ANTIGONE, fille d’Œdipe
CREON, roi de Thebes
HEMON, fils de creon
ISMENE, fille d’Œdipe
LE CHOEUR
LA NOURRICE
LE MESSAGER
LE GARDE
LES GARDES
LE PROLOGUE
Un décor neutre. Trois portes semblables. Au lever du rideau, tous
les personnages sont en scène. Ils bavardent, tricotent, jouent aux cartes.
Le Prologue se détache et s’avance.
LE PROLOGUE. Voilà.
Ces personnages vont vous jouer l’histoire d’Antigone. Antigone, c’est la petite
maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant
elle. Elle pense. Elle pense quelle va être Antigone tout à l’heure,
qu’elle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermée
que personne ne prenait au sérieux dans la famille et se dresser seule en
face du monde, seule en face de Créon, son oncle, qui est le roi.
Elle pense quelle va mourir, quelle est jeune et quelle
aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n’y a rien à faire. Elle
s’appelle Antigone et il va falloir quelle joue son rôle jusqu’au bout… Et,
depuis que ce rideau s’est levé, elle sent quelle s’éloigne à
une vitesse vertigineuse de sa sœur Ismène, qui bavarde et rit avec
un jeune h
Le jeune h
Cet h
Quelquefois, le soir, il est fatigué, et il se
demande s’il n’est pas vain de conduire les h
La vieille dame qui tricote, à côté
de la nourrice qui a élevé les deux petites, c’est Eurydice, la femme
de Créon. Elle tricotera pendant toute la tragédie jusqu’à
ce que son tour vienne de se lever et de mourir. Elle est bonne, digne, aimante.
Elle ne lui est d’aucun secours. Créon est seul. Seul avec son petit page
qui est trop petit et qui ne peut rien non plus pour lui.
Ce garçon pâle, là-bas, au fond,
qui rêve adossé au mur, solitaire, c’est le Messager. C’est lui
qui viendra annoncer la mort d’Hémon tout à l'heure. C’est pour cela
qu’il na pas envie de bavarder ni de se mêler aux autres. Il sait déjà…
Enfin les trois h
Et maintenant que vous les connaissez tous, ils vont
pouvoir vous jouer leur histoire. Elle c
Pendant que le Prologue parlait, les personnages sont sortis un à
un. Le Prologue disparaît aussi. léclairage s’est modifié sur
la scène. C’est maintenant une aube grise et livide dans
une maison qui dort.
Antigone entrouvre la porte et rentre de l’extérieur sur la pointe
de ses pieds nus, ses souliers à la main. Elle reste un instant immobile
à écouter.
La nourrice surgit.
LA NOURRICE. D’où
viens-tu?
ANTIGONE. De me pr
Elle va passer.
LA NOURRICE. Je me lève
quand il fait encore noir, je vais à ta chambre pour voir si tu ne tes pas
découverte en dormant et je ne te trouve plus dans ton lit!
ANTIGONE. Le jardin dormait encore. Je l’ai surpris, nourrice.
Je l’ai vu sans qu’il sen doute. C’est beau, un jardin qui ne pense pas encore aux
h
LA NOURRICE. Tu es sortie.
J’ai été à la porte du fond, tu lavais laissée entrebâillée.
ANTIGONE. Dans les champs, c’était tout mouillé,
et cela attendait. Tout attendait. Je faisais un bruit énorme toute seule
sur la route et j’étais gênée, parce que je savais bien que
ce n’était pas moi qu’on attendait. Alors, j’ai enlevé mes sandales
et je me suis glissée dans la campagne sans quelle sen aperçoive.
LA NOURRICE. Il va falloir
te laver les pieds avant de te remettre au lit.
ANTIGONE. Je ne me recoucherai pas ce matin.
LA NOURRICE. A quatre heures!
Il n’était pas quatre heures! Je me lève pour voir si elle n’était
pas découverte. Je trouve son lit froid et personne dedans.
ANTIGONE. Tu crois que si on se levait c
LA NOURRICE. La nuit! C’était
la nuit! Et tu veux me faire croire que tu as été te pr
ANTIGONE (a un étrange sourire). C’est vrai, c’était encore la nuit.
Et il n’y avait que moi dans toute la campagne à penser que c’était
le matin. C’est merveilleux, nourrice. J’ai cru au jour la première, aujourd’hui.
LA NOURRICE. Fais la folle!
Fais la folle! Je la connais, la chanson. J’ai été fille avant toi.
Et pas c
ANTIGONE (soudain grave). Non. Pas mauvaise.
LA NOURRICE. Tu avais un rendez-vous,
hein? Dis non, peut-être.
ANTIGONE (doucement) Oui. J’avais un rendez-vous.
LA NOURRICE. Tu as un amoureux?
ANTIGONE (étrangement, après
un silence). Oui, nourrice, oui, le pauvre. J’ai un amoureux.
LA NOURRICE (éclate). Ah! C’est du joli! c’est du propre! Toi, la fille d’un
roi! Donnez-vous du mal; donnez-vous du mal pour les élever! Elles sont toutes
les mêmes! Tu n’étais pourtant pas c
ANTIGONE (a encore un sourire imperceptible). Oui, nourrice.
LA NOURRICE. Et elle dit oui!
Miséricorde! Je l’ai eue toute gamine; j’ai pr
ANTIGONE (soudain un peu lasse). Oui, nourrice, mon oncle Créon saura. Laisse-moi,
maintenant.
LA NOURRICE. Et tu verras ce
qu’il dira quand il apprendra que tu te lèves la nuit. Et Hémon? Et
ton fiancé? Car elle est fiancée! Elle est fiancée et à
quatre heures du matin elle quitte son lit pour aller courir avec un autre. Et ça
vous répond qu’on la laisse, ça voudrait qu’on ne dise rien. Tu sais
ce que je devrais faire? Te battre c
ANTIGONE. Nounou, tu ne
devrais pas trop crier. Tu ne devrais pas être trop méchante ce matin.
LA NOURRICE. Pas crier! Je
ne dois pas crier par dessus le marché! Moi qui avais pr
ANTIGONE. Non, nourrice.
Ne pleure plus. Tu pourras regarder maman bien en face, quand tu iras la retrouver.
Et elle te dira: « Bonjour, nounou, merci pour la petite Antigone. Tu as bien pris
soin d’elle. » Elle sait pourquoi je suis sorti ce matin.
LA NOURRICE. Tu n’as pas d’amoureux?
ANTIGONE. Non, nounou.
LA NOURRICE. Tu te moques de
moi, alors? Tu vois, je suis trop vieille. Tu étais ma préférée,
malgré ton sale caractère. Ta sœur était plus douce, mais
je croyais que c’était toi qui m'aimais. Si tu m’aimais, tu m’aurais dit
la vérité. Pourquoi ton lit était-il froid quand je suis venu
te border?
ANTIGONE. Ne pleure plus,
s’il te plaît, nounou. (Elle l'embrasse) Allons,
ma vieille bonne p
Entre Ismène.
ISMENE. Tu es déjà levée? Je viens
de ta chambre.
ANTIGONE. Oui, je suis déjà
levée.
LA NOURRICE. Toutes les deux
alors!… Toutes les deux vous allez devenir folles et vous lever avant les servantes?
Vous croyez que c’est bon d’être debout le matin à jeun, que c’est
convenable pour des princesses? Vous nêtes seulement pas couvertes. Vous allez
voir que vous allez encore me prendre mal.
ANTIGONE. Laisse-nous, nourrice.
Il ne fait pas froid, je tassure; C’est déjà lété. Va
nous faire du café. (Elle s’est assise, soudain
fatiguée) Je voudrais bien un peu de café, s’il
te plaît, nounou. Cela me ferait du bien.
LA NOURRICE. Ma col
Elle sort vite.
ISMENE. Tu es malade?
ANTIGONE. Ce n’est rien.
Un peu de fatigue. (Elle sourit) C’est parce
que je me suis levée tôt.
ISMENE. Moi non plus, je n’ai pas dormi.
ANTIGONE (sourit encore). Il faut que tu dormes. Tu serais moins belle demain.
ISMENE. Ne te moque pas.
ANTIGONE. Je ne me moque
pas. Cela me rassure ce matin, que tu sois belle. Quand J’étais
petite, J’étais
si malheureuse, tu te souviens? Je te barbouillais de terre, je te mettais des vers
dans le cou. Une fois, je tai attachée à un arbre et je t’ai coupé
tes cheveux, tes beaux cheveux… (Elle caresse les cheveux
d’Ismène) C
ISMÈNE (soudain). Pourquoi
parles-tu d’autre chose?
ANTIGONE. (doucement, sans cesser
de lui caresser les cheveu). Je ne parle pas d’autre chose…
ISMENE. Tu sais, j’ai bien pensé, Antigone.
ANTIGONE. Oui.
ISMENE. J’ai bien pensé
toute la nuit. Tu es folle.
ANTIGONE. Oui.
ISMENE. Nous ne pouvons pas.
ANTIGONE (après un silence,
de sa petite voix). Pourquoi?
ISMENE. Il nous ferait mourir.
ANTIGONE. Bien sûr.
A chacun son rôle. Lui, il doit nous faire mourir, et nous, nous devons aller
enterrer notre frère. C’est c
ISMENE. Je ne veux pas mourir.
ANTIGONE (doucement). Moi aussi j’aurais bien voulu ne pas mourir.
ISMENE. Ecoute, j’ai bien réfléchi toute
la nuit. Je suis laînée. Je réfléchis plus que toi. Toi,
c’est ce qui te passe par la tête tout de suite, et tant pis si c’est une
bêtise. Moi, je suis plus pondérée. Je réfléchis.
ANTIGONE. Il y a des fois
où il ne faut pas trop réfléchir.
ISMENE. Si, Antigone. D’abord c’est horrible,
bien sûr, et j’ai pitié moi aussi de mon frère, mais je c
ANTIGONE. Moi je ne veux
pas c
ISMENE. Il est le roi, il faut qu’il donne l’exemple.
ANTIGONE. Moi, je ne suis
pas le roi. Il ne faut pas que je donne l’exemple, moi… Ce qui lui passe par la
tête, la petite Antigone, la sale bête, lentêtée, la mauvaise,
et puis on la met dans un coin ou dans un trou. Et c’est bien fait pour elle. Elle
navait qu’à ne pas désobéir.
ISMENE. Allez! Allez!… Tes sourcis joints, ton regard
droit devant toi et te voilà lancée sans écouter personne.
Ecoute-moi, j’ai raison plus souvent que toi.
ANTIGONE. Je ne veux pas
avoir raison.
ISMENE. Essaie de c
ANTIGONE. C
ISMENE. Il est plus fort que nous, Antigone. Il est le
roi.Et ils pensent tous c
ANTIGONE. Je ne t’écoute
pas.
ISMENE. Ils nous hueront. Ils nous prendront avec leurs
mille bars, leurs mille visages et leur unique regard. Ils nous cracheront à
la figure. Et il faudra avancer dans leur haine sur la charrette avec leur odeur
et leurs rires jusqu’au supplice. Et là, il y aura les gardes avec leurs
têtes d’imbéciles, congestionnés sur leurs cols raides, leurs
grosses mains lavées, leur regard de boeuf qu’on sent qu’on pourra toujours
crier, essayer de leur faire c
ANTIGONE. C
ISMENE. Toute la nuit. Pas toi?
ANTIGONE. Si, bien sûr.
ISMÈNE. Moi, tu sais,
je ne suis pas très courageuse.
ANTIGONE (doucement). Moi non plus. Mais quest-ce que cela fait?
Il y a un silence. Ismène demande soudain:
ISMENE. Tu n’as donc pas envie de vivre, toi?
ANTIGONE (murmure). Pas envie de vivre… (Et plus doucement encore,
si c’est possible.) Qui se levait la première, le matin, rien que
pour sentir l’air froid sur sa peau nue? Qui se couchait la dernière, seulement
quand elle n’en pouvait plus de fatigue, pour vivre encore un peu plus la nuit?
Qui pleurait déjà toute petite, en pensant qu’il y avait tant de petites
bêtes, tant de brins dherbe dans le près et qu’on ne pouvait pas tous
les prendre?
ISMÈNE (a un élan soudain
vers elle). Ma petite sœur…
ANTIGONE (se redresse et crie). Ah, non! Laisse-moi! Ne me caresse pas! Ne nous mettons
pas à pleurnicher ensemble, maintenant. Tu as bien réfléchi,
tu dis? Tu penses que toute la ville hurlante contre toi, tu penses que la douleur
et la peur de mourir c’est assez?
ISMÈNE (baisse la tête). Oui
ANTIGONE. Sers-toi de ces
prétextes.
ISMÈNE (se jette contre elle). Antigone! Je ten supplie! C’est bon pour les h
ANTIGONE (les dents serrées). Une fille, oui. Ai-je assez pleuré d’être
une fille!
ISMENE. Ton bonheur est là devant toi et tu n’as
qu’à le prendre. Tu es fiancée, tu es jeune, tu es belle…
ANTIGONE (sourdement). Non, je ne suis pas belle.
ISMENE. Pas belle c
ANTIGONE (a un imperceptible sourire). Des voyous, des petites filles…
ISMÈNE (après un temps). Et Hémon, Antigone?
ANTIGONE (fermée). Je parlerai tout à l’heure à Hémon:
Hémon sera tout à l’heure une affaire réglée.
ISMENE. Tu es folle.
ANTIGONE (sourit). Tu m’as toujours dit que j’étais folle, pour
tout, depuis toujours. Va te recoucher, Ismène… Il fait jour maintenant,
tu vois, et, de toute façon, je ne pourrai rien faire. Mon frère mort
est maintenant entouré d’une garde exactement c
ISMENE. Et toi?
ANTIGONE. Je n’ai pas envie
de dormir… Mais je te pr
ISMENE. Je te convaincrai, n’est-ce pas? Je te convaincrai?
Tu me laisseras te parler encore?
ANTIGONE (un peu lasse). Je te laisserai me parler, oui. Je vous laisserai tous
me parler. Va dormir maintenant, je t’en prie. Tu serais moins belle demain. (Elle la regarde sortir avec un petit sourire triste, puis elle t
LA NOURRICE (entre). Tiens, te voilà un bon café et des tartines,
mon pigeon. Mange.
ANTIGONE. Je n’ai pas très
faim, nourrice.
LA NOURRICE. Je te les ai grillées
moi-même et beurrées c
ANTIGONE. Tu es gentille,
nounou. Je vais seulement boire un peu.
LA NOURRICE. Où as-tu
mal?
ANTIGONE. Nulle part, nounou.
Mais fais-moi tout de même bien chaud c
LA NOURRICE. Qu’est-ce que
tu as, ma petite col
ANTIGONE. Rien, nounou.
Je suis seulement encore un peu petite pour tout cela. Mais il n’y a que toi qui
dois le savoir.
LA NOURRICE. Trop petite pourquoi,
ma mésange?
ANTIGONE. Pour rien, nounou.
Et puis, tu es là. Je tiens ta bonne main rugueuse qui sauve de tout, toujours,
je le sais bien. Peut-être quelle va me sauver encore. Tu es si puissante,
nounou.
LA NOURRICE. Qu’est-ce tu veux
que je fasse, ma tourterelle?
ANTIGONE. Rien, nounou.
Seulement ta main c
LA NOURRICE. Oui.
ANTIGONE. Tu vas me pr
LA NOURRICE. Une bête
qui salit tout avec ses pattes! Ça ne devrait pas entrer dans les maisons!
ANTIGONE. Même si
elle salit tout. Pr
LA NOURRICE. Alors il faudra
que je la laisse tout abîmer sans rien dire?
ANTIGONE. Oui, nounou.
LA NOURRICE. Ah! ça serait un peu fort!
ANTIGONE. S’il te plaît,
nounou. Tu laimes bien, Douce, avec sa bonne grosse tête. Et puis, au fond,
tu aimes bien frotter aussi. Tu serais très malheureuse si tout restait propre
toujours. Alors je te le demande: ne la gronde pas.
LA NOURRICE. Et si elle pisse
sur mes tapis?
ANTIGONE. Pr
LA NOURRICE. Tu profites de
ce que tu câlines… C’est bon. C’est bon. On essuiera sans rien dire. Tu me
fais tourner en bourrique.
ANTIGONE. Et puis, pr
LA NOURRICE (hausse les épaules). A-t-on vu ça? Parler aux bêtes!
ANTIGONE. Et justement pas
c
LA NOURRICE. Ah, ça
non! A mon âge, faire l’idiote! Mais pourquoi veux-tu que toute la maison
lui parle c
ANTIGONE (doucement). Si moi, pour une raison ou pour une autre, je ne pouvais
plus lui parler…
LA NOURRICE (qui ne c
ANTIGONE (d’étourne un peu
la tête et puis elle ajoute, la voix dure). Et puis, si elle était trop triste, si elle avait
trop l’air d’attendre tout de même, le nez sous la porte c
LA NOURRICE. La faire tuer,
ma mignonne? Faire tuer ta chienne? Mais tu es folle ce matin!
ANTIGONE. Non, nounou.
Hémon paraît.
Voilà Hémon. Laisse-nous, nourrice.
Et n’oublie pas ce que tu m’as juré.
La nourrice sort.
ANTIGONE (court à Hémon). Pardon, Hémon, pour notre dispute d’hier
soir et pour tout. C’est moi qui avais tort. Je te prie de me pardonner.
HEMON. Tu sais bien que je t’avais pardonné,
à peine avais-tu claqué la porte. Ton parfum était encore là
et je t’avais déjà pardonné. (Il la tient dans ses bras, il sourit, il la regarde.) A qui
lavais-tu volé, ce parfum?
ANTIGONE. A Ismène.
HEMON. Et le rouge à lèvres, la poudre,
la belle robe?
ANTIGONE. Aussi.
HEMON. En quel honneur t’étais-tu
faite si belle?
ANTIGONE. Je te le dirai.
(Elle se serre contre lui un peu plus fort) Oh! mon
chéri, c
HEMON. Nous aurons d’autres soirs, Antigone.
ANTIGONE. Peut-être
pas.
HEMON. Et d’autres disputes aussi. C’est plein de disputes,
un bonheur.
ANTIGONE. Un bonheur, oui…
Ecoute, Hémon.
HEMON. Oui
ANTIGONE. Ne ris pas ce
matin. Sois grave.
HEMON. Je suis grave.
ANTIGONE. Et serre-moi.
Plus fort que tu ne m’as jamais serrée. Que toute ta force s’imprime dans
moi.
HEMON. Là. De toute ma force.
ANTIGONE (dans un souffle). C’est bon. (Ils restent un instant
sans rien dire, puis elle c
HEMON. Oui.
ANTIGONE. Je voulais te
dire ce matin… Le petit garçon que nous aurions eu tous les deux…
HEMON. Oui.
ANTIGONE. Tu sais, je l’aurais
bien défendu contre tout.
HEMON. Oui, Antigone.
ANTIGONE. Oh! Je
l’aurais serré si fort qu’il n’aurait jamais eu peur, je te le jure. Ni du
soir qui vient, ni de l’angoisse du plein soleil immobile, ni des
HEMON. Oui, mon amour.
ANTIGONE. Et tu crois aussi,
n’est-ce pas, que toi, tu aurais eu une vraie femme?
HEMON (la
tient). J’ai une vraie
femme.
ANTIGONE (crie
soudain, blottie contre lui). Oh! tu m’aimais, Hémon, tu m’aimais, tu
en es bien sûr, ce soir-là?
HEMON (la
berce doucement). Quel soir?
ANTIGONE. Tu es
bien sûr qu’à ce bal où tu es venu me chercher dans mon coin,
tu ne tes pas tr
HEMON. Idiote!
ANTIGONE. Tu
m’aimes, n’est-ce pas? Tu m’aimes c
HEMON. Oui, Antigone, je taime c
ANTIGONE. Je suis
noire et maigre. Ismène est rose et dorée c
HEMON (murmure). Antigone…
ANTIGONE. Oh! Je
suis toute rouge de honte. Mais il faut que je sache ce matin. Dis la vérité.
Je t’en prie. Quand tu penses que je serai à toi, est-ce que tu sens au milieu
de toi c
HEMON. Oui, Antigone.
ANTIGONE (dans
un souffle, après un temps). Moi, je sens c
HEMON. Qu’est-ce que tu vas me dire encore?
ANTIGONE. Jure-moi
d’abord
que tu sortiras sans rien me dire. Sans même me regarder. Si tu m’aimes, jure-le-moi.
(Elle le regarde avec
son pauvre visage bouleversé.) Tu vois
c
HEMON. Je te le jure.
ANTIGONE. Merci.
Alors, voilà. Hier, d’abord. Tu me demandais tout à l’heure
pourquoi j’étais venue avec une robe d’Ismène, ce parfum et ce rouge
à lèvres. J’étais bête. Je n’étais pas très
sûre que tu me désires vraiment et javais fait tout cela pour être
un peu plus c
HEMON. C’était pour cela?
ANTIGONE. Oui. Et
tu as ri, et nous nous s
ISMÈNE (est entrée, appelant). Antigone!…
Ah!, tu es là!
ANTIGONE (sans
bouger). Oui, je suis là.
ISMENE. Je ne peux pas dormir. J’avais peur que tu
sortes, et que tu t’entes de l’enterrer malgré le jour. Antigone, ma petite
sœur, nous s
ANTIGONE (s’est
levée, un étrange petit sourire sur les lèvres, elle va vers
la porte et du seuil, doucement, elle dit.). C’est trop tard. Ce matin, quand tu m’as rencontrée,
jen venais.
Elle est sortie. Ismène la suit avec un cri:
ISMÈNE. Antigone!
Dès qu’Ismène est sortie, Créon
entre par une autre porte avec son page.
CRÉON. Un garde, dis-tu?
Un de ceux qui gardent le cadavre? Fais-le entrer.
Le garde entre. C’est une brute. Pour le m
LE GARDE (se
présente, au garde à vous). Garde Jonas, de
la Deuxième C
CRÉON. Qu’est-ce que
tu veux?
LE GARDE. Voilà,
chef. On a tiré au sort pour savoir celui qui viendrait. Et le sort est t
CRÉON. Qu’as-tu à
me dire?
LE GARDE. On est trois,
chef. Je ne suis pas tout seul. Les autres, c’est Durand et le garde de première
classe Boudousse.
CRÉON. Pourquoi n’est-ce
pas le première classe qui est venu?
LE GARDE. N’est-ce pas, chef? Je l’ai dit tout de suite,
moi. C’est le première classe qui doit y aller. Quand il n’y a pas de gradé,
c’est le première classe qui est responsable. Mais les autres, ils ont dit
non et ils ont voulu tirer au sort. Faut-il que j’aille chercher le première
classe, chef?
CRÉON. Non. Parle,
toi, puisque tu es là.
LE GARDE. J’ai dix-sept ans de service. Je suis engagé
volontaire, la médaille, deux citations. Je suis bien noté, chef.
Moi, je suis service. Je ne connais que ce qui est c
CRÉON. C’est bon. Parle.
De quoi as-tu peur?
LE GARDE. Régulièrement, ça aurait
dû être le première classe. Moi je suis proposé première
classe, mais je ne suis pas encore pr
CRÉON. Vas-tu parler,
enfin? S’il est arrivé quelque chose, vous êtes tous les trois responsables.
Ne cherche plus qui devrait être là.
LE GARDE. Hé bien, voilà, chef: le cadavre…
On a veilllé, pourtant! On avait la relève de deux heures, la plus
dure. Vous savez ce que cest, au m
CRÉON. L’alarme? Pourquoi?
LE GARDE. Le cadavre, chef. Quelqu’un l’avait recouvert.
Oh! pas grand-chose. Ils navaient pas eu le temps, avec nous à côté.
Seulement un peu de terre… Mais assez tout de même pour le cacher aux vautours.
CRÉON (va à lui). Tu es sûr que ce n’est pas une bête
en grattant?
LE GARDE. Non, chef. On a d’abord espéré
ça, nous aussi. Mais la terre était jetée sur lui. Selon les
rites. C’est quelqu’un qui savait ce qu’il faisait.
CRÉON. Qui a osé?
Qui a été assez fou pour braver ma loi? As-tu relevé des traces?
LE GARDE. Rien, chef. Rien qu’un pas plus léger
qu’un passage doiseau. Après, en cherchant mieux, le garde Durand a trouvé
plus loin une pelle, une petite pelle denfant toute vieille, toute rouillée.
On a pensé que ça ne pouvait pas être un enfant qui avait fait
le coup. Le première classe la gardée tout de même pour l’enquête.
CRÉON (rêve un peu). Un enfant…
L’opposition brisée qui sourd et mine déjà partout. Les amis
de Polynice avec leur or bloqué dans Thèbes, les chefs de la plèbe
puant l’ail, soudainement alliés aux princes, et les prêtres essayant
de pêcher quelque chose au milieu de tout cela… Un enfant! Ils ont dû
penser que ce serait plus touchant. Je le vois dici, leur enfant, avec sa gueule
de tueur appointé et la petite pelle soigneusement enveloppée dans
du papier sous sa veste. A moins qu’ils n’aient dressé un vrai enfant, avec
des phrases… Une innocence inestimable pour le parti. Un vrai petit garçon
pâle qui crachera devant mes fusils. Un précieux sang bien frais sur
mes mains, double aubaine. (Il
va à l’h
LE GARDE. Chef, on a fait tout ce qu’on devait faire!
Durand s’est assis une demie-heure parce qu’il avait mal aux pieds, mais moi, chef,
je suis resté tout le temps debout. Le première classe vous le dira.
CRÉON. A qui avez-vous
déjà parlé de cette affaire?
LE GARDE. A personne, chef. On a tout de suite tiré
au sort, et je suis venu.
CRÉON. Ecoute bien.
Votre garde est doublée. Renvoyez la relève. Voilà l’ordre.
Je ne veux que vous près du cadavre. Et pas un mot. Vous êtes tous
coupables d’une négligence, vous serez punis de toute façon, mais
si tu parles, si le bruit court dans la ville qu’on a recouvert le cadavre de Polynice,
vous mourrez tous les trois.
LE GARDE (gueule). On na pas parlé, chef, je vous
le jure! Mais, moi, j’étais ici, et peut-être que les autres, ils lont
déjà dit à la relève… (Il sue à grosses gouttes, il bafouille.) Chef,
j’ai deux enfants,. Il y en a un qui est tout petit. Vous témoignerez pour
moi que j’étais ici, chef, devant le conseil de guerre. J’étais ici,
moi, avec vous! j’ai un témoin! Si on a parlé, ça sera les
autres, ça ne sera pas moi! j’ai un témoin, moi!
CRÉON. Va vite. Si
personne ne sait, tu vivras. (Le
garde sort en courant. Créon reste un instant muet. Soudain, il murmure.) Un enfant…
(Il a pris le petit page
par l’épaule.) Viens, petit.
Il faut que nous allions raconter tout cela maintenant… Et puis, la jolie besogne
c
Ils sont sortis. Le choeur entre.
LE CHOEUR. Et voilà. Maintenant, le ressort est
bandé. Cela na plus qu’à se dérouler tout seul. C’est cela
qui est c
Antigone est entrée, poussée par les gardes.
LE CHOEUR. Alors, voilà, cela c
Le choeur disparaît, tandis que les gardes poussent
Antigone en scène.
LE GARDE (qui a repris tout son apl
ANTIGONE. Dis-leur de me lâcher, avec leurs sales
mains, ils me font mal.
LE GARDE. Leurs sales mains? Vous pourriez être
polie, Mademoiselle… Moi, je suis poli.
ANTIGONE. Dis-leur de me lâcher. Je suis la fille
d’Œdipe, je suis Antigone. Je ne me sauverai pas.
LE GARDE. La fille dŒdipe, oui! Les putains qu’on
ramasse à la garde de nuit, elles disent aussi de se méfier, quelles
sont la bonne amie du préfet de police!
Ils rigolent.
ANTIGONE. Je veux bien mourir, mais pas qu’ils me touchent!
LE GARDE. Et les cadavres, dis, et la terre, ça
ne te fait pas peur à toucher? Tu dis « leurs sales mains »! Regarde
un peu les tiennes.
Antigone regarde ses mains tenues par les menottes avec
un petit sourire. Elles sont pleines de terre.
LE GARDE. On te lavait prise, ta pelle? Il a fallu que
tu refasses ça avec tes ongles, la deuxième fois? Ah! cette audace.
Je tourne le dos une seconde, je te demande une chique, et allez, le temps de me
la caler dans la joue, le temps de dire merci, elle était là, à
gratter c
LE DEUXIÈME GARDE. J’en ai arrêté
une autre, de folle, l’autre jour. Elle montrait son cul aux gens.
LE GARDE. Dis, Boudousse, quest-ce qu’on va se payer
c
LE DEUXIÈME GARDE. Chez la Tordue.
Il est bon, son rouge.
LE TROISIÈME GARDE. On a quartier
libre, dimanche. Si on emmenait les femmes?
LE GARDE. Non, entre nous qu’on rigole… Avec les femmes,
il y a toujours des histoires, et puis les moutards qui veulent pisser. Ah! dis,
Boudousse, tout à l’heure, on ne croyait pas qu’on aurait envie de rigoler
c
LE DEUXIÈME GARDE. Ils vont peut-être
nous donner une réc
LE GARDE. Ça se peut, si c’est important.
LE DEUXIÈME GARDE. Flanchard, de
la Troisième, quand il a mis la main sur l’incendiaire, le mois dernier,
il a eu le mois double.
LE TROISIÈME GARDE. Ah, dis donc!
Si on a le mois double, je propose: au lieu d’aller chez la Tordue, on va au Palais
arabe.
LE GARDE. Pour boire? Tes pas fou? Ils te vendent la
bouteille le double au Palais. Pour monter, d’accord. Ecoutez-moi, je vais vous
dire: on va d’abord chez la Tordue, on se les cale c
LE DEUXIÈME GARDE. Ah! ce que t’étais
saoul, toi, ce jour-là!
LE TROISIÈME GARDE. Mais nos femmes,
si on a le mois double, elles le s’auront. Si ça se trouve, on sera peut-être
publiquement félicités.
LE GARDE. Alors, on verra. La rigolade c’est autre chose.
s’il y a une cérémonie dans la cour de la caserne, c
LE DEUXIÈME GARDE. Oui, mais il
faudra lui c
ANTIGONE (demande
d’une petite voix). Je
voudrais m’asseoir un peu, s’il vous plaît.
LE GARDE
(après un temps de réflexion). C’est bon, quelle s’asseye.
Mais ne la lâchez pas, vous autres.
CRÉON entre, le garde gueule aussitôt.
LE GARDE. Garde à vous!
CRÉON (sest arrêté, surpris). Lâchez cette jeune fille. Qu’est-ce que
c’est?
LE GARDE. C’est le piquet de garde, chef. On est venu
avec les camarades.
CRÉON. Qui garde le
corps?
LE GARDE. On a appelé la relève, chef.
CRÉON. Je tavais dit
de la renvoyer! Je tavais dit de ne rien dire.
LE GARDE. On na rien dit, chef. Mais c
CRÉON. Imbéciles!
(A Antigone.) Où
tont-ils arrêtée?
LE GARDE. Près du cadavre, chef.
CRÉON. Quallais-tu
faire près du cadavre de ton frére? Tu savais que javais interdit
de l’approcher.
LE GARDE. Ce quelle faisait, chef? C’est pour ça
qu’on vous l’amène. Elle grattait la terre avec ses mains. Elle était
en train de le recouvrir encore une fois.
CRÉON. Sais-tu bien
ce que tu es en train de dire, toi?
LE GARDE. Chef, vous pouvez demander aux autres. On avait
dégagé le corps à mon retour; mais avec le soleil qui chauffait,
c
CRÉON (à Antigone). C’est vrai?
ANTIGONE. Oui, c’est vrai.
LE GARDE. On a découvert le corps, c
CRÉON. Et cette nuit,
la première fois, c’était toi aussi?
ANTIGONE. Oui. C’était moi. Avec une petite pelle
de fer qui nous servait à faire des châteaux de sable sur la plage,
pendant les vacances. C’était justement la pelle de Polynice. Il avait gravé
son n
LE GARDE. On aurait dit une petite bête qui grattait.
Même qu’au premier coup d’oeil, avec l’air chaud qui tremblait, le camarade
dit: « Mais non, c’est une bête. » — « Penses-tu, je lui dis,
c’est trop fin pour une bête. C’est une fille. »
CRÉON. C’est bien.
On vous demandera peut-être un rapport tout à l’heure. Pour le m
LE GARDE. Faut-il lui remettre les menottes, chef?
CRÉON. Non.
Les GARDES
sont sortis, précédés par le petit page.
CRÉON et ANTIGONE sont seuls l’un en face de l’autre.
CRÉON. Avais-tu parlé
de ton projet à quelqu’un?
ANTIGONE. Non.
CRÉON. As-tu rencontré
quelqu’un sur ta route?
ANTIGONE. Non, personne.
CRÉON. Tu es bien sûre?
ANTIGONE. Oui.
CRÉON. Alors, écoute:
tu vas rentrer chez toi, te coucher, dire que tu es malade, que tu n’es pas sortie
depuis hier. Ta nourrice dira c
ANTIGONE. Pourquoi? Puisque vous savez bien que je rec
Un silence. Ils se regardent.
CRÉON. Pourquoi as-tu
tenté d’enterrer ton frère?
ANTIGONE. Je le devais.
CRÉON. Je l’avais interdit.
ANTIGONE (doucement).
Je le devais tout de même. Ceux qu’on n’enterre pas errent éternellement
sans jamais trouver de repos. Si mon frère vivant était rentré
harassé d’une longue chasse, je lui aurais enlevé ses chaussures,
je lui aurais fait à manger, je lui aurais préparé son lit…
Polynice aujourd’hui a achevé sa chasse. Il rentre à la maison où
mon père et ma mère, et Etéocle aussi, l’attendent. Il a droit
au repos.
CRÉON. C’était
un révolté et un traître, tu le savais.
ANTIGONE. C’était mon frère.
CRÉON. Tu avais entendu
proclamer l’édit aux carrefours, tu avais lu l’affiche sur tous les murs
de la ville?
ANTIGONE. Oui.
CRÉON. Tu savais le
sort qui était pr
ANTIGONE. Oui, je le savais.
CRÉON. Tu as peut-être
cru que d’être la fille d’Œdipe, la fille de l’orgueil d’Œdipe,
c’était assez pour être au-dessus de la loi.
ANTIGONE. Non. Je n’ai pas cru cela.
CRÉON. La loi est d’abord
faite pour toi, Antigone, la loi est d’abord faite pour les filles des rois!
ANTIGONE. Si javais été une servante en
train de faire sa vaisselle, quand j’ai entendu lire l’édit, j’aurais essuyé
l’eau grasse de mes bras et je serais sortie avec mon tablier pour aller enterrer
mon frère.
CRÉON. Ce n’est pas
vrai. Si tu avais été une servante, tu n’aurais pas douté que
tu allais mourir et tu serais restée à pleurer ton frère chez
toi. Seulement tu as pensé que tu étais de race royale, ma nièce
et la fiancée de mon fils, et que, quoi qu’il arrive, je n’oserais pas te
faire mourir.
ANTIGONE. Vous vous tr
CRÉON (la regarde et murmure soudain). L’orgueil
d’Œdipe. Tu es l’orgueil d’Œdipe. Oui, maintenant que je l’ai trouvé
au fond de tes yeux, je te crois. Tu as dû penser que je te ferais mourir.
Et cela te paraissait un dénouement tout naturel pour toi, orgueilleuse!
Pour ton père non plus je ne dis pas le bonheur, il n’en était pas
queston le malheur humain, c’était trop peu. L’humain vous gêne aux
entournures de la famille. Il vous faut un tête à tête avec le
destin et la mort. Et tuer votre père et coucher avec votre mère et
apprendre tout cela après, avidement, mot par mot. Quel breuvage, hein, les
mots qui vous condamnent? Et c
Antigone ne répond pas. Elle va sortir. Il l’arrête.
CRÉON. Antigone! C’est
par cette porte qu’on regagne ta chambre. Où t’en vas-tu par là?
ANTIGONE (s’est
arrêtée, elle lui répond doucement, sans forfanterie). Vous
le savez bien…
Un silence. Ils se regardent encore debout l’un en face de l’autre.
CRÉON (murmure, c
ANTIGONE. Je ne joue pas.
CRÉON. Tu ne c
ANTIGONE. Il faut que
j’aille enterrer mon frère que ces h
CRÉON. Tu irais refaire
ce geste absurde? Il y a une autre garde autour du corps de Polynice et, même
si tu parviens à le recouvrir encore, on dégagera son cadavre, tu
le sais bien. Que peux-tu donc sinon t’en sanglanter encore les ongles et te faire
prendre?
ANTIGONE. Rien d’autre que cela, je le sais. Mais cela,
du moins, je le peux. Et il faut faire ce que lon peut.
CRÉON. Tu y crois donc
vraiment ,toi, à cet enterrement dans les règles? A cette
ANTIGONE. Oui, je les ai vus.
CRÉON. Est-ce que tu
n’as jamais pensé alors que si c’était un être que tu aimais
vraiment, qui était là, couché dans cette boîte, tu te
mettrais à hurler tout d’un coup? A leur crier de se taire, de sen aller?
ANTIGONE. Si, je l’ai pensé.
CRÉON. Et tu risques
la mort maintenant parce que j’ai refusé à ton frère ce passeport
dérisoire, ce bredouillage en série sur sa dépouille, cette
pant
ANTIGONE. Oui, c’est absurde.
CRÉON. Pourquoi fais-tu
ce geste, alors? Pour les autres, pour ceux qui y croient? Pour les dresser contre
moi?
ANTIGONE. Non.
CRÉON. Ni pour les
autres, ni pour ton frère? Pour qui alors?
ANTIGONE. Pour personne. Pour moi.
CRÉON (la regarde en silence). Tu as donc bien
envie de mourir? Tu as l’air d’un petit gibier pris.
ANTIGONE. Ne vous attendrissez pas sur moi. Faites c
CRÉON (se rapproche). Je veux te sauver,
Antigone.
ANTIGONE. Vous êtes le roi, vous pouvez tout, mais
cela, vous ne le pouvez pas.
CRÉON. Tu crois?
ANTIGONE. Ni me sauver, ni me contraindre.
CRÉON. Orgueilleuse!
Petite Œdipe!
ANTIGONE. Vous pouvez seulement me faire mourir.
CRÉON. Et si je te
fais torturer?
ANTIGONE. Pourquoi? Pour que je pleure, que je demande
grâce, pour que je jure tout ce qu’on voudra, et que je rec
CRÉON (lui serre le bras). Ecoute-moi bien.
j’ai le mauvais rôle, c’est entendu, et tu as le bon. Et tu le sens. Mais
n’en profite tout de même pas trop, petite peste… Si J’étais
une bonne brute ordinaire de tyran, il y aurait déjà longtemps qu’on
t’aurait arraché la langue, tiré les membres aux tenailles, ou jeté
dans un trou. Mais tu vois dans mes yeux quelque chose qui hésite, tu vois
que je te laisse parler au lieu d’appeler mes soldats; alors, tu nargues, tu attaques
tant que tu peux. Où veux-tu en venir, petite furie?
ANTIGONE. Lâchez-moi. Vous me faites mal au bras
avec votre main.
CRÉON (qui serre plus fort). Non. Moi, je
suis le plus fort c
ANTIGONE. (pousse
un petit cri). Aïe!
CRÉON (dont les yeux rient). C’est peut-être
ce que je devrais faire après tout, tout simplement, te t’ordre le poignet,
te tirer les cheveux c
ANTIGONE (après
un temps). Vous
serrez trop, maintenant. Cela ne me fait même plus mal. Je n’ai plus de bras.
CRÉON (la regarde et la lâche avec un petit sourire.
Il murmure). Dieu sait pourtant si j’ai autre chose à faire
aujourd’hui, mais je vais tout de même perdre le temps qu’il faudra et te
sauver, petite peste. (Il la fait asseoir sur
une chaise au milieu de la pièce. Il enlève sa veste, il savance vers
elle, lourd, puissant, en bras de chemise.) Au lendemain
d’une révolution ratée, il y a du pain sur la planche, je te l’assure.
Mais les affaires urgentes attendront. Je ne veux pas te laisser mourir dans une
histoire de politique. Tu vaux mieux que cela. Parce que ton Polynice, cette
ANTIGONE. Vous êtes odieux!
CRÉON. Oui mon petit.
C’est le métier qui le veut. Ce qu’on peut discuter c’est s’il faut le faire
ou ne pas le faire. Mais si on le fait, il faut le faire c
ANTIGONE. Pourquoi le faites-vous?
CRÉON. Un matin, je
me suis réveillé roi de Thèbes. Et Dieu sait si jaimais autre
chose dans la vie que d’être puissant…
ANTIGONE. Il fallait dire non, alors!
CRÉON. Je le pouvais.
Seulement, je me suis senti tout d’un coup c
ANTIGONE. Hé bien, tant pis pour vous. Moi, je
n’ai pas dit «oui»! Qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse, à moi, votre
politique, vos nécessités, vos pauvres histoires? Moi, je peux dire
«non» encore à tout ce que je n’aime pas et je suis seul juge. Et vous, avec
votre couronne, avec vos gardes, avec votre attirail, vous pouvez seulement me faire
mourir parce que vous avez dit «oui».
CRÉON. Ecoute-moi.
ANTIGONE. Si je veux, moi, je peux ne pas vous écouter.
Vous avez dit «oui». Je n’ai plus rien à apprendre de vous. Pas vous. Vous
êtes là, à boire mes paroles. Et si vous n’appelez pas vos gardes,
c’est pour m’écouter jusqu’au bout.
CRÉON. Tu m’amuses.
ANTIGONE. Non. Je vous fais peur. C’est pour cela que
vous essayez de me sauver. Ce serait tout de même plus c
CRÉON (sourdement). Eh bien, oui,
j’ai peur d’être obligé de te faire tuer si tu tobstines. Et je ne
le voudrais pas.
ANTIGONE. Moi, je ne suis pas obligée de faire
ce que je ne voudrais pas! Vous nauriez pas voulu non plus, peut-être, refuser
une t
CRÉON. Je te l’ai dit.
ANTIGONE. Et vous l’avez fait tout de même. Et
maintenant, vous allez me faire tuer sans le vouloir. Et c’est cela, être
roi!
CRÉON. Oui, c’est cela!
ANTIGONE. Pauvre Créon! Avec mes ongles cassés
et pleins de terre et les bleus que tes gardes mont fait aux bras, avec ma peur
qui me tord le ventre, moi je suis reine.
CRÉON. Alors, aie pitié
de moi, vis. Le cadavre de ton frère qui pourrit sous mes fenêtres,
c’est assez payé pour que l’ordre règne dans Thèbes. Mon fils
taime. Ne m’oblige pas à payer avec toi encore. j’ai assez payé.
ANTIGONE. Non. Vous avez dit «oui». Vous ne vous arrêterez
jamais de payer maintenant!
CRÉON (la secoue soudain, hors de lui). Mais,
bon Dieu! Essaie de c
ANTIGONE (secoue
la tête). Je ne veux pas c
CRÉON. C’est facile
de dire non!
ANTIGONE. Pas toujours.
CRÉON. Pour dire oui,
il faut suer et retrousser ses manches, empoigner la vie à pleines mains
et s’en mettre jusqu’aux coudes. C’est facile de dire non, même si on doit
mourir. Il n’y a qu’à ne pas bouger et attendre. Attendre pour vivre, attendre
même pour qu’on vous tue. C’est trop lâche. C’est une invention des
h
ANTIGONE. Quel rêve, hein, pour un roi, des bêtes!
Ce serait si simple.
Un silence, Créon la regarde.
CRÉON. Tu me méprises,
nest-ce pas? (Elle ne répond
pas, il continue c
ANTIGONE. Quelle histoire?
CRÉON. Celle d’Etéocle
et de Polynice, celle de tes frères. Non, tu crois la savoir, tu ne la sais
pas. Personne ne la sait dans Thèbes, que moi. Mais il me semble que toi,
ce matin, tu as aussi le droit de l’apprendre. (Il rêve un temps, la tête dans ses mains, accoudé sur
ses genoux. On l’entend murmurer.) Ce n’est pas bien beau, tu vas voir. (Et il c
ANTIGONE. C’étaient des grands…
CRÉON. Après,
tu as dû les admirer avec leurs premières cigarettes, leurs premiers
pantalons longs; et puis ils ont c
ANTIGONE. J’étais une fille…
CRÉON. Tu voyais bien
ta mère pleurer, ton père se mettre en colère, tu entendais
claquer les portes à leur retour et leurs ricanements dans les couloirs.
Et ils passaient devant toi, goguenards et veules, sentant le vin.
ANTIGONE. Une fois, je métais cachée derrière
une porte, c’était le matin, nous venions de nous lever, et eux, ils rentraient.
Polynice ma vue, il était tout pâle, les yeux brillants et si beau
dans son vêtement du soir! Il ma dit: «Tiens, tu es là, toi?» Et il
ma donné une grande fleur de papier qu’il avait rapportée de sa nuit.
CRÉON. Et tu las conservée,
n’est-ce pas, cette fleur? Et hier, avant de t’en aller, tu as ouvert ton tiroir
et tu l’as regardée, longtemps, pour te donner du courage?
ANTIGONE (tressaille). Qui
vous a dit cela?
CRÉON. Pauvre Antigone,
avec ta fleur de cotillon! Sais-tu qui était ton frère?
ANTIGONE. Je savais que vous me diriez du mal de lui
en tout cas!
CRÉON. Un petit fêtard
imbécile, un petit carnassier dur et sans âme, une petite brute tout
juste bonne à aller plus vite que les autres avec ses voitures, à
dépenser plus d’argent dans les bars. Une fois, J’étais là,
ton père venait de lui refuser une grosse s
ANTIGONE. Ce n’est pas vrai!
CRÉON. Son poing de
brute à toute volée dans le visage de ton père! C’était
pitoyable. Ton père était assis à sa table, la tête dans
ses mains. Il saignait du nez. Il pleurait. Et, dans un coin du bureau, Polynice,
ricanant, qui allumait une cigarette.
ANTIGONE (supplie
presque maintenant). Ce n’est pas vrai!
CRÉON. Rappelle-toi,
tu avais douze ans. Vous ne lavez pas revu pendant longtemps. C’est vrai, cela?
ANTIGONE. (sourdement). Oui,
c’est vrai.
CRÉON. C’était
après cette dispute. Ton père n’a pas voulu le faire juger. Il
s’est engagé dans l’armée argyenne. Et, dès qu’il a été
chez les Argyens, la chasse à l’h
Il y a un long silence, ils ne bougent pas, sans se
regarder, puis Antigone dit doucement:
ANTIGONE. Pourquoi m’avez-vous raconté cela?
Créon se lève, remet sa veste.
CRÉON. Valait-il mieux
te laisser mourir dans cette pauvre histoire?
ANTIGONE. Peut-être. Moi, je croyais. Il y a un
silence encore. Créon sapproche d’elle.
CRÉON. Quest-ce que
tu vas faire maintenant?
ANTIGONE. (se
lève c
CRÉON. Ne reste pas
trop seule. Va voir Hémon, ce matin. Marie-toi vite.
ANTIGONE. (dans
un souffle). Oui.
CRÉON. Tu as toute
ta vie devant toi. Notre discussion était bien oiseuse, je t’assure. Tu as
ce trésor, toi, encore.
ANTIGONE. Oui.
CRÉON. Rien d’autre
ne c
ANTIGONE (murmure,
le regard perdu). Le bonheur…
CRÉON (a un peu honte soudain). Un pauvre mot,
hein?
ANTIGONE. Quel sera-t-il, mon bonheur? Quelle femme heureuse
deviendra-t-elle, la petite Antigone? Quelles pauvretés faudra-t-il quelle
fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau
de bonheur? Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à
qui se vendre? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard?
CRÉON (hausse les épaules). Tu es folle,
tais-toi.
ANTIGONE. Non, je ne me tairai pas! Je veux savoir c
CRÉON. Tu aimes Hémon?
ANTIGONE. Oui, j’aime Hémon. J’aime un Hémon
dur et jeune; un Hémon exigeant et fidèle, c
CRÉON. Tu ne sais plus
ce que tu dis. Tais-toi.
ANTIGONE. Si, je sais ce que je dis, mais c’est vous
qui ne m’entendez plus. Je vous parle de trop loin maintenant, d’un royaume où
vous ne pouvez plus entrer avec vos rides, votre sagesse, votre ventre. (Elle
rit.) Ah! je ris, Créon, je ris parce que je te vois à quinze
ans, tout d’un coup! C’est le même air d’impuissance et de croire qu’on peut
tout. La vie ta seulement ajouté ces petits plis sur le visage et cette graisse
autour de toi.
CRÉON (la secoue). Te tairas-tu,
enfin?
ANTIGONE. Pourquoi veux-tu me faire t’aire? Parce que
tu sais que j’ai raison? Tu crois que je ne lis pas dans tes yeux que tu le sais?
Tu sais que j’ai raison, mais tu ne l’avoueras jamais parce que tu es en train de
défendre ton bonheur en ce m
CRÉON. Le tien et le
mien, oui, imbécile!
ANTIGONE. Vous me dégoûtez tous, avec votre
bonheur! Avec votre vie qu’il faut aimer coûte que coûte. On dirait
des chiens qui l’èchent tout ce qu’ils trouvent. Et cette petite chance pour
tous les jours, si on n’est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite,
et que ce soit entier ou alors je refuse! Je ne veux pas être modeste, moi,
et me contenter d’un petit morceau si j’ai été bien sage. Je veux
être sûre de tout aujourd’hui et que cela soit aussi beau que quand
j’étais petite ou mourir.
CRÉON. Allez, c
ANTIGONE. C
CRÉON. Tais-toi! Si
tu te voyais en criant ces mots, tu es laide.
ANTIGONE. Oui, je suis laide! C’est ignoble, nest-ce
pas, ces cris, ces sursauts, cette lutte de chiffonniers. Papa n’est devenu beau
qu’après, quand il a été bien sûr, enfin, qu’il avait
tué son père, que c’était bien avec sa mère qu’il avait
couché, et que rien , plus rien ne pouvait le sauver. Alors, il s’est calmé
tout d’un coup, il a eu c
CRÉON (lui broie le bras). Je t’ordonne
de te t’aire maintenant, tu entends?
ANTIGONE. Tu m’ordonnes, cuisinier? Tu crois que tu peux
m’ordonner quelque chose?
CRÉON. L’antichambre
est pleine de monde. Tu veux donc te perdre? On va tentendre.
ANTIGONE. Eh bien, ouvre les portes. Justement, ils vont
mentendre!
CRÉON (qui essaie de lui fermer la bouche de force). Vas-tu
te faire, enfin, bon Dieu?
ANTIGONE (se
débat). Allons vite, cuisinier! Appelle tes gardes!
La porte souvre. Entre ISMÈNE.
ISMÈNE (dans un cri). Antigone!
ANTIGONE. Quest-ce que tu veux, toi aussi?
ISMENE. Antigone, pardon! Antigone, tu vois, je viens,
j’ai du courage. J’irai maintenant avec toi.
ANTIGONE. Où iras-tu avec moi?
ISMENE. Si vous la faites mourir, il faudra me faire
mourir avec elle!
ANTIGONE. Ah! non. Pas maintenant. Pas toi! C’est moi,
c’est moi seule. Tu ne te figures pas que tu vas venir mourir avec moi maintenant.
Ce serait trop facile!
ISMENE. Je ne veux pas vivre si tu meurs, je ne veux
pas rester sans toi!
ANTIGONE. Tu as choisi la vie et moi la mort. Laisse-moi
maintenant avec tes jérémiades. Il fallait y aller ce matin, à
quatre pattes, dans la nuit. Il fallait aller gratter la terre avec tes ongles pendant
qu’ils étaient tout près et te faire empoigner par eux c
ISMENE. He bien, j’irai demain!
ANTIGONE. Tu l’entends, Créon? Elle aussi. Qui
sait si cela ne va pas prendre à d’autres encore, en mécoutant? Quest-ce
que tu attends pour me faire taire, quest-ce que tu attends pour appeler tes gardes?
Allons, Créon, un peu de courage, ce n’est qu’un mauvais m
CRÉON (crie soudain). Gardes!
Les gardes apparaissent aussitôt.
CRÉON. Emmenez-la.
ANTIGONE (dans
un grand cri soulagé). Enfin, Créon!
Les gardes se jettent sur elle et l’emmenent. Ismène
sort en criant derrière elle.
ISMENE. Antigone! Antigone!
Créon est resté seul, le choeur entre
et va à lui.
LE CHOEUR. Tu es fou, Créon. Qu’as-tu fait?
CRÉON (qui regarde au loin devant lui). Il
fallait qu’elle meure.
LE CHOEUR. Ne laisse pas mourir Antigone, Créon!
Nous allons tous porter cette plaie au côté, pendant des siècles.
CRÉON. C’est elle qui
voulait mourir. Aucun de nous n’était assez fort pour la décider à
vivre. Je le c
LE CHOEUR. C’est une enfant, Créon.
CRÉON. Que veux-tu
que je fasse pour elle? La condamner à vivre?
HÉMON (entre en criant). Père!
CRÉON (court à lui, l’embrasse). Oublie-la,
Hémon; oublie-la, mon petit.
HÉMON. Tu es fou, père.
Lâche-moi.
CRÉON (le tient plus fort) J’ai tout essayé
pour la sauver, Hémon. J’ai tout essayé, je te le jure. Elle ne t’aime
pas. Elle aurait pu vivre. Elle a préféré sa folie et la mort.
HÉMON. (crie, tentant de s’arracher à son étreinte). Mais,
père, tu vois bien qu’ils l’emmenent! Père, ne laisse pas ces h
CRÉON. Elle a parlé
maintenant. Tout Thèbes sait ce quelle a fait. Je suis obligé de la
faire mourir.
HÉMON (sarrache de ses bras) Lâche-moi!
Un silence. Ils sont l’un en face de l’autre. Ils se
regardent.
LE CHOEUR (s’approche). Est-ce
qu’on ne peut pas imaginer quelque chose, dire quelle est folle, l’enfermer?
CRÉON. Ils diront que
ce n’est pas vrai. Que je la sauve parce quelle allait être la femme de mon
fils. Je ne peux pas.
LE CHOEUR. Est-ce qu’on ne peut pas gagner du temps, la
faire fuir demain?
CRÉON. La foule sait
déjà, elle hurle autour du palais. je ne peux pas.
HÉMON. Père,
la foule n’est rien. Tu es le maître.
CRÉON. Je suis le maître
avant la loi. Plus après.
HÉMON. Père,
je suis ton fils, tu ne peux pas me la laisser prendre.
CRÉON. Si, Hémon.
Si, mon petit. Du courage. Antigone ne peut plus vivre. Antigone nous a déjà
quittés tous.
HÉMON. Crois-tu que
je pourrai vivre, moi, sans elle? Crois-tu que je l’accepterai, votre vie? Et tous
les jours, depuis le matin jusqu’au soir, sans elle. Et votre agitation, votre bavardage,
votre vide, sans elle.
CRÉON. Il faudra bien
que tu acceptes, Hémon. Chacun de nous a un jour, plus ou moins triste, plus
ou moins lointain, où il doit enfin accepter d’être un h
HÉMON (recule un peu, et dit doucement). Cest
déjà fini.
CRÉON. Ne me juge pas,
Hémon. Ne me juge pas, toi aussi.
HÉMON (le regarde, et dit soudain). Cette
grande force et ce courage, ce dieu géant qui m’enlevait dans ses bras et
me sauvait des monstres et des
CRÉON (humblement). Oui, Hémon.
HÉMON. Tous ces soins,
tout cet orgueil, tous ces livres pleins de héros, c’était donc pour
en arriver là? Etre un h
CRÉON. Oui, Hémon.
HÉMON (crie soudain c
CRÉON (le détache de lui). On est
tout seul, Hémon. Le monde est nu. Et tu m’as admiré trop longtemps.
Regarde-moi, c’est cela devenir un h
HÉMON (le regarde, puis recule en criant). Antigone! Antigone!
Au secours!
Il est sorti en courant.
LE CHOEUR (va à Créon). Créon,
il est sorti c
CRÉON (qui regarde au loin, droit devant lui, immobile).
Oui. Pauvre petit, il l’aime.
LE CHOEUR. Créon, il faut faire quelque chose.
CRÉON. Je ne peux plus
rien.
LE CHOEUR. Il est parti, touché à mort.
CRÉON (sourdement). Oui, nous s
ANTIGONE entre
dans la pièce, poussée par les gardes qui sarc-boutent contre la porte,
derrière laquelle on devine la foule hurlante.
LE GARDE. Chef, ils envahissent le palais!
ANTIGONE. Créon, je ne veux plus voir leurs visages,
je ne veux plus entendre leurs cris, je ne veux plus voir personne! Tu as ma mort
maintenant, c’est assez. Fais que je ne voie plus personne jusqu’à ce que
ce soit fini.
CRÉON. (sort en criant aux gardes). La garde
aux portes! qu’on vide le palais! Reste ici avec elle, toi.
LES DEUX AUTRES GARDES sortent, suivis par LE
CHOEUR. Antigone reste seule
avec le premier garde. Antigone le regarde.
ANTIGONE (dit soudain).
Alors, c’est toi?
LE GARDE. Qui, moi?
ANTIGONE. Mon dernier visage d’h
LE GARDE. Faut croire.
ANTIGONE. Que je te regarde…
LE GARDE (séloigne, gêné). Ça
va.
ANTIGONE. Cest toi qui m’as arrêtée, tout
à l’heure?
LE GARDE. Oui, c’est moi.
ANTIGONE. Tu m’as fait mal. Tu n’avais pas besoin de
me faire mal. Est-ce que j’avais l’air de vouloir me sauver?
LE GARDE. Allez. allez, pas d’histoires! Si ce n’était
pas vous, c’était moi qui y passais.
ANTIGONE. Quel âge as-tu?
LE GARDE. Trente-neuf ans.
ANTIGONE. Tu as des enfants?
LE GARDE. Oui, deux.
ANTIGONE. Tu les aimes?
LE GARDE. Cela ne vous regarde pas.
Il c
ANTIGONE (demande tout humble). Il y a
longtemps que vous êtes garde?
LE GARDE. Après la guerre. J’étais sergent.
j’ai rengagé.
ANTIGONE. Il faut être sergent pour être
garde?
LE GARDE. En principe, oui. Sergent ou avoir suivi le
peloton spécial. Devenu garde, le sergent perd son grade. Un exemple: je
rencontre une recrue de l’armée, elle ne peut pas me s’aluer.
ANTIGONE. Ah oui?
LE GARDE. Oui. Remarquez que, généralement,
elle le fait. La recrue sait que le garde est un gradé. Question solde: on
a la solde ordinaire du garde, c
ANTIGONE. Ah oui?
LE GARDE. Oui. C’est ce qui vous explique la rivalité
entre le garde et le sergent. Vous avez peut-être pu remarquer que le sergent
affecte de mépriser le garde. Leur grand argument, c’est l’avancement.
d’un sens, c’est juste. L’avancement du garde est plus lent et plus difficile que
dans l’armée. Mais vous ne devez pas oublier qu’un brigadier des gardes,
cest autre chose qu’un sergent chef.
ANTIGONE. (lui dit soudain). Ecoute…
LE GARDE. Oui.
ANTIGONE. Je vais mourir tout à l’heure.
Le garde ne répond pas. Un silence. Il fait les
cent pas. Au bout d’un m
LE GARDE. Dun autre côté, on a plus de considération
pour le garde que pour le sergent de l’active. Le garde, c’est un soldat, mais c’est
presque un fonctionnaire.
ANTIGONE. Tu crois qu’on a mal pour mourir?
LE GARDE. Je ne peux pas vous dire. Pendant la guerre,
ceux qui étaient touchés au ventre, ils avaient mal. Moi, je n’ai
pas été blessé. Et, d’un sens, ça ma nui pour l’avancement.
ANTIGONE. C
LE GARDE. Je ne sais pas. Je crois que j’ai entendu dire
que pour ne pas souiller la ville de votre sang, ils allaient vous murer dans un
trou.
ANTIGONE. Vivante?
LE GARDE. Oui, d’abord. Un silence.
Le garde se fait une chique.
ANTIGONE. O t
LE GARDE (qui
a fini sa chique). Aux
cavernes de Hadès, aux portes de la ville. En plein soleil. Une drôle
de corvée encore pour ceux qui seront de faction. Il avait d’abord été
question d’y mettre larmée. Mais, aux dernières nouvelles, il paraît
que c’est encore la garde qui fournira les piquets. Elle a bon dos, la garde! Etonnez-vous
après qu’il existe une jalousie entre le garde et le sergent dactive…
ANTIGONE (murmure, soudain lasse). Deux bêtes…
LE GARDE. Quoi, deux bêtes?
ANTIGONE. Des bêtes se serreraient l’une contre
l’autre pour se faire chaud. Je suis toute seule.
LE GARDE. Si vous avez besoin de quelque chose, c’est
différent. Je peux appeler.
ANTIGONE. Non. Je voudrais seulement que tu remettes
une lettre à quelqu’un quand je serai morte.
LE GARDE. C
ANTIGONE. Une lettre que j’écrirai.
LE GARDE. Ah! ça non! Pas d’histoires! Une lettre!
C
ANTIGONE. Je te donnerai cet anneau si tu acceptes.
LE GARDE. Cest de l’or?
ANTIGONE. Oui. C’est de l’or.
LE GARDE. Vous c
ANTIGONE (a les yeux fermés: elle murmure avec un
pauvre rictus). Ton écriture…(Elle a un petit frisson.) C’est
trop laid, tout cela, tout est trop laid.
LE GARDE (vexé, fait mine de rendre la bague).
Vous savez, si vous ne voulez pas, moi…
ANTIGONE. Si. Garde la bague et écris. Mais fais
vite… j’ai peur que nous n’ayons plus le temps… Ecris: « Mon chéri… »
LE GARDE (qui a pris son carnet et suce sa mine).
Cest pour votre bon ami?
ANTIGONE. Mon chéri, j’ai voulu mourir et tu ne
vas peut-être plus m’aimer…
LE GARDE (répète lentement de sa grosse voix
en écrivant). « Mon chéri, j’ai voulu mourir et
tu ne vas peut-être plus m’aimer… »
ANTIGONE. Et Créon avait raison, c’est terrible,
maintenant, à côté de cet h
LE GARDE (qui peine sur sa dictée). « Créon
avait raison, c’est terrible… »
ANTIGONE. Oh! Hémon, notre petit garçon.
Je le c
LE GARDE (s’arrête). Eh! Dites,
vous allez trop vite. C
ANTIGONE. Où en étais-tu?
LE GARDE (se relit). « Cest terrible
maintenant à côté de cet h
ANTIGONE. Je ne sais plus pourquoi je meurs.
LE GARDE (écrit, suçant sa mine).
« Je ne sais plus pourquoi je meurs… » On ne sait jamais pourquoi
on meurt.
ANTIGONE (continue). J’ai peur… (Elle s’arrête. Elle se dresse soudain.) Non. Raye
tout cela. Il vaut mieux que jamais personne ne le sache. C’est c
LE GARDE. Alors, je raye la fin et je mets pardon à
la place?
ANTIGONE. Oui. Pardon, mon chéri. Sans la petite
Antigone, vous auriez tous été bien tranquilles. Je t’aime…
LE GARDE. « Sans la petite Antigone, vous auriez
tous été bien tranquilles. Je taime… » C’est tout?
ANTIGONE. Oui, c’est tout.
LE GARDE. C’est une drôle de lettre.
ANTIGONE. Oui, c’est une drôle de lettre.
LE GARDE. Et c’est à qui quelle est adressée?
A ce m
LE GARDE. Allez! Pas d’histoires!
Antigone a un pauvre sourire. Elle baisse la tête.
Elle s’en va sans un mot vers les autres gardes. ILS sortent tous.
LE CHOEUR (entre soudain). Là!
C’est fini pour Antigone. Maintennt, le tour de Créon approche. Il va falloir
qu’ils y passent tous.
LE MESSAGER (fait irruption, criant). La reine?
où est la reine?
LE CHOEUR. Que lui veux-tu? Qu’as-tu à lui apprendre?
LE MESSAGER. Une terrible
nouvelle. On venait de jeter Antigone dans son trou. On navait pas encore fini de
rouler les derniers blocs de pierre lorsque Créon et tous ceux qui l’entourent
entendent des plaintes qui sortent soudain du t
CRÉON (entre avec son page). Je les
ai fait coucher l’un près de l’autre, enfin! Ils sont l’avés, maintenant,
reposés. Ils sont seulement un peu pâles, mais si calmes. Deux amants
au lendemain de la première nuit. Ils ont fini, eux.
LE CHOEUR. Pas toi, Créon. Il te reste encore quelque
chose à apprendre. Eurydice, la reine, ta femme…
CRÉON. Une bonne femme
parlant toujours de son jardin, de ses confitures, de ses tricots, de ses éternels
tricots pour les pauvres. C’est drôle c
LE CHOEUR. Les pauvres de Thèbes auront froid,
cet hiver, Créon. En apprenant la mort de son fils, la reine a posé
ses aiguilles, sagement, après avoir terminé son rang, posément,
c
CRÉON. Elle aussi.
Ils dorment tous. C’est bien. La journée a été rude. (Un temps. Il dit sourdement) Cela doit
être bon de dormir.
LE CHOEUR. Et tu es tout seul maintenant, Créon.
CRÉON. Tout seul, oui.
(Un silence.
Il pose sa main sur lépaule de son page.) Petit…
LE PAGE. Monsieur?
CRÉON. Je vais te dire,
à toi. Ils ne savent pas, les autres; on est là, devant l’ouvrage,
on ne peut pourtant pas se croiser les bras. Ils disent que c’est une sale besogne,
mais si on ne la fait pas, qui la fera?
LE
PAGE. Je ne sais pas, monsieur.
CRÉON. Bien sûr,
tu ne sais pas. Tu en as de la chance! Ce qu’il faudrait, c’est ne jamais savoir.
Il te tarde d’être grand, toi?
LE
PAGE. Oh oui, monsieur!
CRÉON. Tu es fou, petit.
Il faudrait ne jamais devenir grand. (L’heure sonne au loin, il murmure) Cinq
heures. Quest-ce que nous avons aujourd’hui, à cinq heures?
LE
PAGE. Conseil, monsieur.
CRÉON. Eh bien, si
nous avons conseil, petit, nous allons y aller.
Ils sortent, Créon sappuyant sur le page.
LE CHOEUR (s’avance). Et voilà.
Sans la petite Antigone, c’est vrai, ils auraient tous été bien tranquilles.
Mais maintenant, c’est fini. Ils sont tout de même tranquilles. Tous ceux
qui avaient à mourir sont morts. Ceux qui croyaient une chose, et puis ceux
qui croyaient le contraire même ceux qui ne croyaient rien et qui se sont
trouvés pris dans l’histoire sans y rien c
Pendant qu’il parlait, les gardes sont entrés.
Ils se sont installés sur un banc, leur litre de rouge à côté
deux, leur chapeau sur la nuque, et ils ont c
LE CHOEUR. Il ne reste plus que les gardes. Eux, tout
ça, cela leur est égal; c’est pas leurs oignons. Ils continuent à
jouer aux cartes…
LE RIDEAU TOMBE RAPIDEMENT
pendant que les gardes abattent leurs atouts.
FIN
DE « ANTIGONE »