sans que les femmes le voient et se retire.

 

MARTHA. Voilà. Tout est prêt. Dans un instant, les eaux de la rivière seront pleines. Descendons. Nous viendrons le chercher quand nous entendrons l’eau couler par-dessus le barrage. Venez.

LA MÈRE (avec calme). Non, nous sommes bien ici. (Elle s’assied).

MARTHA. Mais… (Elle regarde sa mire puis, avec défi.) Ne croyez pas que cela m’effraie. Attendons ici.

LA MÈRE. Mais oui, attendons. Attendre est bon, attendre est reposant. Tout à l’heure, il faudra le porter tout le long du chemin, jusqu’à la rivière. Et d’avance j’en suis fatiguée, d’une fatigue tellement vieille que mon sang ne peut plus la digérer. (Elle oscille sur elle-même comme si elle dormait à moitié.) Pendant ce temps, lui ne se doute de rien. Il dort. Il en a terminé avec ce monde. Tout lui sera facile, désormais. Il passera seulement d’un sommeil peuplé d’images à un sommeil sans rêves. Et ce qui, pour tout le monde, est un affreux arrachement ne sera pour lui qu’un long dormir.

MARTHA (avec défi). Réjouissons-nous donc ! Je n’avais pas de raisons de le haïr, et je suis heureuse que la souffrance au moins lui soit épargnée. Mais… il nie semble que les eaux montent. (Elle écoute, puis sourit.) Mère, mère, tout sera fini, bientôt.

LA MÈRE (Même jeu). Oui, tout sera fini. Les eaux montent. Pendant ce temps, lui ne se doute de rien. Il dort. Il ne connaît plus la fatigue du travail à décider, du travail à terminer. Il dort, il n’a plus à se raidir, à se forcer, à exiger de lui-même ce qu’il ne peut pas faire. Il ne porte plus la croix de cette vie intérieure qui proscrit le repos, la distraction, la faiblesse… Il dort et ne pense plus, il n’a plus de devoirs ni de tâches, non, non, et moi, vieille et fatiguée, oh, je l’envie de dormir maintenant et de devoir mourir bientôt. (Silence.) Tu ne dis rien, Martha ?

MARTHA. Non. J’écoute. J’attends le bruit des eaux.

LA MÈRE. Dans un moment. Dans un moment seulement. Oui, encore un moment. Pendant ce temps, au moins, le bonheur est encore possible.

MARTHA. Le bonheur sera possible ensuite. Pas avant.

LA MÈRE. Savais-tu, Martha, qu’il voulait partir ce soir ?

MARTHA. Non, je ne le savais pas. Mais, le sachant, j’aurais agi de même. Je l’avais décidé.

LA MÈRE. Il me l’a dit tout à l’heure, et je ne savais que lui répondre.

MARTHA Vous l’avez donc vu ?

LA MÈRE. Je suis montée ici, pour l’empêcher de boire. Mais il était trop tard.

MARTHA. Oui, il était trop tard ! Et puisqu’il faut vous le dire, c’est lui qui m’y a décidée. J’hésitais. Mais il m’a parlé des pays que j’attends et, pour avoir su me toucher, il m’a donné des armes contre lui. C’est ainsi que l’innocence est récompensée.

LA MÈRE. Pourtant, Martha, il avait fini par comprendre. Il m’a dit qu’il sentait que cette maison n’était pas la sienne.

MARTHA (avec force et impatience). Et cette maison, en effet, n’est pas la sienne, mais c’est qu’elle n’est celle de personne. Et personne n’y trouvera jamais l’abandon ni la chaleur. S’il avait compris cela plus vite, il se serait épargné et nous aurait évité d’avoir à lui apprendre que cette chambre est faite pour qu’on y dorme et ce monde pour qu’on y meure. Assez maintenant, nous… (On entend au loin le bruit des eaux.) Écoutez, l’eau coule par-dessus le barrage. Venez, mère, et pour l’amour de ce Dieu que vous invoquez quelquefois, finissons-en.

 

La mère fait un pas vers le lit.

 

LA MÈRE. Allons ! Mais il me semble que cette aube n’arrivera jamais.

 

Rideau.

 

Acte troisième

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

La mère, Martha et le domestique sont en scène. Le vieux balaie et range. La sœur est derrière le comptoir, tirant ses cheveux en arrière. La mère traverse le plateau, se dirigeant vers la porte.

 

MARTHA. Vous voyez bien que cette aube est arrivée.

LA MÈRE. Oui. Demain, je trouverai que c’est une bonne chose que d’en avoir fini. Maintenant, je ne sens que ma fatigue.

MARTHA. Ce matin est, depuis des années, le premier où je respire. Il me semble que j’entends déjà la mer. Il y a en moi une joie qui va me faire crier.

LA MÈRE. Tant mieux, Martha, tant mieux. Mais je me sens maintenant si vieille que je ne peux rien partager avec toi. Demain, tout ira mieux.

MARTHA. Oui, tout ira mieux, je l’espère. Mais ne vous plaignez pas encore et laissez-moi être heureuse à loisir. Je redeviens la jeune fille que j’étais. De nouveau, mon corps brûle, j’ai envie de courir. Oh ! dites-moi seulement…

 

Elle s’arrête.

 

LA MÈRE. Qu’y a-t-il, Martha ? je ne te reconnais plus.

MARTHA. Mère… (Elle hésite, puis avec feu.) Suis-je encore belle ?

LA MÈRE. Tu l’es, ce matin. Le crime est beau.

MARTHA. Qu’importe maintenant le crime ! Je nais pour la seconde fois, je vais rejoindre la terre où je serai heureuse.

LA MÈRE. Bien. Je vais aller me reposer. Mais je suis contente de savoir que la vie va enfin commencer pour toi.

 

Le vieux domestique apparaît en haut de l’escalier, descend vers Martha, lui tend le passeport, puis sort sans rien dire. Martha ouvre le passeport et le lit, sans réaction.

 

LA MÈRE. Qu’est-ce que c’est ?

MARTHA (d’une voix calme). Son passeport. Lisez.

LA MÈRE. Tu sais bien que mes yeux sont fatigués.

MARTHA. Lisez ! Vous saurez son nom.

 

La mère prend le passeport, vient s’asseoir devant une table, étale le carnet et lit. Elle regarde longtemps les pages devant elle.

 

LA MÈRE (d’une voix neutre). Allons, je savais bien qu’un jour cela tournerait de cette façon et qu’alors il faudrait en finir.

MARTHA (elle vient se placer devant le comptoir). Mère !

LA MÈRE (de même). Laisse, Martha, j’ai bien assez vécu. J’ai vécu beaucoup plus longtemps que mon fils. Je ne l’ai pas reconnu et je l’ai tué. Je peux maintenant aller le rejoindre au fond de cette rivière où les herbes couvrent déjà son visage.

MARTHA. Mère ! vous n’allez pas me laisser seule ?

LA MÈRE. Tu m’as bien aidée, Martha, et je regrette de te quitter. Si cela peut encore avoir du sens, je dois témoigner qu’à ta manière tu as été une bonne fille. Tu m’as toujours rendu le respect que tu me devais. Mais maintenant, je suis lasse et mon vieux cœur, qui se croyait détourné de tout, vient de réapprendre la douleur. Je ne suis plus assez jeune pour m’en arranger. Et de toutes façons, quand une mère n’est plus capable de reconnaître son fils, c’est que son rôle sur la terre est fini.

MARTHA. Non, si le bonheur de sa fille est encore à construire. Je ne comprends pas ce que vous me dites. Je ne reconnais pas vos mots. Ne m’avez-vous pas appris à ne rien respecter ?

LA MÈRE (de la même voix indifférente). Oui, mais, moi, je viens d’apprendre que j’avais tort et que sur cette terre où rien n’est assuré, nous avons nos certitudes. (Avec amertume.) L’amour d’une mère pour son fils est aujourd’hui ma certitude.

MARTHA. N’êtes-vous donc pas certaine qu’une mère puisse aimer sa fille ?

LA MÈRE. Je ne voudrais pas te blesser maintenant, Martha, mais il est vrai que ce n’est pas la même chose. C’est moins fort. Comment pourrais-je me passer de l’amour de mon fils ?

MARTHA (avec éclat). Bel amour qui vous oublia vingt ans !

LA MÈRE. Oui, bel amour qui survit à vingt ans de silence. Mais qu’importe ! cet amour est assez beau pour moi, puisque je ne peux vivre en dehors de lui.

 

Elle se lève.

 

MARTHA. Il n’est pas possible que vous disiez cela sans l’ombre d’une révolte et sans une pensée pour votre fille.

LA MÈRE. Non, je n’ai de pensée pour rien et moins encore de révolte. C’est la punition, Martha, et je suppose qu’il est une heure où tous les meurtriers sont comme moi, vidés par l’intérieur, stériles, sans avenir possible. C’est pour cela qu’on les supprime, ils ne sont bons à rien.

MARTHA. Vous tenez un langage que je méprise et je ne puis vous entendre parler de crime et de punition.

LA MÈRE. Je dis ce qui me vient à la bouche, rien de plus. Ah ! j’ai perdu ma liberté, c’est l’enfer qui a commencé !

MARTHA (elle vient vers elle, et avec violence). Vous ne disiez pas cela auparavant. Et pendant toutes ces années, vous avez continué à vous tenir près de moi et à prendre d’une main ferme les jambes de ceux qui devaient mourir. Vous ne pensiez pas alors à la liberté et à l’enfer. Vous avez continué. Que peut changer votre fils à cela ?

LA MÈRE. J’ai continué, il est vrai. Mais par habitude, comme une morte. Il suffisait de la douleur pour tout transformer. C’est cela que mon fils est venu changer.

 

Martha fait un geste pour parler.

 

Je sais, Martha, cela n’est pas raisonnable. Que signifie la douleur pour une criminelle ? Mais aussi, tu le vois, ce n’est pas une vraie douleur de mère : je n’ai pas encore crié. Ce n’est rien d’autre que la souffrance de renaître à l’amour, et cependant elle me dépasse. Je sais aussi que cette souffrance non plus n’a pas de raison. (Avec un accent nouveau.) Mais ce inonde lui-même n’est pas raisonnable et je puis bien le dire, moi qui en ai tout goûté, depuis la création jusqu’à la destruction.

 

Elle se dirige avec décision vers la porte, mais Martha la devance et se place devant l’entrée.

 

MARTHA. Non, mère, vous ne me quitterez pas. N’oubliez pas que je suis celle qui est restée et que lui était parti, que vous m’avez eue près de vous toute une vie et que lui vous a laissée dans le silence. Cela doit se payer. Cela doit entrer dans le compte. Et c’est vers moi que vous devez revenir.

LA MÈRE (doucement). Il est vrai, Martha, mais lui, je l’ai tué !

 

Martha s’est détournée un peu, la tête en arrière, semblant regarder la porte.

 

MARTHA (après un silence, avec une passion croissante). Tout ce que la vie peut donner à un homme lui a été donné. Il a quitté ce pays. Il a connu d’autres espaces, la mer, des êtres libres. Moi, je suis restée ici. Je suis restée, petite et sombre, dans l’ennui, enfoncée au cœur du continent et j’ai grandi dans l’épaisseur des terres. Personne n’a embrassé ma bouche et même vous, n’avez vu mon corps sans vêtements. Mère, je vous le jure, cela doit se payer. Et sous le vain prétexte qu’un homme est mort, vous ne pouvez vous dérober au moment où j’allais recevoir ce qui m’est dû. Com. prenez donc que, pour un homme qui a vécu, la mort est une petite affaire. Nous pouvons oublier mon frère et votre fils. Ce qui lui est arrivé est sans importance : il n’avait plus rien à connaître. Mais moi, vous me frustrez de tout et vous m’ôtez ce dont il a joui. Faut-il donc qu’il m’enlève encore l’amour de ma mère et qu’il vous emmène pour toujours dans sa rivière glacée ? Elles se regardent en silence. La sœur baisse les yeux. Très bas. Je me contenterais de si peu. Mère, il y a des mots que je n’ai jamais su prononcer, mais il me semble qu’il y aurait de la douceur à recommencer notre vie de tous les jours.

 

La mère, s’est avancée vers elle.

 

LA MÈRE. Tu l’avais reconnu ?

MARTHA (relevant brusquement la tête). Non ! je ne l’avais pas reconnu. Je n’avais gardé de lui aucune image, cela est arrivé comme ce devait arriver. Vous l’avez dit vous-même, ce monde n’est pas raisonnable. Mais vous n’avez pas tout à fait tort de me poser cette question. Car si je l’avais reconnu, je sais maintenant que cela n’aurait rien changé.

LA MÈRE. Je veux croire que cela n’est pas vrai. Les pires meurtriers connaissent les heures où l’on désarme.

MARTHA. Je les connais aussi. Mais ce n’est pas devant un frère inconnu et indifférent que j’aurais baissé le front.

LA MÈRE. Devant qui donc alors ?

 

Martha baisse le front.

 

MARTHA. Devant vous.

 

Silence.

 

LA MÈRE (lentement). Trop tard, Martha. Je ne peux plus rien pour toi. (Elle se retourne vers sa fille.) Est-ce que tu pleures, Martha ? Non, tu ne saurais pas. Te souviens-tu du temps où je t’embrassais ?

MARTHA Non, mère.

LA MÈRE. Tu as raison. Il y a longtemps de cela et j’ai très vite oublié de te tendre les bras. Mais je n’ai pas cessé de t’aimer. (Elle écarte doucement Martha qui lui cède peu à peu le passage.) Je le sais maintenant puisque mon cœur parle ; je vis à nouveau, au moment où je ne puis plus supporter de vivre.

 

Le passage est libre.

 

MARTHA (mettant son visage dans ses mains). Mais qu’est-ce donc qui peut être plus fort que la détresse de votre fille ?

LA MÈRE. La fatigue peut-être, et la soif du repos.

 

Elle sort sans que sa fille s’y oppose.

 

SCÈNE II

 

Martha court vers la porte, la ferme brutalement, se colle contre elle. Elle éclate en cris sauvages.

 

MARTHA. Non ! je n’avais pas à veiller sur mon frère, et pourtant me voilà exilée dans mon propre pays ; ma mère elle-même m’a rejetée. Mais je n’avais pas à veiller sur mon frère, ceci est l’injustice qu’on fait à l’innocence. Le voilà qui a obtenu maintenant ce qu’il voulait, tandis que je reste solitaire, loin de la mer dont j’avais soif. Oh ! je le hais ! Toute ma vie s’est passée dans l’attente de cette vague qui m’emporterait et je sais qu’elle ne viendra plus ! Il me faut demeurer avec, à ma droite et à ma gauche, devant et derrière moi, une foule de peuples et de nations, de plaines et de montagnes, qui arrêtent le vent de la mer et dont les jacassements et les murmures étouffent son appel répété. (Plus bas.) D’autres ont plus de chance ! Il est des lieux pourtant éloignés de la mer où le vent du soir, parfois, apporte une odeur d’algue. Il y parle de plages humides, toutes sonores du cri des mouettes, ou de grèves dorées dans des soirs sans limites. Mais le vent s’épuise bien avant d’arriver ici ; plus jamais je n’aurai ce qui m’est dû. Quand même je collerais mon oreille contre terre, je n’entendrai pas le choc des vagues glacées ou la respiration mesurée de la mer heureuse. Je suis trop loin de ce que j’aime et ma distance est sans remède. Je le hais, je le hais pour avoir obtenu ce qu’il voulait ! Moi, j’ai pour patrie ce lieu clos et épais où le ciel est sans horizon, pour ma faim l’aigre prunier de ce pays et rien pour ma soif, sinon le sang que j’ai répandu. Voilà le prix qu’il faut payer pour la tendresse d’une mère ! Qu’elle meure donc, puisque je ne suis pas aimée ! Que les portes se referment autour de moi ! Qu’elle me laisse à ma juste colère ! Car, avant de mourir, je ne lèverai pas les yeux pour implorer le ciel. Là-bas, où l’on peut fuir, se délivrer, presser son corps contre un autre, rouler dans la vague, dans ce pays défendu par la mer, les dieux n’abordent pas. Mais ici, où le regard s’arrête de tous côtés, toute la terre est dessinée pour que le visage se lève et que le regard supplie. Oh ! je hais ce, monde où nous en sommes réduits à Dieu. Mais moi, qui souffre d’injustice, on ne m’a pas fait droit, je ne m’agenouillerai pas. Et privée de ma place sur cette terre, rejetée par ma mère, seule au milieu de mes crimes, je quitterai ce monde sans être réconciliée.

 

On frappe à la porte.

 

SCÈNE III

 

MARTHA. Qui est là ?

MARIA. Une voyageuse.

MARTHA. On ne reçoit plus de clients.

MARIA. Je viens rejoindre mon mari.

 

Elle entre.

 

MARTHA (la regardant). Qui est votre mari ?

MARIA. Il est arrivé ici hier et devait me rejoindre ce matin. Je suis étonnée qu’il ne l’ait pas fait.

MARTHA. Il avait dit que sa femme était à l’étranger.

MARIA. Il a ses raisons pour cela. Mais nous devions nous retrouver maintenant.

MARTHA (qui n’a pas cessé de la regarder). Cela vous sera difficile. Votre mari n’est plus ici.

MARIA. Que dites-vous là ? N’a-t-il pas pris une chambre chez vous ?

MARTHA. Il avait pris une chambre, mais il l’a quittée dans la nuit.

MARIA. Je ne puis le croire, je sais toutes les raisons qu’il a de rester dans cette maison. Mais votre ton m’inquiète. Dites-moi ce que vous avez à me dire.

MARTHA. Je n’ai rien à vous dire, sinon que votre mari n’est plus là.

MARIA. Il n’a pu partir sans moi, je ne vous comprends pas. Vous a-t-il quittées définitivement ou a-t-il dit qu’il reviendrait ?

MARTHA. Il nous a quittées définitivement.

MARIA. Écoutez. Depuis hier, je supporte, dans ce pays étranger, une attente qui a épuisé toute ma patience. Je suis venue, poussée par l’inquiétude, et je ne suis pas décidée à repartir sans avoir vu mon mari ou sans savoir où le retrouver.

MARTHA Ce n’est pas mon affaire.

MARIA. Vous vous trompez. C’est aussi votre affaire. Je ne sais pas si mon mari approuvera ce que je vais vous dire, mais je suis lasse de ces complications. L’homme qui est arrivé chez vous, hier matin, est le frère dont vous n’entendiez plus parler depuis des années.

MARTHA. Vous ne m’apprenez rien.

MARIA (avec éclat). Mais alors, qu’est-il donc arrivé ? Pourquoi votre frère n’est-il pas dans cette maison ? Ne l’avez-vous pas reconnu et, votre mère et vous, n’avez-vous pas été heureuses de ce retour ?

MARTHA. Votre mari n’est plus là parce qu’il est mort.

 

Maria a un sursaut et reste un moment silencieuse, regardant fixement Martha. Puis elle fait mine de s’approcher d’elle et sourit.

 

MARIA. Vous plaisantez, n’est-ce pas ? Jan m’a souvent dit que, petite fille, déjà, vous vous plaisiez à déconcerter. Nous sommes presque sœurs et…

MARTHA. Ne me touchez pas. Restez à votre place. Il n’y a rien de commun entre nous. (Un temps.) Votre mari est mort cette nuit, je vous assure que cela n’est pas une plaisanterie. Vous n’avez plus rien à faire ici.

MARIA. Mais vous êtes folle, folle à lier ! C’est trop soudain et je ne peux pas vous croire. Où est-il ? Faites que je le voie mort et alors seulement je croirai ce que je ne puis même pas imaginer.

MARTHA. C’est impossible. Là où il est, personne ne peut le voir.

 

Maria a un geste vers elle.

 

Ne me touchez pas et restez où vous êtes… Il est au fond de la rivière où ma mère et moi l’avons porté, cette nuit, après l’avoir endormi. Il n’a pas souffert, mais il n’empêche qu’il est mort, et c’est nous, sa mère et moi, qui l’avons tué.

MARIA (elle recule). Non, non… c’est moi qui suis folle et qui entends des mots qui n’ont encore jamais retenti sur cette terre. Je savais que rien de bon ne m’attendait ici, mais je ne suis pas prête à entrer dans cette démence. Je ne comprends pas, je ne vous comprends pas…

MARTHA. Mon rôle n’est pas de vous persuader, mais seulement de vous informer. Vous viendrez de vous-même à l’évidence.

MARIA (avec une sorte de distraction). Pourquoi, pourquoi avez-vous fait cela ?

MARTHA. Au nom de quoi me questionnez-vous ?

MARIA (dans un cri). Au nom de mon amour !

MARTHA. Qu’est-ce que ce mot veut dire ?

MARIA. Il veut dire tout ce qui, à présent, nie déchire et me mord, ce délire qui ouvre mes mains pour le meurtre. N’était cette incroyance entêtée qui me reste dans le cœur, vous apprendriez, folle, ce que ce mot veut dire, en sentant votre visage se déchirer sous mes ongles.

MARTHA. Vous parlez décidément un langage que je ne comprends pas. J’entends mal les mots d’amour, de joie ou de douleur.

MARIA (avec un grand effort). Écoutez, cessons ce jeu, si c’en est un. Ne nous égarons pas en paroles vaines. Dites-moi, bien clairement, ce que je veux savoir bien clairement, avant de m’abandonner.

MARTHA. Il est difficile d’être plus claire que je l’ai été. Nous avons tué votre mari cette nuit, pour lui prendre son argent, comme nous l’avions fait déjà pour quelques voyageurs avant lui.

MARIA. Sa mère et sa sœur étaient donc des criminelles ?

MARTHA. Oui.

MARIA. (toujours avec le même effort). Aviez-vous appris déjà qu’il était votre frère ?

MARTHA. Si vous voulez le savoir, il y a eu malentendu. Et pour peu que vous connaissiez le monde, vous ne vous en étonnerez pas.

MARIA (retournant vers la table, les poings contre la poitrine, d’une voix sourde). Oh ! mon Dieu, je savais que cette comédie ne pouvait être que sanglante, et que lui et moi serions punis de nous y prêter. Le malheur était dans ce ciel. (Elle s’arrête devant la table et parle sans regarder Martha.) Il voulait se faire reconnaître de vous, retrouver sa maison, vous apporter le bonheur, mais il ne savait pas trouver la parole qu’il fallait. Et pendant qu’il cherchait ses mots, on le tuait. (Elle se met à pleurer.) Et vous, comme deux insensées, aveugles devant le fils merveilleux qui vous revenait… car il était merveilleux, et vous ne savez pas quel cœur fier, quelle âme exigeante vous venez de tuer ! Il pouvait être votre orgueil, comme il a été le mien. Mais, hélas, vous étiez son ennemie, vous êtes son ennemie, vous qui pouvez parler froidement de ce qui devrait vous jeter dans la rue et vous tirer des cris de bête !

MARTHA. Ne jugez de rien, car vous ne savez pas tout. À l’heure qu’il est, ma mère a rejoint son fils. Le flot commence à les ronger. On les découvrira bientôt et ils se retrouveront dans la même terre. Mais je ne vois pas qu’il y ait encore là de quoi me tirer des cris. Je me fais une autre idée du coeur humain et, pour tout dire, vos larmes me répugnent.

MARIA (se retournant contre elle avec haine). Ce sont les larmes des joies perdues à jamais. Cela vaut mieux pour vous que cette douleur sèche qui va bientôt me venir et qui pourrait vous tuer sans un tremblement.

MARTHA. Il n’y a pas là de quoi m’émouvoir. Vraiment, ce serait peu de chose. Moi aussi, j’en ai assez vu et entendu, j’ai décidé de mourir à mon tour. Mais je ne veux pas me mêler à eux. Qu’ai-je à faire dans leur compagnie ? je les laisse à leur tendresse retrouvée, à leurs caresses obscures. Ni vous ni moi n’y avons plus de part, ils nous sont infidèles à jamais. Heureusement, il me reste ma chambre, il sera bon d’y mourir seule.

MARIA. Ah ! vous pouvez mourir, le monde peut crouler, j’ai perdu celui que j’aime. Il me faut maintenant vivre dans cet- te terrible solitude où la mémoire est un supplice.

 

Martha vient derrière elle et parle par-dessus sa tête.

 

MARTHA. N’exagérons rien. Vous avez perdu votre mari et j’ai perdu ma mère. Après tout, noue sommes quittes. Mais vous ne l’avez perdu qu’une fois, après en avoir joui pendant des années et sans qu’il vous ait rejetée. Moi, ma mère m’a rejetée. Maintenant elle est morte et je l’ai perdue deux fois.

MARIA. Il voulait vous apporter sa fortune, vous rendre heureuses toutes les deux. Et c’est à cela qu’il pensait, seul, dans sa chambre, au moment où vous prépariez sa mort.

MARTHA (avec un accent soudain désespéré). Je suis quitte aussi avec votre mari, car j’ai connu sa détresse. Je croyais comme lui avoir ma maison. J’imaginais que le crime était notre foyer et qu’il nous avait unies, ma mère et moi, pour toujours. Vers qui donc, dans le monde, aurais-je pu me tourner, sinon vers celle qui avait tué en même temps que moi ? Mais je me trompais. Le crime aussi est une solitude, même si on se met à mille pour l’accomplir. Et il est juste que je meure seule, après avoir vécu et tué seule.

 

Maria se tourne vers elle dans les larmes.

 

(reculant et reprenant sa voix dure) Ne me touchez pas, je vous l’ai déjà dit. À la pensée qu’une main humaine puisse m’imposer sa chaleur avant de mourir, à la pensée que n’importe quoi qui ressemble à la hideuse tendresse des hommes puisse me poursuivre encore, je sens toutes les fureurs du sang remonter à mes tempes. Elles se font face, très près l’une de l’autre.

MARIA. Ne craignez rien. Je vous laisserai mourir comme vous le désirez. Je suis aveugle, je ne vous vois plus ! Et ni votre mère, ni vous, ne serez jamais que des visages fugitifs, rencontrés et perdus au cours d’une tragédie qui n’en finira pas. Je ne sens pour vous ni haine ni compassion. Je ne peux plus aimer ni détester personne. (Elle cache soudain son visage dans ses mains.) En vérité, j’ai à peine eu le temps de souffrir ou de me révolter. Le malheur était plus grand que moi.

 

Martha, qui s’est détournée et a fait quelques pas vers la porte, revient vers Maria.

 

MARTHA. Mais pas encore assez grand puisqu’il vous a laissé des larmes. Et avant de vous quitter pour toujours, je vois qu’il me reste quelque chose à faire. Il me reste à vous désespérer.

MARIA (la regardant avec effroi). Oh ! laissez-moi, allez-vous-en et laissez-moi.

MARTHA. Je vais vous laisser, en effet, et pour moi aussi ce sera un soulagement, je supporte mal votre amour et vos pleurs. Mais je ne puis mourir en vous laissant l’idée que vous avez raison, que l’amour n’est pas vain, et que ceci est un accident. Car c’est maintenant que nous sommes dans l’ordre. Il faut vous en Persuader.

MARIA Quel ordre ?

MARTHA. Celui où personne n’est jamais reconnu.

MARIA (égarée). Que m’importe, je vous entends à peine. Mon cœur est déchiré. Il n’a de curiosité que pour celui que vous avez tué.

MARTHA (avec violence). Taisez-vous ! Je ne veux plus entendre parler de lui, je le déteste. Il ne vous est plus rien. Il est entré dans la maison amère où l’on est exilé pour toujours. L’imbécile ! il a ce qu’il voulait, il a retrouvé celle qu’il cherchait. Nous voilà tous dans l’ordre. Comprenez que ni pour lui ni pour nous, ni dans la vie ni dans la mort, il n’est de patrie ni de paix. (Avec un rire méprisant.) Car on ne peut appeler patrie, n’est-ce pas, cette terre épaisse, privée de lumière, où l’on s’en va nourrir des animaux aveugles.

MARIA (dans les larmes). Oh ! mon Dieu, je ne peux pas, je ne peux pas supporter ce langage. Lui non plus ne l’aurait pas supporté. C’est pour une autre patrie qu’il s’était mis en marche.

MARTHA (qui a atteint la porte, se retournant brusquement). Cette folie a reçu son salaire. Vous recevrez bientôt le vôtre. (Avec le même rire.) Nous sommes volés, je vous le dis. A quoi bon ce grand appel de l’être, cette alerte des âmes ? Pourquoi crier vers la mer ou vers l’amour ? Cela est dérisoire. Votre mari connaît maintenant la réponse, cette maison épouvantable où nous serons enfin serrés les uns contre les autres. (Avec haine.) Vous la connaîtrez aussi, et si vous le pouviez alors, vous vous souviendriez avec délices de ce jour où pourtant vous vous croyiez entrée dans le plus déchirant des exils. Comprenez que votre douleur ne s’égalera jamais à l’injustice qu’on fait à l’homme et pour finir, écoutez mon conseil. Je vous dois bien un conseil, n’est-ce pas, puisque je vous ai tué votre mari ! Priez votre Dieu qu’il vous fasse semblable à la pierre. C’est le bonheur qu’il prend pour lui, c’est le seul vrai bonheur. Faites comme lui, rendez. vous sourde à tous les cris, rejoignez la pierre pendant qu’il en est temps. Mais si vous vous sentez trop lâche pour entrer dans cette paix muette, alors venez nous rejoindre dans notre maison commune. Adieu, ma sœur ! Tout est facile, vous le voyez. Vous avez à choisir entre le bonheur stupide des cailloux et le lit gluant où nous vous attendons.

 

Elle sort et Maria, qui a écouté avec égarement, oscille sur elle-même, les mains en avant.

 

MARIA (dans un cri). Oh ! mon Dieu ! je ne puis vivre dans ce désert ! C’est à vous que je parlerai et je saurai trouver mes mots. (Elle tombe à genoux.) Oui, c’est à vous que je m’en remets. Ayez pitié de moi, tournez-vous vers moi ! Entendez-moi, donnez-moi votre main ! Ayez pitié, Seigneur, de ceux qui s’aiment et qui sont séparés !

 

La porte s’ouvre et le vieux domestique paraît.

 

SCÈNE IV

 

LE VIEUX (d’une voix nette et ferme). Vous m’avez appelé ?

MARIA (se tournant vers lui). Oh ! je ne sais pas ! Mais aidez-moi, car j’ai besoin qu’on m’aide. Ayez pitié et consentez a m’aider !

LE VIEUX (de la même voix). Non.

 

Rideau.

 

1943

 

Fin du texte



[1] LE MALENTENDU a été représenté pour la première fois en 1944, au Théâtre des Mathurins, dans une mise en scène de Marcel Herrand, et avec la distribution suivante :

Martha    Maria Casarès. Maria    Hélène Vercors.

LA MÈRE.

     Marie Kalff.

Jan  Marcel Herrand.

Le vieux domestique     Paul Oettly.

[2] Îïëà÷èâàëè — paiyé???