Le Malade imaginaire

ARGAN, malade imaginaire. — J-B.Molière

BÉLINE, seconde femme d’Argan. — Catherine Leclec du Rosé, dite Mademoiselle de Brie

ANGÉLIQUE, fille d’Argan et amante de Cléante. — Armande Béjar, dite Mademoiselle Molière

LOUISON, petite fille d’Argan et sœur d’Angélique. — petite Beauval

BÉRALDE, frère d’Argan. — François le Noir de la Thorillière

CLÉANTE, amant d’Angélique. — Charles Varlet, dit La Grange

MONSIEUR DIAFOIRUS, médecin. — André Hubert

THOMAS DIAFOIRUS, son fils et amant d’Angélique.- Jean Pitel, dit Beauval

MONSIEUR PURGON, médecin d’Argan. — Charles Valet, dit La Grange

MONSIEUR FLEURANT, apothicaire. — Edme Villequin, dit de Brie

MONSIEUR BONNEFOY, notaire.

TOINETTE, servante. — Jeanne-Olivier Bourguignon, dite Mademoiselle Beauval

Acte III

Scène XIII

ANGÉLIQUE, ARGAN, TOINETTE, BÉRALDE.

TOINETTE s’écrie : Ô Ciel ! ah, fâcheuse aventure ! Malheureuse journée !

ANGÉLIQUE : Qu’as-tu, Toinette, et de quoi pleures-tu ?

TOINETTE : Hélas ! j’ai de tristes nouvelles à vous donner.

ANGÉLIQUE : Hé quoi ?

TOINETTE : Votre père est mort.

ANGÉLIQUE : Mon père est mort, Toinette ?

TOINETTE : Oui ; vous le voyez là. Il vient de mourir tout à l’heure d’une faiblesse qui lui a pris.

ANGÉLIQUE : Ô Ciel ! quelle infortune ! quelle atteinte cruelle ! Hélas ! faut-il que je perde mon père, la seule chose qui me restait au monde ? et qu’encore, pour un surcroît de désespoir, je le perde dans un moment où il était irrité contre moi ? Que deviendrai-je, malheureuse, et quelle consolation trouver après une si grande perte ?

Scène XIV et dernière

CLÉANTE, ANGÉLIQUE, ARGAN, BÉRALDE, TOINETTE.

CLÉANTE : Qu’avez-vous donc, belle Angélique ? et quel malheur pleurez-vous ?

ANGÉLIQUE : Hélas ! je pleure tout ce que dans la vie je pouvais perdre de plus cher et de plus précieux : je pleure la mort de mon père.

CLÉANTE : Ô Ciel ! quel accident ! quel coup inopiné ! Hélas ! après la demande que j’avais conjuré votre oncle de lui faire pour moi, je venais me présenter à lui, et tâcher par mes respects et par mes prières de disposer son cœur à vous accorder à mes vœux.

ANGÉLIQUE : Ah ! Cléante, ne parlons plus de rien. Laissons là toutes les pensées du mariage. Après la perte de mon père, je ne veux plus être du monde, et j’y renonce pour jamais. Oui, mon père, si j’ai résisté tantôt à vos volontés, je veux suivre du moins une de vos intentions, et réparer par là le chagrin que je m’accuse de vous avoir donné. Souffrez, mon père, que je vous en donne ici ma parole, et que je vous embrasse, pour vous témoigner mon ressentiment.

ARGAN se lève : Ah, ma fille !

ANGÉLIQUE, épouvantée : Ahy !

ARGAN : Viens. N’aie point de peur, je ne suis pas mort. Va, tu es mon vrai sang, ma véritable fille ; et je suis ravi d’avoir vu ton bon naturel.

ANGÉLIQUE : Ah ! quelle surprise agréable, mon père ! Puisque par un bonheur extrême le Ciel vous redonne à mes vœux, souffrez qu’ici je me jette à vos pieds pour vous supplier d’une chose. Si vous n’êtes pas favorable au penchant de mon cœur, si vous me refusez Cléante pour époux, je vous conjure au moins de ne me point forcer d’en épouser un autre. C’est toute la grâce que je vous demande.

CLÉANTE se jette à genoux : Eh ! Monsieur, laissez-vous toucher à ses prières et aux miennes, et ne vous montrez point contraire aux mutuels empressements d’une si belle inclination.

BÉRALDE : Mon frère, pouvez-vous tenir là contre ?

TOINETTE : Monsieur, serez-vous insensible à tant d’amour ?

ARGAN : Qu’il se fasse médecin, je consens au mariage. Oui, faites-vous médecin, je vous donne ma fille.

CLÉANTE : Très volontiers, Monsieur : s’il ne tient qu’à cela pour être votre gendre, je me ferai médecin, apothicaire même, si vous voulez. Ce n’est pas une affaire que cela, et je ferais bien d’autres choses pour obtenir la belle Angélique.

ACTE PREMIER,

Scène première

TOINETTE chante

 

Quand je suis au lit,

Je ferme les yeux

et j´écoute :

Hou, hou, hou — le vent qui souffle,

Chou, chou, chou — le chat qui faufile,

Creu, creu, creu — la souris qui (se) cache

Quand je suis au lit,

je ferme les yeux

et j´écoute :

Hou, hou, hou — le vent qui souffle,

Tap, tap, tap — la pluie qui tombe,

Toc, toc, toc — mon coeur qui bat

 

ARGAN, seul dans sa chambre assis, une table devant lui, compte des parties d’apothicaire avec des jetons ; il fait, parlant à lui-même, les dialogues suivants : « Trois et deux font cinq, et cinq font dix, et dix font Vingt. Trois et deux font cinq. Plus, du vingt-quatrième, un petit clystère insinuatif, préparatif, et rémollient, pour amollir, humecter, et rafraîchir les entrailles de Monsieur. « Ce qui me plaît de Monsieur Fleurant, mon apothicaire, c’est que ses parties sont toujours fort civiles :" les entrailles de Monsieur, trente sols ". Oui, mais, Monsieur Fleurant, ce n’est pas tout que d’être civil, il faut être aussi raisonnable, et ne pas écorcher les malades. Trente sols un lavement : je suis votre serviteur, je vous l’ai déjà dit. Vous ne me les avez mis dans les autres parties qu’à vingt sols, et vingt sols en langage d’apothicaire, c’est à dire dix sols ; les voilà, dix sols." Plus, dudit jour, un bon clystère détersif, composé avec catholicon double, rhubarbe, miel rosat, et autres, suivant l’ordonnance, pour balayer, laver, et nettoyer le bas-ventre de Monsieur, trente sols. "Avec votre permission, dix sols." Plus, dudit jour, le soir, un julep hépatique, soporatif, et somnifère, composé pour faire dormir Monsieur, trente-cinq sols. "Je ne me plains pas de celui-là, car il me fit bien dormir. Dix, quinze, seize et dix-sept sols, six deniers." Plus, du vingt-cinquième, une bonne médecine purgative et corroborative, composée de casse récente avec séné levantin, et autres, suivant l’ordonnance de Monsieur Purgon, pour expulser et évacuer la bile de Monsieur, quatre livres. "Ah ! Monsieur Fleurant, c’est se moquer ; il faut vivre avec les malades. Monsieur Purgon ne vous a pas ordonné de mettre quatre francs. Mettez, mettez trois livres, s’il vous plaît. Vingt et trente sols." Plus, dudit jour, une potion anodine, et astringente, pour faire reposer Monsieur, trente sols. "Bon, dix et quinze sols." Plus, du vingt-sixième, un clystère carminatif, pour chasser les vents de Monsieur, trente sols. "Dix Sols, Monsieur Fleurant." Plus, le clystère de Monsieur réitéré le soir, comme dessus, trente sols. "Monsieur Fleurant, dix sols." Plus, du vingt-septième, une bonne médecine composée pour hâter d’aller, et chasser dehors les mauvaises humeurs de Monsieur, trois livres. "Bon, vingt et trente sols : je suis bien aise que vous soyez raisonnable." Plus, du vingt-huitième, une prise de petit-lait clarifié, et dulcoré, pour adoucir, lénifier, tempérer, et rafraîchir le sang de Monsieur, vingt sols. "Bon, dix sols." Plus, une potion cordiale et préservative, composée avec douze grains de bézoard, sirops de limon et grenade, et autres, suivant l’ordonnance, cinq livres. "Ah ! Monsieur Fleurant, tout doux, s’il vous plaît ; si vous en usez comme cela, on ne voudra plus être malade : contentez-vous de quatre francs. Vingt et quarante sols. Trois et deux font cinq, et cinq font dix, et dix font vingt. Soixante et trois livres, quatre sols, six deniers. Si bien donc que de ce mois j’ai pris une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept et huit médecines ; et un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze et douze lavements ; et l’autre mois il y avait douze médecines, et vingt lavements. Je ne m’étonne pas si je ne me porte pas si bien ce mois-ci que l’autre. Je le dirai à Monsieur Purgon, afin qu’il mette ordre à cela. Allons, qu’on m’ôte tout ceci. Il n’y a personne : j’ai beau dire, on me laisse toujours seul ; il n’y a pas moyen de les arrêter ici. Il sonne une sonnette pour faire venir ses gens. Ils n’entendent point, et ma sonnette ne fait pas assez de bruit. Drelin, drelin, drelin : point d’affaire. Drelin, drelin, Drelin : ils sont sourds. Toinette ! Drelin, drelin, drelin : tout comme si je ne sonnais point. Chienne, coquine ! Drelin, drelin, drelin : j’enrage. Il ne sonne plus, mais il crie. Drelin, drelin, drelin : carogne, à tous les diables ! Est-il possible qu’on laisse comme cela un pauvre malade tout seul ? Drelin, drelin, drelin : voilà qui est pitoyable ! Drelin, drelin, drelin : ah, mon Dieu ! Ils me laisseront ici mourir. Drelin, drelin, drelin.
Scène II

TOINETTE, ARGAN.

TOINETTE, en entrant dans la chambre : On y va.

ARGAN : Ah, chienne ! Ah, carogne. !

TOINETTE, faisant semblant de s’être cogné la tête : Diantre soit fait de votre impatience ! Vous pressez si fort les personnes, que je me suis donné un grand coup de la tête contre la carne d’un volet.

ARGAN, en colère : Ah, traîtresse. !

TOINETTE, pour l’interrompre et l’empêcher de crier, se plaint toujours en disant : Ha !

ARGAN : Il y a.

TOINETTE : Ha !

ARGAN : Il y a une heure.

TOINETTE : Ha !

ARGAN : Tu m’as laissé.

TOINETTE : Ha !

ARGAN : Tais-toi donc, coquine, que je te querelle. coquine-äåâêà

TOINETTE : Çamon, ma foi ! J’en suis d’avis, après ce que je me suis fait. J’en suis d’avis[1]

ARGAN : Tu m’as fait égosiller, carogne. Tu m’as fait égosiller[2].

TOINETTE : Et vous m’avez fait, vous, casser la tête ; l’un vaut bien l’autre ; quitte à quitte, si vous voulez.

ARGAN : Quoi ? coquine.

TOINETTE : Si vous querellez, je pleurerai.

ARGAN : Me laisser, traîtresse.

TOINETTE, toujours pour l’interrompre : Ha !

ARGAN : Chienne, tu veux.

TOINETTE : Ha !

ARGAN : Quoi ? il faudra encore que je n’aie pas le plaisir de la quereller.

TOINETTE : Querellez tout votre soûl, je le veux bien. soûl — ïüÿíûé

ARGAN : Tu m’en empêches, chienne, en m’interrompant à tous coups.

TOINETTE : Si vous avez le plaisir de quereller, il faut bien que, de mon côté, j’aie le plaisir de pleurer : chacun le sien, ce n’est pas trop. Ha !

ARGAN : Allons, il faut en passer par là. ôte-moi ceci, coquine, ôte-moi ceci.

ARGAN : Qu’on me fasse venir ma fille Angélique, j’ai à lui dire quelque chose.

TOINETTE : La voici qui vient d’elle-même : elle a deviné votre pensée.

Scène V

ARGAN, ANGÉLIQUE, TOINETTE.

ARGAN se met dans sa chaise : Ô çà, ma fille, je vais vous dire une nouvelle, où peut-être ne vous attendez-vous pas : on vous demande en mariage. Qu’est-ce que cela ? vous riez. Cela est plaisant, oui, ce mot de mariage ; il n’y a rien de plus drôle pour les jeunes filles : ah ! nature, nature ! à ce que je puis voir, ma fille, je n’ai que faire de vous demander si vous voulez bien vous marier.

ANGÉLIQUE : Je dois faire, mon père, tout ce qu’il vous plaira de m’ordonner.

ARGAN : Je suis bien aise d’avoir une fille si obéissante. La chose est donc conclue, et je vous ai promise.

ANGÉLIQUE : C’est à moi, mon père, de suivre aveuglément toutes vos volontés.

ARGAN : Ma femme, votre belle-mère, avait envie que je vous fisse religieuse, et votre petite sœur Louison aussi, et de tout temps elle a été aheurtée à cela.

TOINETTE, tout bas : La bonne bête a ses raisons.

ARGAN : Elle ne voulait point consentir à ce mariage, mais je l’ai emporté, et ma parole est donnée.

ANGÉLIQUE : Ah ! mon père, que je vous suis obligée de toutes vos bontés.

TOINETTE : En vérité, je vous sais bon gré de cela, et voilà l’action la plus sage que vous ayez faite de votre vie. bon gré-îõîòíî

ARGAN : Je n’ai point encore vu la personne ; mais on m’a dit que j’en serais content, et toi aussi.

ANGÉLIQUE : Assurément, mon père.

ARGAN : Comment l’as-tu vu ?

ANGÉLIQUE : Puisque votre consentement m’autorise à vous pouvoir ouvrir mon cœur, je ne feindrai point de vous dire que le hasard nous a fait connaître il y a six jours, et que la demande qu’on vous a faite est un effet de l’inclination que, dès cette première vue, nous avons prise l’un pour l’autre.

ARGAN : Ils ne m’ont pas dit cela ; mais j’en suis bien aise, et c’est tant mieux que les choses soient de la sorte. Ils disent que c’est un grand jeune garçon bien fait.

ANGÉLIQUE : Oui, mon père.

ARGAN : De belle taille.

ANGÉLIQUE : Sans doute.

ARGAN : Agréable de sa personne.

ANGÉLIQUE : Assurément.

ARGAN : De bonne physionomie.

ANGÉLIQUE : Très bonne.

ARGAN : Sage, et bien né.

ANGÉLIQUE : Tout à fait.

ARGAN : Fort honnête.

ANGÉLIQUE : Le plus honnête du monde.

ARGAN : Qui parle bien latin, et grec.

ANGÉLIQUE : C’est ce que je ne sais pas.

ARGAN : Et qui sera reçu médecin dans trois jours.

ANGÉLIQUE : Lui, mon père ?

ARGAN : Oui. Est-ce qu’il ne te l’a pas dit ?

ANGÉLIQUE : Non vraiment. Qui vous l’a dit à vous ?

ARGAN : Monsieur Purgon.

ANGÉLIQUE : Est-ce que Monsieur Purgon le connaît ?

ARGAN : La belle demande ! Il faut bien qu’il le connaisse, puisque c’est son neveu.

ANGÉLIQUE : Cléante, neveu de Monsieur Purgon ?

ARGAN : Quel Cléante ? Nous parlons de celui pour qui l’on t’a demandée en mariage.

ANGÉLIQUE : Hé ! oui.

ARGAN : Hé bien, c’est le neveu de Monsieur Purgon qui est le fils de son beau-frère le médecin, Monsieur Diafoirus ; et ce fils s’appelle Thomas Diafoirus, et non pas Cléante ; et nous avons conclu ce mariage-là ce matin, Monsieur Purgon, Monsieur Fleurant et moi, et, demain, ce gendre prétendu doit m’être amené par son père. Qu’est-ce ? vous voilà toute ébaubie ?

 vous voilà toute ébaubie — âû ïîðàæåíû

ANGÉLIQUE : C’est, mon père, que je connais que vous avez parlé d’une personne, et que j’ai entendu une autre.

TOINETTE : Quoi ? Monsieur, vous auriez fait ce dessein burlesque ? Et avec tout le bien que vous avez, vous voudriez marier votre fille avec un médecin ?

ARGAN : Oui. De quoi te mêles-tu, coquine, impudente que tu es ?

TOINETTE : Mon Dieu ! tout doux : vous allez d’abord aux invectives. Est-ce que nous ne pouvons pas raisonner ensemble sans nous emporter ? Là, parlons de sang-froid. Quelle est votre raison, s’il vous plaît, pour un tel mariage ?

ARGAN : Ma raison est que, me voyant infirme et malade comme je suis, je veux me faire un gendre et des alliés médecins, afin de m’appuyer de bons secours contre ma maladie, d’avoir dans ma famille les sources des remèdes qui me sont nécessaires, et d’être à même des consultations et des ordonnances.

TOINETTE : Hé bien ! voilà dire une raison, et il y a plaisir à se répondre doucement les uns aux autres. Mais, Monsieur, mettez la main à la conscience : est-ce que vous êtes malade ?

ARGAN : Comment, coquine, si je suis malade ? si je suis malade, impudente ?

TOINETTE : Hé bien ! oui, Monsieur, vous êtes malade, n’ayons point de querelle là-dessus ; oui, vous êtes fort malade, j’en demeure d’accord, et plus malade que vous ne pensez : voilà qui est fait. Mais votre fille doit épouser un mari pour elle, et, n’étant point malade, il n’est pas nécessaire de lui donner un médecin.

ARGAN : C’est pour moi que je lui donne ce médecin ; et une fille de bon naturel doit être ravie d’épouser ce qui est utile à la santé de son père.

TOINETTE : Ma foi ! Monsieur, voulez-vous qu’en amie je vous donne un conseil ?

ARGAN : Quel est-il ce conseil ?

TOINETTE : De ne point songer à ce mariage-là.

ARGAN : Hé la raison ?

TOINETTE : La raison ? C’est que votre fille n’y consentira point.

ARGAN : Elle n’y consentira point ?

TOINETTE : Non.

ARGAN : Ma fille ?

TOINETTE : Votre fille. Elle vous dira qu’elle n’a que faire de Monsieur Diafoirus, ni de son fils Thomas Diafoirus, ni de tous les Diafoirus du monde.

ARGAN : J’en ai affaire, moi, outre que le parti est plus avantageux qu’on ne pense. Monsieur Diafoirus n’a que ce fils-là pour tout héritier ; et, de plus, Monsieur Purgon, qui n’a ni femme, ni enfants, lui donne tout son bien en faveur de ce mariage ; et Monsieur Purgon est un homme qui a huit mille bonnes livres de rente.

TOINETTE : Il faut qu’il ait tué bien des gens, pour s’être fait si riche.

ARGAN : Huit mille livres de rente sont quelque chose, sans compter le bien du père.

TOINETTE : Monsieur, tout cela est bel et bon ; mais j’en reviens toujours là : je vous conseille, entre nous, de lui choisir un autre mari, et elle n’est point faite pour être Madame Diafoirus.

ARGAN : Et je veux, moi, que cela soit.

TOINETTE : Eh fi ! ne dites pas cela.

ARGAN : Comment, que je ne dise pas cela ?

TOINETTE : Hé non !

ARGAN : Et pourquoi ne le dirai-je pas ?

TOINETTE : On dira que vous ne songez pas à ce que vous dites.

ARGAN : On dira ce qu’on voudra ; mais je vous dis que je veux qu’elle exécute la parole que j’ai donnée.

TOINETTE : Non : je suis sûre qu’elle ne le fera pas.

ARGAN : Je l’y forcerai bien.

TOINETTE : Elle ne le fera pas, vous dis-je.

ARGAN : Elle le fera, ou je la mettrai dans un convent.

TOINETTE : Vous ?

ARGAN : Moi.

TOINETTE : Bon.

ARGAN : Comment, « bon » ?

TOINETTE : Vous ne la mettrez point dans un convent.

ARGAN : Je ne la mettrai point dans un convent ?

TOINETTE : Non.

ARGAN : Non ?

TOINETTE : Non.

ARGAN : Ouais ! Voici qui est plaisant : je ne mettrai pas ma fille dans un convent, si je veux ?

TOINETTE : Non, vous dis-je.

ARGAN : Qui m’en empêchera ?

TOINETTE : Vous-même.

ARGAN : Moi ?

TOINETTE : Oui : vous n’aurez pas ce cœur-là.

ARGAN : Je l’aurai.

TOINETTE : Vous vous moquez.

ARGAN : Je ne me moque point.

TOINETTE : La tendresse paternelle vous prendra.

ARGAN : Elle ne me prendra point.

TOINETTE : Une petite larme ou deux, des bras jetés au cou, un « mon petit papa mignon », prononcé tendrement sera assez pour vous toucher.

ARGAN : Tout cela ne fera rien.

TOINETTE : Oui, oui.

ARGAN : Je vous dis que je n’en démordrai point.

TOINETTE : Bagatelles.

ARGAN : Il ne faut point dire « bagatelles ».

TOINETTE : Mon Dieu ! je vous connais, vous êtes bon naturellement.

ARGAN, avec emportement : Je ne suis point bon, et je suis méchant quand je veux.

TOINETTE : Doucement, Monsieur : vous ne songez pas que vous êtes malade.

ARGAN : Je lui commande absolument de se préparer à prendre le mari que je dis.

TOINETTE : Et moi, je lui défends absolument d’en faire rien.

ARGAN : Où est-ce donc que nous sommes ? et quelle audace est-ce là à une coquine de servante de parler de la sorte devant son maître ?

TOINETTE : Quand un maître ne songe pas à ce qu’il fait, une servante bien sensée est en droit de le redresser.

ARGAN court après Toinette : Ah ! insolente, il faut que je t’assomme.

TOINETTE se sauve de lui : Il est de mon devoir de m’opposer aux choses qui vous peuvent déshonorer.

ARGAN, en colère, court après elle autour de sa chaise, son bâton à la main : Viens, viens, que je t’apprenne à parler.

TOINETTE, courant, et se sauvant du côté de la chaise où n’est pas Argan : Je m’intéresse, comme je dois, à ne vous point laisser faire de folie.

ARGAN : Chienne !

TOINETTE : Non, je ne consentirai jamais à ce mariage.

ARGAN : Pendarde !

TOINETTE : Je ne veux point qu’elle épouse votre Thomas Diafoirus.

ARGAN : Carogne !

TOINETTE : Et elle m’obéira plutôt qu’à vous.

ARGAN : Angélique, tu ne veux pas m’arrêter cette coquine-là ?

ANGÉLIQUE : Eh ! mon père, ne vous faites point malade.

ARGAN : Si tu ne me l’arrêtes, je te donnerai ma malédiction.

TOINETTE : Et moi, je la déshériterai, si elle vous obéit.

ARGAN se jette dans sa chaise, étant las de courir après elle : Ah ! ah ! je n’en puis plus. Voilà pour me faire mourir.

Scène VI

BÉLINE, TOINETTE, ARGAN.

ARGAN : Ah ! ma femme, approchez.

BÉLINE : Qu’avez-vous, mon pauvre mari ?

ARGAN : Venez-vous-en ici à mon secours.

BÉLINE : Qu’est-ce que c’est donc qu’il y a, mon petit fils ?

ARGAN : Mamie.

BÉLINE : Mon ami.

ARGAN : On vient de me mettre en colère !

BÉLINE : Hélas ! pauvre petit mari. Comment donc, mon ami ?

ARGAN : Votre coquine de Toinette est devenue plus insolente que jamais.

BÉLINE : Ne vous passionnez donc point.

ARGAN : Elle m’a fait enrager, mamie.

BÉLINE : Doucement, mon fils.

ARGAN : Elle a contrecarré, une heure durant, les choses que je veux faire.

BÉLINE : Là, là, tout doux.

ARGAN : Et a eu l’effronterie de me dire que je ne suis point malade.

BÉLINE : C’est une impertinente.

ARGAN : Vous savez, mon cœur, ce qui en est.

BÉLINE : Oui, mon cœur, elle a tort.

ARGAN : Mamour, cette coquine-là me fera mourir.

BÉLINE : Eh là ! Eh là !

ARGAN : Elle est cause de toute la bile que je fais.

BÉLINE : Ne vous fâchez point tant.

ARGAN : Et il y a je ne sais combien que je vous dis de me la chasser.

BÉLINE : Mon Dieu ! mon fils, il n’y a point de serviteurs et de servantes qui n’aient leurs défauts. On est contraint parfois de souffrir leurs mauvaises qualités à cause des bonnes. Celle-ci est adroite, soigneuse, diligente, et surtout fidèle ; et vous savez qu’il faut maintenant de grandes précautions pour les gens que l’on prend. Holà ! Toinette.

TOINETTE : Madame.

BÉLINE : Pourquoi donc est-ce que vous mettez mon mari en colère ?

TOINETTE, d’un ton doucereux : Moi, Madame, hélas ! Je ne sais pas ce que vous me voulez dire, et je ne songe qu’à complaire à Monsieur en toutes choses.

ARGAN : Ah ! la traîtresse !

TOINETTE : Il nous a dit qu’il voulait donner sa fille en mariage au fils de Monsieur Diafoirus ; je lui ai répondu que je trouvais le parti avantageux pour elle ; mais que je croyais qu’il ferait mieux de la mettre dans un convent.

BÉLINE : Il n’y a pas grand mal à cela, et je trouve qu’elle a raison.

ARGAN : Ah ! mamour, vous la croyez. C’est une scélérate : elle m’a dit cent insolences.

BÉLINE : Hé bien ! je vous crois, mon ami. Là, remettez-vous. Écoutez, Toinette, si vous fâchez jamais mon mari, je vous mettrai dehors. Çà, donnez-moi des oreillers, que je l’accommode dans sa chaise. Vous voilà je ne sais comment. Enfoncez bien votre bonnet jusque sur vos oreilles : il n’y a rien qui enrhume tant que de prendre l’air par les oreilles.

ARGAN : Ah ! mamie, que je vous suis obligé de tous les soins que vous prenez de moi !

BÉLINE, accommodant les oreillers qu’elle met autour d’Argan : Levez-vous, que je mette ceci sous vous. Mettons celui-ci pour vous appuyer, et celui-là de l’autre côté. Mettons celui-ci derrière votre dos, et cet autre-là pour soutenir votre tête.

TOINETTE, lui mettant rudement un oreiller sur la tête, et puis fuyant : Et celui-ci pour vous garder du serein.

ARGAN se lève en colère, et jette tous les oreillers à Toinette : Ah ! coquine, tu veux m’étouffer.

BÉLINE : Eh là, eh là ! Qu’est-ce que c’est donc ?

ARGAN, tout essoufflé, se jette dans sa chaise : Ah, ah, ah ! je n’en puis plus.

BÉLINE : Pourquoi vous emporter ainsi ? Elle a cru faire bien.

ARGAN : Vous ne connaissez pas, mamour, la malice de la pendarde. Ah ! elle m’a mis tout hors de moi ; et il faudra plus de huit médecines, et de douze lavements, pour réparer tout ceci.

BÉLINE : Là, là, mon petit ami, apaisez-vous un peu.

ARGAN : Mamie, vous êtes toute ma consolation.

BÉLINE : Pauvre petit fils.

ARGAN : Pour tâcher de reconnaître l’amour que vous me portez, je veux, mon cœur, comme je vous ai dit, faire mon testament.

BÉLINE : Ah ! mon ami, ne parlons point de cela, je vous prie : je ne saurais souffrir cette pensée ; et le seul mot de testament me fait tressaillir de douleur.

ARGAN : Mamie !

BÉLINE : Oui, mon ami, si je suis assez malheureuse pour vous perdre.

ARGAN : Ma chère femme !

BÉLINE : La vie ne me sera plus de rien.

ARGAN : Mamour !

BÉLINE : Et je suivrai vos pas, pour vous faire connaître la tendresse que j’ai pour vous.

ARGAN : Mamie, vous me fendez le cœur. Consolez-vous, je vous en prie.

Il faut faire mon testament, mamour ; mais, par précaution, je veux vous mettre entre les mains vingt mille francs en or, que j’ai dans le lambris de mon alcôve, et deux billets payables au porteur, qui me sont dus, l’un par Monsieur Damon, et l’autre par Monsieur Gérante.

BÉLINE : Non, non, je ne veux point de tout cela ! Ah ! Combien dites-vous qu’il y a dans votre alcôve ?

ARGAN : Vingt mille francs, mamour.

BÉLINE : Ne me parlez point de bien, je vous prie. Ah ! de combien sont les deux billets ?

ARGAN : Ils sont, mamie, l’un de quatre mille francs, et l’autre de six.

BÉLINE : Tous les biens du monde, mon ami, ne me sont rien au prix de vous.

ARGAN : Mamour, conduisez-moi, je vous prie.

BÉLINE : Allons, mon pauvre petit fils.

Acte II

Scène II

ARGAN, TOINETTE, CLÉANTE.

ARGAN : Monsieur Purgon m’a dit de me promener le matin dans ma chambre, douze allées, et douze venues ; mais j’ai oublié à lui demander si c’est en long, ou en large.

TOINETTE : Monsieur, voilà un.

ARGAN : Parle bas, pendarde : tu viens m’ébranler tout le cerveau.

TOINETTE : Je voulais vous dire, Monsieur.

ARGAN : Parle bas, te dis-je.

TOINETTE : Monsieur. Elle fait semblant de parler.

ARGAN : Eh ?

TOINETTE : Je vous dis que. Elle fait semblant de parler.

ARGAN : Qu’est-ce que tu dis ?

TOINETTE, haut : Je dis que voilà un homme qui veut parler à vous.

ARGAN : Qu’il vienne. Toinette fait signe à Cléante d’avancer.

CLÉANTE : Monsieur.

TOINETTE, raillant : Ne parlez pas si haut, de peur d’ébranler le cerveau de Monsieur.

CLÉANTE : Monsieur, je suis ravi de vous trouver debout et de voir que vous vous portez mieux.

TOINETTE, feignant d’être en colère : Comment « qu’il se porte mieux » ? Cela est faux : Monsieur se porte toujours mal.

CLÉANTE : J’ai ouï dire que Monsieur était mieux, et je lui trouve bon visage.

TOINETTE : Que voulez-vous dire avec votre bon visage ? Monsieur l’a fort mauvais, et ce sont des impertinents qui vous ont dit qu’il était mieux. Il ne s’est jamais si mal porté.

ARGAN : Elle a raison.

TOINETTE : Il marche, dort, mange, et boit tout comme les autres ; mais cela n’empêche pas qu’il ne soit fort malade.

ARGAN : Cela est vrai.

CLÉANTE : Monsieur, j’en suis au désespoir. Je viens de la part du maître à chanter de Mademoiselle votre fille. Il s’est vu obligé d’aller à la campagne pour quelques jours ; et comme son ami intime, il m’envoie à sa place, pour lui continuer ses leçons.

ARGAN : Fort bien. Appelez Angélique.

TOINETTE : Je crois, Monsieur, qu’il sera mieux de mener Monsieur à sa chambre.

ARGAN : Non ; faites-la venir.

TOINETTE : Il ne pourra lui donner leçon comme il faut, s’ils ne sont en particulier.

ARGAN : Si fait, si fait.

TOINETTE : Monsieur, cela ne fera que vous étourdir.

ARGAN : Point, point : j’aime la musique, et je serai bien aise de. Ah ! la voici. Allez-vous-en voir, vous, si ma femme est habillée.

Scène III

ARGAN, ANGÉLIQUE, CLÉANTE.

ARGAN : Venez, ma fille : votre maître de musique est allé aux champs, et voilà une personne qu’il envoie à sa place pour vous montrer.

ANGÉLIQUE : Ah, Ciel !

ARGAN : Qu’est-ce ? d’où vient cette surprise ?

ANGÉLIQUE : C’est...

ARGAN : Quoi ? qui vous émeut de la sorte ?

ANGÉLIQUE : C’est, mon père, une aventure surprenante qui se rencontre ici.

ARGAN : Comment ?

ANGÉLIQUE : J’ai songé cette nuit que j’étais dans le plus grand embarras du monde, et qu’une personne faite tout comme Monsieur s’est présentée à moi, à qui j’ai demandé secours, et qui m’est venue tirer de la peine où j’étais ; et ma surprise a été grande de voir inopinément, en arrivant ici, ce que j’ai eu dans l’idée toute la nuit.

CLÉANTE : Ce n’est pas être malheureux que d’occuper votre pensée, soit en dormant, soit en veillant, et mon bonheur serait grand sans doute si vous étiez dans quelque peine dont vous me jugeassiez digne de vous tirer ; et il n’y a rien que je ne fisse pour.

Scène IV

TOINETTE, CLÉANTE, ANGÉLIQUE, ARGAN.

TOINETTE, par dérision : Ma foi, Monsieur, je suis pour vous maintenant, et je me dédis de tout ce que je disais hier. Voici Monsieur Diafoirus le père, et Monsieur Diafoirus le fils, qui viennent vous rendre visite. Que vous serez bien engendré ! Vous allez voir le garçon le mieux fait du monde, et le plus spirituel. Il n’a dit que deux mots, qui m’ont ravie, et votre fille va être charmée de lui.

ARGAN, à Cléante, qui feint de vouloir s’en aller : Ne vous en allez point, Monsieur. C’est que je marie ma fille ; et voilà qu’on lui amène son prétendu mari, qu’elle n’a point encore vu.

CLÉANTE : C’est m’honorer beaucoup, Monsieur, de vouloir que je sois témoin d’une entrevue si agréable.

ARGAN : C’est le fils d’un habile médecin, et le mariage se fera dans quatre jours.

CLÉANTE : Fort bien.

ARGAN : Mandez-le un peu à son maître de musique, afin qu’il se trouve à la noce.

CLÉANTE : Je n’y manquerai pas.

ARGAN : Je vous y prie aussi.

CLÉANTE : Vous me faites beaucoup d’honneur.

TOINETTE : Allons, qu’on se range, les voici.

Scène V

MONSIEUR DIAFOIRUS, THOMAS DIAFOIRUS, ARGAN, CLÉANTE, ANGÉLIQUE, TOINETTE.

ARGAN, mettant la main à son bonnet sans l’ôter : Monsieur Purgon, Monsieur, m’a défendu de découvrir ma tête. Vous êtes du métier, vous savez les conséquences.

MONSIEUR DIAFOIRUS : Nous sommes dans toutes nos visites pour porter secours aux malades, et non pour leur porter de l’incommodité.

ARGAN : Je reçois, Monsieur. Ils parlent tous deux en même temps, s’interrompent et confondent.

MONSIEUR DIAFOIRUS : Nous venons ici, Monsieur.

ARGAN : Avec beaucoup de joie.

MONSIEUR DIAFOIRUS : Mon fils Thomas, et moi.

ARGAN : L’honneur que vous me faites.

MONSIEUR DIAFOIRUS : Vous témoigner, Monsieur.

ARGAN : Et j’aurais souhaité.

MONSIEUR DIAFOIRUS : Le ravissement où nous sommes.

ARGAN : De pouvoir aller chez vous.

MONSIEUR DIAFOIRUS : De la grâce que vous nous faites.

ARGAN : Pour vous en assurer.

MONSIEUR DIAFOIRUS : De vouloir bien nous recevoir.

ARGAN : Mais vous savez, Monsieur.

MONSIEUR DIAFOIRUS : Dans l’honneur, Monsieur.

ARGAN : Ce que c’est qu’un pauvre malade.

MONSIEUR DIAFOIRUS : De votre alliance.

ARGAN : Qui ne peut faire autre chose.

MONSIEUR DIAFOIRUS : Et vous assurer.

ARGAN : Que de vous dire ici.

MONSIEUR DIAFOIRUS : Que dans les choses qui dépendront de notre métier.

ARGAN : Qu’il cherchera toutes les occasions.

MONSIEUR DIAFOIRUS : De même qu’en toute autre.

ARGAN : De vous faire connaître, Monsieur.

MONSIEUR DIAFOIRUS : Nous serons toujours prêts, Monsieur.

ARGAN : Qu’il est tout à votre service.

MONSIEUR DIAFOIRUS : à vous témoigner notre zèle. (Il se retourne vers son fils, et lui dit.) Allons, Thomas, avancez. Faites vos compliments.

THOMAS DIAFOIRUS est un grand benêt, nouvellement sorti des coles, qui fait toutes choses de mauvaise grâce et à contretemps : N’est-ce pas par le père qu’il convient commencer ?

MONSIEUR DIAFOIRUS : Oui.

THOMAS DIAFOIRUS : Monsieur, je viens saluer, reconnaître, chérir, et révérer en vous un second père ; mais un second père auquel j’ose dire que je me trouve plus redevable qu’au premier. Le premier m’a engendré ; mais vous m’avez choisi. Il m’a reçu par nécessité, mais vous m’avez accepté par grâce. Ce que je tiens de lui est un ouvrage de son corps, mais ce que je tiens de vous est un ouvrage de votre volonté ; et d’autant plus que les facultés spirituelles sont au-dessus des corporelles, d’autant plus je vous dois, et d’autant plus je tiens précieuse cette future filiation, dont je viens aujourd’hui vous rendre par avance les très humbles et très respectueux hommages.

TOINETTE : Vivent les collèges, d’où l’on sort si habile homme !

THOMAS DIAFOIRUS : Cela a-t-il bien été, mon père ?

MONSIEUR DIAFOIRUS : Optime.

ARGAN, à Angélique : Allons, saluez Monsieur.

THOMAS DIAFOIRUS : Baiserai-je ?

MONSIEUR DIAFOIRUS : Oui, oui.

THOMAS DIAFOIRUS, à Angélique : Madame, c’est avec justice que le Ciel vous a concédé le nom de belle-mère, puisque l’on.

ARGAN : Ce n’est pas ma femme, c’est ma fille à qui vous parlez.

THOMAS DIAFOIRUS : Où donc est-elle ?

ARGAN : Elle va venir.

THOMAS DIAFOIRUS : Attendrai-je, mon père, qu’elle soit venue ?

MONSIEUR DIAFOIRUS : Faites toujours le compliment de Mademoiselle.

THOMAS DIAFOIRUS : Mademoiselle, ne plus ne moins que la statue de Memnon rendait un son harmonieux, lorsqu’elle venoit à être éclairée des rayons du soleil : tout de même me sens-je animé d’un doux transport à l’apparition du soleil de vos beautés. Et comme les naturalistes remarquent que la fleur nommée héliotrope tourne sans cesse vers cet astre du jour, aussi mon cœur dores-en-avant tournera-t-il toujours vers les astres resplendissants de vos yeux adorables, ainsi que vers son pôle unique. Souffrez donc, Mademoiselle, que j’appende aujourd’hui à l’autel de vos charmes l’offrande de ce cœur, qui ne respire et n’ambitionne autre gloire, que d’être toute sa vie, Mademoiselle, votre très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur, et mari.

TOINETTE, en le raillant : Voilà ce que c’est que d’étudier, on apprend à dire de belles choses.

ARGAN : Eh ! que dites-vous de cela ?

CLÉANTE : Que Monsieur fait merveilles, et que s’il est aussi bon médecin qu’il est bon orateur, il y aura plaisir à être de ses malades.

TOINETTE : Assurément. Ce sera quelque chose d’admirable s’il fait d’aussi belles cures qu’il fait de beaux discours.

ARGAN : Allons vite ma chaise, et des sièges à tout le monde. Mettez-vous là, ma fille. Vous voyez, Monsieur, que tout le monde admire Monsieur votre fils, et je vous trouve bien heureux de vous voir un garçon comme cela.

MONSIEUR DIAFOIRUS : Monsieur, ce n’est pas parce que je suis son père, Mais je puis dire que j’ai sujet d’être content de lui. Lorsque je l’envoyai au collège, il trouva de la peine ; mais il se raidissait contre les difficultés, et ses régents se louaient toujours à moi de son assiduité, et de son travail. Enfin, à force de battre le fer, il en est venu glorieusement à avoir ses licences ;Mais sur toute chose ce qui me plaît en lui, c’est qu’il s’attache aveuglément aux opinions de nos anciens, et que jamais il n’a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle, touchant la circulation du sang, et autres opinions de même farine.

ARGAN : N’est-ce pas votre intention, Monsieur, de le pousser à la cour, et d’y ménager pour lui une charge de médecin ?

MONSIEUR DIAFOIRUS : à vous en parler franchement, notre métier auprès des grands ne m’a jamais paru agréable, et j’ai toujours trouvé qu’il valait mieux, pour nous autres, demeurer au public. Ce qu’il y a de fâcheux auprès des grands, c’est que, quand ils viennent à être malades, ils veulent absolument que leurs médecins les guérissent.

TOINETTE : Cela est plaisant, et ils sont bien impertinents de vouloir que vous autres Messieurs vous les guérissiez : vous n’êtes point auprès d’eux pour cela ; vous n’y êtes que pour recevoir vos pensions, et leur ordonner des remèdes ; c’est à eux à guérir s’ils peuvent.

MONSIEUR DIAFOIRUS : Cela est vrai. On n’est obligé qu’à traiter les gens dans les formes.

ARGAN, à Cléante : Monsieur, faites un peu chanter ma fille devant la compagnie.

CLÉANTE : J’attendais vos ordres, Monsieur, et il m’est venu en pensée, pour divertir la compagnie, de chanter avec Mademoiselle une scène d’un petit opéra qu’on a fait depuis peu. Tenez, voilà votre partie.

ANGÉLIQUE : Moi ?

CLÉANTE bas à ANGÉLIQUE : Ne vous défendez point, s’il vous plaît, et me laissez vous faire comprendre ce que c’est que la scène que nous devons chanter. C’est proprement ici un petit opéra impromptu, et vous n’allez entendre chanter que de la prose cadencée, ou des manières de vers libres, tels que la passion et la nécessité peuvent faire trouver à deux personnes qui disent les choses d’eux-mêmes, et parlent sur-le-champ.

ARGAN : Fort bien. Écoutons.

CLÉANTE

Belle Philis, c’est trop, c’est trop souffrir ;

Rompons ce dur silence, et m’ouvrez vos pensées.

Apprenez-moi ma destinée :

Faut-il vivre ? Faut-il mourir ?

ANGÉLIQUE

répond en chantant

Vous me voyez, Tircis, triste et mélancolique,

Aux apprêts de l’hymen dont vous vous alarmez :

Je lève au ciel les yeux, je vous regarde, je soupire,

C’est vous en dire assez.

ARGAN : Ouais ! je ne croyais pas que ma fille fût si habile que de chanter ainsi à livre ouvert, sans hésiter.

CLÉANTE

Hélas ! belle Philis,

Se pourrait-il que l’amoureux Tircis

Eût assez de bonheur,

Pour avoir quelque place dans votre cœur ?

ANGÉLIQUE

Je ne m’en défends point dans cette peine extrême :

Oui, Tircis, je vous aime.

CLÉANTE

Ô parole pleine d’appas !

Ai-je bien entendu, hélas !

Redites-la, Philis, que je n’en doute pas.

ANGÉLIQUE

Oui, Tircis, je vous aime.

CLÉANTE

De grâce, encor, Philis.

ANGÉLIQUE

Je vous aime.

CLÉANTE

Recommencez cent fois, ne vous en lassez pas.

ANGÉLIQUE

Je vous aime, je vous aime,

Oui, Tircis, je vous aime.

CLÉANTE

Dieux, rois, qui sous vos pieds regardez tout le monde,

Pouvez-vous comparer votre bonheur au mien ?

Mais, Philis, une pensée

Vient troubler ce doux transport :

Un rival, un rival.

ANGÉLIQUE

Ah ! je le hais plus que la mort ;

Et sa présence, ainsi qu’à vous,

M’est un cruel supplice.

CLÉANTE

Mais un père à ses vœux vous veut assujettir.

ANGÉLIQUE

Plutôt, plutôt mourir,

Que de jamais y consentir ;

Plutôt, plutôt mourir, plutôt mourir.

ARGAN : Et que dit le père à tout cela ?

CLÉANTE : Il ne dit rien.

ARGAN : Voilà un sot père que ce père-là, de souffrir toutes ces sottises-là sans rien dire.

CLÉANTE

Ah ! mon amour.

ARGAN : Non, non, en voilà assez. Cette comédie-là est de fort mauvais exemple. Le berger Tircis est un impertinent, et la bergère Philis une impudente, de parler de la sorte devant son père. Montrez-moi ce papier. Ha, ha. Où sont donc les paroles que vous avez dites ? Il n’y a là que de la musique écrite ?

CLÉANTE : Est-ce que vous ne savez pas, Monsieur, qu’on a trouvé depuis peu l’invention d’écrire les paroles avec les notes mêmes ?

ARGAN : Fort bien. Je suis votre serviteur, Monsieur ; jusqu’au revoir. Nous nous serions bien passés de votre impertinent d’opéra.

CLÉANTE : J’ai cru vous divertir.

ARGAN : Les sottises ne divertissent point. Ah ! voici ma femme.

Scène VI

BÉLINE, ARGAN, TOINETTE, ANGÉLIQUE, MONSIEUR DIAFOIRUS, THOMAS DIAFOIRUS.

ARGAN : Mamour, voilà le fils de Monsieur Diafoirus.

THOMAS DIAFOIRUS commence un compliment qu’il avait étudié, et la mémoire lui manquant, il ne peut le continuer : Madame, c’est avec justice que le Ciel vous a concédé le nom de belle-mère, puisque l’on voit sur votre visage.

BÉLINE : Monsieur, je suis ravie d’être venue ici à propos pour avoir l’honneur de vous voir.

THOMAS DIAFOIRUS : Puisque l’on voit sur votre visage… Puisque l’on voit sur votre visage… Madame, vous m’avez interrompu dans le milieu de ma période, et cela m’a troublé la mémoire.

MONSIEUR DIAFOIRUS : Thomas, réservez cela pour une autre fois.

ARGAN : Je voudrais, mamie, que vous eussiez été ici tantôt.

TOINETTE : Ah ! Madame, vous avez bien perdu de n’avoir point été au second père, à la statue de Memnon, et à la fleur nommée héliotrope.

ARGAN : Allons, ma fille, touchez dans la main de Monsieur, et lui donnez votre foi, comme à votre mari.

ANGÉLIQUE : Mon père.

ARGAN : Hé bien ! « Mon père » ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

ANGÉLIQUE : De grâce, ne précipitez pas les choses. Donnez-nous au moins le temps de nous connaître, et de voir naître en nous l’un pour l’autre cette inclination si nécessaire à composer une union parfaite.

THOMAS DIAFOIRUS : Quant à moi, Mademoiselle, elle est déjà toute née en moi, et je n’ai pas besoin d’attendre davantage.

ANGÉLIQUE : Si vous êtes si prompt, Monsieur, il n’en est pas de même de moi, et je vous avoue que votre mérite n’a pas encore fait assez d’impression dans mon âme.

ARGAN : Ho bien, bien ! cela aura tout le loisir de se faire, quand vous serez mariés ensemble.

TOINETTE : Vous avez beau raisonner : Monsieur est frais émoulu du collège, et il vous donnera toujours votre reste.

BÉLINE : Elle a peut-être quelque inclination en tête.

ANGÉLIQUE : Si j’en avais, Madame, elle serait telle que la raison et l’honnêteté pourraient me la permettre.

ARGAN : Ouais ! Je joue ici un plaisant personnage.

BÉLINE : Si j’étais que de vous, mon fils, je ne la forcerais point à se marier, et je sais bien ce que je ferais.

ANGÉLIQUE : Je sais, Madame, ce que vous voulez dire, et les bontés que vous avez pour moi ; mais peut-être que vos conseils ne seront pas assez heureux pour être exécutés.

BÉLINE : C’est que les filles bien sages et bien honnêtes, comme vous, se moquent d’être obéissantes, et soumises aux volontés de leurs pères. Cela était bon autrefois.

ANGÉLIQUE : Si mon père ne veut pas me donner un mari qui me plaise, je le conjurerai au moins de ne me point forcer à en épouser un que je ne puisse pas aimer.

ARGAN : Messieurs, je vous demande pardon de tout ceci.

ANGÉLIQUE : Chacun a son but en se mariant. Il y en a d’aucunes, Madame, qui ne se marient que pour s’enrichir par la mort de ceux qu’elles épousent. Ces personnes-là, à la vérité, n’y cherchent pas tant de façons, et regardent peu la personne.

BÉLINE : Je vous trouve aujourd’hui bien raisonnante, et je voudrais bien savoir ce que vous voulez dire par là.

ANGÉLIQUE : Moi, Madame, que voudrais-je dire que ce que je dis ?

BÉLINE : Vous êtes si sotte, mamie, qu’on ne saurait plus vous souffrir.

ANGÉLIQUE : Vous voudriez bien, Madame, m’obliger à vous répondre quelque impertinence ; mais je vous avertis que vous n’aurez pas cet avantage.

BÉLINE : Il n’est rien d’égal à votre insolence.

ANGÉLIQUE : Non, Madame, vous avez beau dire.

BÉLINE : Et vous avez un ridicule orgueil, une impertinente présomption qui fait hausser les épaules à tout le monde.

ANGÉLIQUE : Tout cela, Madame, ne servira de rien. Et pour vous ôter l’espérance de pouvoir réussir dans ce que vous voulez, je vais m’ôter de votre vue. Elle sort.

ARGAN : Écoute, il n’y a point de milieu à cela : choisis d’épouser dans quatre jours, ou Monsieur, ou un convent. Ne vous mettez pas en peine, je la rangerai bien.

BÉLINE : Je suis fâchée de vous quitter, mon fils, mais j’ai une affaire en ville, dont je ne puis me dispenser. Je reviendrai bientôt.

ARGAN : Allez, mamour, et passez chez votre notaire, afin qu’il expédie ce que vous savez.

BÉLINE : Adieu, mon petit ami.

ARGAN : Adieu, mamie. Voilà une femme qui m’aime. cela n’est pas croyable.

MONSIEUR DIAFOIRUS : Nous allons, Monsieur, prendre congé de vous.

ARGAN : Jusqu’au revoir, Monsieur.

Scène VII

BÉLINE, ARGAN.

BÉLINE : Je viens, mon fils, avant que de sortir, vous donner avis d’une chose à laquelle il faut que vous preniez garde. En passant par-devant la chambre d’Angélique, j’ai vu un jeune homme avec elle, qui s’est sauvé d’abord qu’il m’a vue.

ARGAN : Un jeune homme avec ma fille ?

BÉLINE : Oui. Votre petite fille Louison était avec eux, qui pourra vous en dire des nouvelles.

ARGAN : Envoyez-la ici, mamour, envoyez-la ici. Ah, l’effrontée ! je ne m’étonne plus de sa résistance.

Scène VIII

LOUISON, ARGAN.

LOUISON : Qu’est-ce que vous voulez, mon papa ? Ma belle-maman m’a dit que vous me demandez.

ARGAN : Oui, venez çà, avancez là. Tournez-vous, levez les yeux, regardez-moi. Eh !

LOUISON : Quoi, mon papa ?

ARGAN : Là.

LOUISON : Quoi ?

ARGAN : N’avez-vous rien à me dire ?

LOUISON : Je vous dirai, si vous voulez, pour vous désennuyer, le conte de Peau d’âne, ou bien la fable du corbeau et du renard, qu’on m’a apprise depuis peu.

ARGAN : Ce n’est pas là ce que je demande.

LOUISON : Quoi donc ?

ARGAN : Ah ! rusée, vous savez bien ce que je veux dire.

LOUISON : Pardonnez-moi, mon papa.

ARGAN : Est-ce là comme vous m’obéissez ?

LOUISON : Quoi ?

ARGAN : Ne vous ai-je pas recommandé de me venir dire d’abord tout ce que vous voyez ?

LOUISON : Oui, mon papa.

ARGAN : L’avez-vous fait ?

LOUISON : Oui, mon papa. Je vous suis venue dire tout ce que j’ai vu.

ARGAN : Et n’avez-vous rien vu aujourd’hui ?

LOUISON : Non, mon papa.

ARGAN : Non ?

LOUISON : Non, mon papa.

ARGAN : Assurément ?

LOUISON : Assurément.

ARGAN : Oh çà ! je m’en vais vous faire voir quelque chose, moi.

Il va prendre une poignée de verges.

LOUISON : Ah ! mon papa.

ARGAN : Ah, ah ! petite masque, vous ne me dites pas que vous avez vu un homme dans la chambre de votre sœur ?

LOUISON : Mon papa.

ARGAN : Voici qui vous apprendra à mentir.

LOUISON se jette à genoux : Ah ! mon papa, je vous demande pardon. C’est que ma sœur m’avait dit de ne pas vous le dire ; mais je m’en vais vous dire tout.

ARGAN : Il faut premièrement que vous ayez le fouet pour avoir menti. Puis après nous verrons au reste.

LOUISON : Pardon, mon papa.

ARGAN : Non, non.

LOUISON : Mon pauvre papa, ne me donnez pas le fouet.

ARGAN : Vous l’aurez.

LOUISON : Au nom de Dieu ! mon papa, que je ne l’aie pas.

ARGAN, la prenant pour la fouetter : Allons, allons.

LOUISON : Ah ! mon papa, vous m’avez blessée, attendez : je suis morte.

Elle contrefait la morte.

ARGAN : Holà ! Qu’est-ce là ? Louison, Louison. Ah, mon Dieu ! Louison. Ah ! ma fille ! Ah ! malheureux, ma pauvre fille est morte. Qu’ai-je fait, misérable ? Ah ! chiennes de verges. La peste soit des verges ! Ah ! ma pauvre fille, ma pauvre petite Louison.

LOUISON : Là, là, mon papa, ne pleurez point tant, je ne suis pas morte tout à fait.

ARGAN : Voyez-vous la petite rusée ? Oh çà, çà ! je vous pardonne pour cette fois-ci, pourvu que vous me disiez bien tout.

LOUISON : Ho ! oui, mon papa.

ARGAN : Prenez-y bien garde au moins, car voilà un petit doigt qui sait tout, qui me dira si vous mentez.

LOUISON : Mais, mon papa, ne dites pas à ma sœur que je vous l’ai dit.

ARGAN : Non, non.

LOUISON : C’est, mon papa, qu’il est venu un homme dans la chambre de ma sœur comme j’y étais.

ARGAN : Hé bien ?

LOUISON : Je lui ai demandé ce qu’il demandait, et il m’a dit qu’il était son maître à chanter.

ARGAN : Hon, hon. Voilà l’affaire. Hé bien ?

LOUISON : Ma sœur est venue après.

ARGAN : Hé bien ?

LOUISON : Elle lui a dit : « sortez, sortez, sortez, mon Dieu ! sortez ; vous me mettez au désespoir ».

ARGAN : Hé bien ?

LOUISON : Et lui, il ne voulait pas sortir.

ARGAN : Qu’est-ce qu’il lui disait ?

LOUISON : Il lui disait je ne sais combien de choses.

ARGAN : Et quoi encore ?

LOUISON : Il lui disait tout ci, tout çà, qu’il l’aimait bien, et qu’elle était la plus belle du monde.

ARGAN : Et puis après ?

LOUISON : Et puis après, il se mettait à genoux devant elle.

ARGAN : Et puis après ?

LOUISON : Et puis après, il lui baisait les mains.

ARGAN : Et puis après ?

LOUISON : Et puis après, ma belle-maman est venue à la porte, et il s’est enfui.

ARGAN : Il n’y a point autre chose ?

LOUISON : Non, mon papa.

ARGAN : Voilà mon petit doigt pourtant qui gronde quelque chose. (Il met son doigt à son oreille.) Attendez. Eh ! ah, ah ! oui ? Oh, oh ! voilà mon petit doigt qui me dit quelque chose que vous avez vu, et que vous ne m’avez pas dit.

LOUISON : Ah ! mon papa, votre petit doigt est un menteur.

ARGAN : Prenez garde.

LOUISON : Non, mon papa, ne le croyez pas, il ment, je vous assure.

ARGAN : Oh bien, bien ! nous verrons cela. Allez-vous-en, et prenez bien garde à tout : allez. Ah ! il n’y a plus d’enfants. Ah ! que d’affaires ! je n’ai pas seulement le loisir de songer à ma maladie. En vérité, je n’en puis plus.

Acte III

Scène III

ARGAN, BÉRALDE.

BÉRALDE : Vous voulez bien, mon frère, que je vous demande, avant toute chose, de ne vous point échauffer l’esprit dans notre conversation.

ARGAN : Voilà qui est fait.

BÉRALDE : De répondre sans nulle aigreur aux choses que je pourrai vous dire.

ARGAN : Oui.

BÉRALDE : Et de raisonner ensemble, sur les affaires dont nous avons à parler, avec un esprit détaché de toute passion.

ARGAN : Mon Dieu ! oui. Voilà bien du préambule.

BÉRALDE : D’où vient, mon frère, qu’ayant le bien que vous avez, et n’ayant d’enfants qu’une fille, car je ne compte pas la petite, d’où vient, dis-je, que vous parlez de la mettre dans un convent ?

ARGAN : D’où vient, mon frère, que je suis maître dans ma famille pour faire ce que bon me semble ?

BÉRALDE : Votre femme ne manque pas de vous conseiller de vous défaire ainsi de vos deux filles, et je ne doute point que, par un esprit de charité, elle ne fût ravie de les voir toutes deux bonnes religieuses.

ARGAN : Oh çà ! nous y voici. Voilà d’abord la pauvre femme en jeu : c’est elle qui fait tout le mal, et tout le monde lui en veut.

BÉRALDE : Non, mon frère ; laissons-la là : c’est une femme qui a les meilleures intentions du monde pour votre famille, et qui est détachée de toute sorte d’intérêt, qui a pour vous une tendresse merveilleuse, et qui montre pour vos enfants une affection et une bonté qui n’est pas concevable : cela est certain. N’en parlons point, et revenons à votre fille. Sur quelle pensée, mon frère, la voulez-vous donner en mariage au fils d’un médecin ?

ARGAN : Sur la pensée, mon frère, de me donner un gendre tel qu’il me faut.

BÉRALDE : Ce n’est point là, mon frère, le fait de votre fille, et il se présente un parti plus sortable pour elle.

ARGAN : Oui, mais celui-ci, mon frère, est plus sortable pour moi.

BÉRALDE : Mais le mari qu’elle doit prendre, doit-il être, mon frère, ou pour elle, ou pour vous ?

ARGAN : Il doit être, mon frère, et pour elle, et pour moi, et je veux mettre dans ma famille les gens dont j’ai besoin.

BÉRALDE : Par cette raison-là, si votre petite était grande, vous lui donneriez en mariage un apothicaire ?

ARGAN : Pourquoi non ?

BÉRALDE : Est-il possible que vous serez toujours embéguiné de vos apothicaires et de vos médecins, et que vous vouliez être malade en dépit des gens et de la nature ?

TOINETTE : Votre apoticaire vous demande.

ARGAN : Ah ! mon frère, avec votre permission.

BÉRALDE : Comment ? que voulez-vous faire ?

ARGAN : Prendre un petit lavement ; ce sera bientôt fait.

BÉRALDE : Vous vous moquez. Est-ce que vous ne sauriez être un moment sans lavement ou sans médecine ? Remettez cela à une autre fois, et demeurez un peu en repos.

ARGAN : Mon frère, vous serez cause ici de quelque malheur.

BÉRALDE : Le grand malheur de ne pas prendre un lavement que Monsieur Purgon a ordonné.

ARGAN : Mon Dieu ! mon frère, vous en parlez comme un homme qui se porte bien ;

BÉRALDE : Mais quel mal avez-vous ?

ARGAN : Vous me feriez enrager. Je voudrais que vous l’eussiez mon mal, pour voir si vous jaseriez tant. Ah ! voici Monsieur Purgon.

Scène V

MONSIEUR PURGON, ARGAN, BÉRALDE, TOINETTE.

MONSIEUR PURGON : Je viens d’apprendre là-bas, à la porte, de jolies nouvelles : qu’on se moque ici de mes ordonnances, et qu’on a fait refus de prendre le remède que j’avais prescrit.

ARGAN : Monsieur, ce n’est pas. . .

MONSIEUR PURGON : Voilà une hardiesse bien grande, une étrange rébellion d’un malade contre son médecin.

TOINETTE : Cela est épouvantable.

MONSIEUR PURGON : Un clystère que j’avais pris plaisir à composer moi-même.

ARGAN : Ce n’est pas moi. . .

MONSIEUR PURGON : Inventé et formé dans toutes les règles de l’art.

TOINETTE : Il a tort.

MONSIEUR PURGON : Et qui devait faire dans des entrailles un effet merveilleux.

ARGAN : Mon frère.

MONSIEUR PURGON : Le renvoyer avec mépris !

ARGAN : C’est lui. . .

MONSIEUR PURGON : C’est une action exorbitante.

TOINETTE : Cela est vrai.

MONSIEUR PURGON : Un attentat énorme contre la médecine.

ARGAN : Il est cause.

MONSIEUR PURGON : Un crime de lèse-Faculté, qui ne se peut assez punir.

TOINETTE : Vous avez raison.

MONSIEUR PURGON : Je vous déclare que je romps commerce avec vous.

ARGAN : C’est mon frère. . .

MONSIEUR PURGON : Que je ne veux plus d’alliance avec vous.

TOINETTE : Vous ferez bien.

MONSIEUR PURGON : Et que, pour finir toute liaison avec vous, voilà la donation que je faisais à mon neveu, en faveur du mariage.

ARGAN : C’est mon frère qui a fait tout le mal.

MONSIEUR PURGON : Mépriser mon clystère !

ARGAN : Faites-le venir, je m’en vais le prendre.

MONSIEUR PURGON : Je vous aurais tiré d’affaire avant qu’il fût peu.

TOINETTE : Il ne le mérite pas.

MONSIEUR PURGON : J’allais nettoyer votre corps et en évacuer entièrement les mauvaises humeurs.

ARGAN : Ah, mon frère !

MONSIEUR PURGON : Et je ne voulais plus qu’une douzaine de médecines, pour vuider le fond du sac.

TOINETTE : Il est indigne de vos soins.

MONSIEUR PURGON : Mais puisque vous n’avez pas voulu guérir par mes mains,

ARGAN : Ce n’est pas ma faute.

MONSIEUR PURGON : Puisque vous vous êtes soustrait de l’obéissance que l’on doit à son médecin,

TOINETTE : Cela crie vengeance.

MONSIEUR PURGON : Puisque vous vous êtes déclaré rebelle aux remèdes que je vous ordonnais,

ARGAN : Hé ! point du tout.

MONSIEUR PURGON : J’ai à vous dire que je vous abandonne à votre mauvaise constitution, à l’intempérie de vos entrailles, à la corruption de votre sang, à l’âcreté de votre bile et à la féculence de vos humeurs.

TOINETTE : C’est fort bien fait.

ARGAN : Mon Dieu !

MONSIEUR PURGON : Et je veux qu’avant qu’il soit quatre jours, vous deveniez dans un état incurable.

ARGAN : Ah, miséricorde !

MONSIEUR PURGON : Que vous tombiez dans la bradypepsie,

ARGAN : Monsieur Purgon.

MONSIEUR PURGON : De la bradypepsie dans la dyspepsie,

ARGAN : Monsieur Purgon.

MONSIEUR PURGON : De la dyspepsie dans l’apepsie,

ARGAN : Monsieur Purgon.

MONSIEUR PURGON : De l’apepsie dans la lienterie,

ARGAN : Monsieur Purgon.

MONSIEUR PURGON : De la lienterie dans la dyssenterie,

ARGAN : Monsieur Purgon.

MONSIEUR PURGON : De la dyssenterie dans l’hydropisie,

ARGAN : Monsieur Purgon.

MONSIEUR PURGON : Et de l’hydropisie dans la privation de la vie, où vous aura conduit votre folie.

Scène VI

ARGAN, BÉRALDE.

ARGAN : Ah, mon Dieu ! je suis mort. Mon frère, vous m’avez perdu.

BÉRALDE : Quoi ? qu’y a-t-il ?

ARGAN : Je n’en puis plus. Je sens déjà que la médecine se venge.

BÉRALDE : Ma foi ! mon frère, vous êtes fou.

ARGAN : Vous voyez, mon frère, les étranges maladies dont il m’a menacé.

BÉRALDE : Le simple homme que vous êtes !

ARGAN : Il dit que je deviendrai incurable avant qu’il soit quatre jours.

BÉRALDE : Et ce qu’il dit, que fait-il à la chose ? Est-ce un oracle qui a parlé ?

ARGAN : Ah ! mon frère, il sait tout mon tempérament et la manière dont il faut me gouverner.

BÉRALDE : Il faut vous avouer que vous êtes un homme d’une grande prévention, et que vous voyez les choses avec d’étranges yeux.

Scène VII

TOINETTE, ARGAN, BÉRALDE.

TOINETTE : Monsieur, voilà un médecin qui demande à vous voir.

ARGAN : Et quel médecin ?

TOINETTE : Un médecin de la médecine.

ARGAN : Je te demande qui il est.

TOINETTE : Je ne le connais pas ; mais il me ressemble comme deux gouttes d’eau, et si je n’étais sûre que ma mère était honnête femme, je dirais que ce serait quelque petit frère qu’elle m’aurait donné depuis le trépas de mon père.

ARGAN : Fais-le venir.

BÉRALDE : Vous êtes servi à souhait : un médecin vous quitte, un autre se présente.

ARGAN : J’ai bien peur que vous ne soyez cause de quelque malheur.

BÉRALDE : Encore ! vous en revenez toujours là ?

ARGAN : Voyez-vous ? j’ai sur le cœur toutes ces maladies-là que je ne connais point, ces...

Scène VIII

TOINETTE en médecin, ARGAN, BÉRALDE.

TOINETTE, en médecin : Monsieur, agréez que je vienne vous rendre visite et vous offrir mes petits services pour toutes les saignées et les purgations dont vous aurez besoin.

ARGAN : Monsieur, je vous suis fort obligé. Par ma foi ! voilà Toinette elle-même.

TOINETTE : Monsieur, je vous prie de m’excuser, j’ai oublié de donner une commission à mon valet ; je reviens tout à l’heure.

ARGAN : Eh ! Ne diriez-vous pas que c’est effectivement Toinette ?

BÉRALDE : Il est vrai que la ressemblance est tout à fait grande. Mais ce n’est pas la première fois qu’on a vu de ces sortes de choses, et les histoires ne sont pleines que de ces jeux de la nature.

ARGAN : Pour moi, j’en suis surpris, et...

Scène IX

TOINETTE, ARGAN, BÉRALDE.

TOINETTE quitte son habit de médecin si promptement qu’il est difficile de croire que ce soit elle qui a paru en médecin : Que voulez-vous, Monsieur ?

ARGAN : Comment ?

TOINETTE : Ne m’avez-vous pas appelé ?

ARGAN : Moi ? non.

TOINETTE : Il faut donc que les oreilles m’aient corné.

ARGAN : Demeure un peu ici pour voir comme ce médecin te ressemble.

TOINETTE, en sortant, dit : Oui, vraiment, j’ai affaire là-bas, et je l’ai assez vu.

ARGAN : Si je ne les voyais tous deux, je croirais que ce n’est qu’un.

BÉRALDE : J’ai lu des choses surprenantes de ces sortes de ressemblances, et nous en avons vu de notre temps où tout le monde s’est trompé.

ARGAN : Pour moi, j’aurais été trompé à celle-là, et j’aurais juré que c’est la même personne.

Scène X

TOINETTE, en médecin, ARGAN, BÉRALDE.

TOINETTE, en médecin : Monsieur, je vous demande pardon de tout mon cœur.

ARGAN : Cela est admirable !

TOINETTE : Vous ne trouverez pas mauvaise, s’il vous plaît, la curiosité que j’ai eue de voir un illustre malade comme vous êtes ; et votre réputation, qui s’étend partout, peut excuser la liberté que j’ai prise.

ARGAN : Monsieur, je suis votre serviteur.

TOINETTE : Je vois, Monsieur, que vous me regardez fixement. Quel âge croyez-vous bien que j’aie ?

ARGAN : Je crois que tout au plus vous pouvez avoir vingt-six, ou vingt-sept ans.

TOINETTE : Ah, ah, ah, ah, ah ! j’en ai quatre-vingt-dix.

ARGAN : Quatre-vingt-dix ?

TOINETTE : Oui. Vous voyez un effet des secrets de mon art, de me conserver ainsi frais et vigoureux.

ARGAN : Par ma foi ! voilà un beau jeune vieillard pour quatre-vingt-dix ans.

TOINETTE : Je suis médecin passager, qui vais de ville en ville, de province en province, de royaume en royaume, pour chercher d’illustres matières à ma capacité, pour trouver des malades dignes de m’occuper, capables d’exercer les grands et beaux secrets que j’ai trouvés dans la médecine. Je dédaigne de m’amuser à ce menu fatras de maladies ordinaires, à ces bagatelles de rhumatismes et de fluxions, à ces fiévrottes, à ces vapeurs, et à ces migraines. Je veux des maladies d’importance : de bonnes fièvres continues avec des transports au cerveau, de bonnes fièvres pourprées, de bonnes pestes, de bonnes hydropisies formées, de bonnes pleurésies avec des inflammations de poitrine : c’est là que je me plais, c’est là que je triomphe ; et je voudrais, Monsieur, que vous eussiez toutes les maladies que je viens de dire, que vous fussiez abandonné de tous les médecins, désespéré, à l’agonie, pour vous montrer l’excellence de mes remèdes, et l’envie que j’aurais de vous rendre service.

ARGAN : Je vous suis obligé, Monsieur, des bontés que vous avez pour moi.

TOINETTE : Donnez-moi votre pouls. Allons donc, que l’on batte comme il faut. Ahy, je vous ferai bien aller comme vous devez. Hoy, ce pouls-là fait l’impertinent : je vois bien que vous ne me connaissez pas encore. Qui est votre médecin ?

ARGAN : Monsieur Purgon.

TOINETTE : Cet homme-là n’est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. De quoi dit-il que vous êtes malade ?

ARGAN : Il dit que c’est du foie, et d’autres disent que c’est de la rate.

TOINETTE : Ce sont tous des ignorants : c’est du poumon que vous êtes malade.

ARGAN : Du poumon ?

TOINETTE : Oui. Que sentez-vous ?

ARGAN : Je sens de temps en temps des douleurs de tête.

TOINETTE : Justement, le poumon.

ARGAN : Il me semble parfois que j’ai un voile devant les yeux.

TOINETTE : Le poumon.

ARGAN : J’ai quelquefois des maux de cœur.

TOINETTE : Le poumon.

ARGAN : Je sens parfois des lassitudes par tous les membres.

TOINETTE : Le poumon.

ARGAN : Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c’était des coliques.

TOINETTE : Le poumon. Vous avez appétit à ce que vous mangez ?

ARGAN : Oui, Monsieur.

TOINETTE : Le poumon. Vous aimez à boire un peu de vin ?

ARGAN : Oui, Monsieur.

TOINETTE : Le poumon. Il vous prend un petit sommeil après le repas, et vous êtes bien aise de dormir ?

ARGAN : Oui, Monsieur.

TOINETTE : Le poumon, le poumon, vous dis-je. Que vous ordonne votre médecin pour votre nourriture ?

ARGAN : Il m’ordonne du potage.

TOINETTE : Ignorant.

ARGAN : De la volaille.

TOINETTE : Ignorant.

ARGAN : Du veau.

TOINETTE : Ignorant.

ARGAN : Des bouillons.

TOINETTE : Ignorant.

ARGAN : Des œufs frais.

TOINETTE : Ignorant.

ARGAN : Et le soir de petits pruneaux pour lâcher le ventre.

TOINETTE : Ignorant.

ARGAN : Et surtout de boire mon vin fort trempé.

TOINETTE : Ignorantus, ignoranta, ignorantum. Il faut boire votre vin pur ; et pour épaissir votre sang, qui est trop subtil, il faut manger de bon gros bœuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande, du gruau et du riz, et des marrons et des oublies, pour coller et conglutiner. Votre médecin est une bête. Je veux vous en envoyer un de ma main, et je viendrai vous voir de temps en temps, tandis que je serai en cette ville.

ARGAN : Vous m’obligez beaucoup.

TOINETTE : Que diantre faites-vous de ce bras-là ?

ARGAN : Comment ?

TOINETTE : Voilà un bras que je me ferais couper tout à l’heure, si j’étais que de vous.

ARGAN : Et pourquoi ?

TOINETTE : Ne voyez-vous pas qu’il tire à soi toute la nourriture, et qu’il empêche ce côté-là de profiter ?

ARGAN : Oui ; mais j’ai besoin de mon bras.

TOINETTE : Vous avez là aussi un œil droit que je me ferais crever, si j’étais en votre place.

ARGAN : Crever un œil ?

TOINETTE : Ne voyez-vous pas qu’il incommode l’autre, et lui dérobe sa nourriture ? Croyez-moi, faites-vous-le crever au plus tôt, vous en verrez plus clair de l’œil gauche.

ARGAN : Cela n’est pas pressé.

TOINETTE : Adieu. Je suis fâché de vous quitter si tôt ; mais il faut que je me trouve à une grande consultation qui se doit faire pour un homme qui mourut hier.

ARGAN : Pour un homme qui mourut hier ?

TOINETTE : Oui, pour aviser, et voir ce qu’il aurait fallu lui faire pour le guérir. Jusqu’au revoir.

ARGAN : Vous savez que les malades ne reconduisent point.

BÉRALDE : Voilà un médecin vraiment qui paraît fort habile.

ARGAN : Oui, mais il va un peu bien vite.

BÉRALDE : Tous les grands médecins sont comme cela.

ARGAN : Me couper un bras, et me crever un œil, afin que l’autre se porte mieux ? J’aime bien mieux qu’il ne se porte pas si bien. La belle opération, de me rendre borgne et manchot !

Scène XI

TOINETTE, ARGAN, BÉRALDE.

TOINETTE : Allons, allons, je suis votre servante, je n’ai pas envie de rire.

ARGAN : Qu’est-ce que c’est ?

TOINETTE : Votre médecin, ma foi ! qui me voulait tâter le pouls.

ARGAN : Voyez un peu, à l’âge de quatre-vingt-dix ans !

BÉRALDE : Oh ça ! ne voulez-vous pas bien que je vous parle du parti qui s’offre pour ma nièce ?

ARGAN : Non, mon frère : je veux la mettre dans un convent, puisqu’elle s’est opposée à mes volontés. Je vois bien qu’il y a quelque amourette là-dessous, et j’ai découvert certaine entrevue secrète, qu’on ne sait pas que j’aie découverte.

BÉRALDE : Hé bien ! mon frère, quand il y aurait quelque petite inclination, cela serait-il si criminel, et rien peut-il vous offenser, quand tout ne va qu’à des choses honnêtes comme le mariage ?

ARGAN : Quoi qu’il en soit, mon frère, elle sera religieuse, c’est une chose résolue.

BÉRALDE : Vous voulez faire plaisir à quelqu’un. . .

ARGAN : Je vous entends : vous en revenez toujours là, et ma femme vous tient au cœur.

BÉRALDE : Hé bien ! oui, mon frère, puisqu’il faut parler à cœur ouvert, c’est votre femme que je veux dire ; je ne puis voir que vous donniez tête baissée dans tous les piéges qu’elle vous tend.

TOINETTE : Ah ! Monsieur, ne parlez point de Madame : c’est une femme sur laquelle il n’y a rien à dire, une femme sans artifice, et qui aime Monsieur, qui l’aime. On ne peut pas dire cela.

ARGAN : Demandez-lui un peu les caresses qu’elle me fait.

TOINETTE : Cela est vrai.

ARGAN : L’inquiétude que lui donne ma maladie.

TOINETTE : Assurément.

ARGAN : Et les soins et les peines qu’elle prend autour de moi.

TOINETTE : Il est certain. Voulez-vous que je vous convainque, et vous fasse voir tout à l’heure comme Madame aime Monsieur ? Monsieur, souffrez que je lui montre son bec jaune, et le tire d’erreur.

ARGAN : Comment ?

TOINETTE : Madame s’en va revenir. Mettez-vous tout étendu dans cette chaise, et contrefaites le mort. Vous verrez la douleur où elle sera, quand je lui dirai la nouvelle.

ARGAN : Je le veux bien.

TOINETTE : Oui ; mais ne la laissez pas longtemps dans le désespoir, car elle en pourrait bien mourir.

ARGAN : Laisse-moi faire.

TOINETTE, à Béralde : Cachez-vous, vous, dans ce coin-là.

ARGAN : N’y a-t-il point quelque danger à contrefaire le mort ?

TOINETTE : Non, non : quel danger y aurait-il ? tendez-vous là seulement. (Bas.) Il y aura plaisir à confondre votre frère. Voici Madame. Tenez-vous bien.

Scène XII

BÉLINE, TOINETTE, ARGAN, BÉRALDE.

TOINETTE s’écrie : Ah, mon Dieu ! Ah, malheur ! Quel étrange accident !

BÉLINE : Qu’est-ce, Toinette ?

TOINETTE : Ah, Madame !

BÉLINE : Qu’y a-t-il ?

TOINETTE : Votre mari est mort.

BÉLINE : Mon mari est mort ?

TOINETTE : Hélas ! oui. Le pauvre défunt est trépassé.

BÉLINE : Assurément ?

TOINETTE : Assurément. Personne ne sait encore cet accident-là, et je me suis trouvée ici toute seule. Il vient de passer entre mes bras. Tenez, le voilà tout de son long dans cette chaise.

BÉLINE : Le Ciel en soit loué ! Me voilà délivrée d’un grand fardeau. Que tu es sotte, Toinette, de t’affliger de cette mort !

TOINETTE : Je pensais, Madame, qu’il fallût pleurer.

BÉLINE : Va, va, cela n’en vaut pas la peine. Quelle perte est-ce que la sienne ? Et de quoi servait-il sur la terre ? Un homme incommode à tout le monde, malpropre, dégoûtant, sans cesse un lavement ou une médecine dans le ventre, mouchant, toussant, crachant toujours, sans esprit, ennuyeux, de mauvaise humeur, fatiguant sans cesse les gens, et grondant jour et nuit servantes et valets.

TOINETTE : Voilà une belle oraison funèbre.

BÉLINE : Il faut, Toinette, que tu m’aides à exécuter mon dessein, et tu peux croire qu’en me servant ta récompense est sûre. Puisque, par un bonheur, personne n’est encore averti de la chose, portons-le dans son lit, et tenons cette mort cachée, jusqu’à ce que j’aie fait mon affaire. Il y a des papiers, il y a de l’argent dont je me veux saisir, et il n’est pas juste que j’aie passé sans fruit auprès de lui mes plus belles années. Viens, Toinette, prenons auparavant toutes ses clefs.

ARGAN, se levant brusquement : Doucement.

BÉLINE, surprise et épouvantée : Ahy !

ARGAN : Oui, Madame ma femme, c’est ainsi que vous m’aimez ?

TOINETTE : Ah, ah ! le défunt n’est pas mort.

ARGAN, à Béline qui sort : Je suis bien aise de voir votre amitié, et d’avoir entendu le beau panégyrique que vous avez fait de moi. Voilà un avis au lecteur qui me rendra sage à l’avenir, et qui m’empêchera de faire bien des choses.

BÉRALDE, sortant de l’endroit où il était caché : Hé bien ! mon frère, vous le voyez.

TOINETTE : Par ma foi ! je n’aurais jamais cru cela. Mais j’entends votre fille : remettez-vous comme vous étiez, et voyons de quelle manière elle recevra votre mort. C’est une chose qu’il n’est pas mauvais d’éprouver ; et puisque vous êtes en train, vous connaîtrez par là les sentiments que votre famille a pour vous.

ARGAN. Appelez Armande !

TOINETTE. Ô Ciel ! ah, fâcheuse aventure ! Malheureuse journée !

CLÉANTE. C’était le vendredie 17 février 1673 à 10 heures du soir une heure au plus, après avoir quitté le théâtre, que Molière rendi le dernier soupir àgé de 51 ans un mois et deux ou trois jours.



[1] ß ïðèäåðæèâàþñü ìíåíèÿ

[2] Òû çàñòàâèëà ìåíÿ ñõîäèòü ñ óìà. égosiller — õðèïëûé