Jean-Baptiste Molière
“Le
Bourgeois Gentilhomme”
Acte II
Scène
III
MONSIEUR
JOURDAIN: Monsieur le Philosophe, Messieurs, Monsieur le Philosophe, Messieurs,
Monsieur le Philosophe. Oh! battez-vous tant qu'il vous plaira: je n'y saurais
que faire, et je n'irai pas gâter ma robe pour vous séparer. Je
serais bien fou de m'aller fourrer parmi eux, pour recevoir quelque coup qui me
ferait mal.
Scène
IV
MAÎTRE de philosophie, monsieur Jourdain.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE, en raccommodant son collet: Venons à notre
leçon.
MONSIEUR JOURDAIN: Ah! Monsieur, je suis fâché des coups qu'ils
vous ont donnés.
MONSIEUR JOURDAIN: Tout ce que je pourrai, car j'ai toutes les envies du monde
d'être savant; et j'enrage que mon père et ma mère ne
m'aient pas fait bien étudier dans toutes les sciences, quand
j'étais jeune.
MONSIEUR JOURDAIN: Oui, mais faites comme si je ne le savais pas: expliquez-moi
ce que cela veut dire.
MONSIEUR JOURDAIN: Ce latin-là a raison.
MONSIEUR JOURDAIN: Oh! oui, je
MONSIEUR JOURDAIN: Qu'est-ce que c'est que cette logique?
MONSIEUR JOURDAIN: Qui sont-elles, ces trois opérations de l'esprit?
MONSIEUR JOURDAIN: Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs.
Cette logique-là ne me revient point. Apprenons autre chose qui soit
plus joli.
MONSIEUR JOURDAIN: La morale?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Oui.
MONSIEUR JOURDAIN: Qu'est-ce qu'elle dit cette morale?
MONSIEUR JOURDAIN: Non, laissons cela. Je suis bilieux comme tous les diables;
et il n'y a morale qui tienne, je me veux mettre en colère tout mon
soûl, quand il m'en prend envie.
MONSIEUR JOURDAIN: Qu'est-ce qu'elle chante cette physique?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: La physique est celle qui explique les principes
des choses naturelles, et les propriétés du corps; qui discourt
de la nature des éléments, des métaux, des
minéraux, des pierres, des plantes et des animaux, et nous enseigne les
causes de tous les météores, l'arc-en-ciel, les feux volants, les
comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige,
la grêle, les vents et les tourbillons.
MONSIEUR JOURDAIN: Il y a trop de tintamarre là dedans, trop de
brouillamini.
MONSIEUR JOURDAIN: Apprenez-moi l'orthographe.
MONSIEUR JOURDAIN: Après vous m'apprendrez l'almanach, pour savoir quand
il y a de la lune et quand il n'y en a point.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Soit. Pour bien suivre votre pensée et
traiter cette matière en philosophe, il faut commencer selon l'ordre des
choses, par une exacte connaissance de la nature des lettres, et de la
différente manière de les prononcer toutes. Et là-dessus
j'ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi
dites voyelles parce qu'elles expriment les voix; et en consonnes, ainsi
appelées consonnes parce qu'elles sonnent avec les voyelles, et ne font
que marquer les diverses articulations des voix. Il y a cinq voyelles ou voix:
a, e, i, o, u.
MONSIEUR JOURDAIN: J'entends tout cela.
MONSIEUR JOURDAIN: A, A. Oui.
MONSIEUR JOURDAIN: A, E, A, E. Ma foi! oui. Ah! que cela est beau!
MONSIEUR JOURDAIN: A, e, i, i, i, i. Cela est vrai. Vive la science!
MONSIEUR JOURDAIN: O, o. Il n'y a rien de plus juste. A, e, i, o, i, o. Cela
est admirable! I, o, i, o.
MONSIEUR JOURDAIN: O, o, o. Vous avez raison, o. Ah! la belle chose, que de
savoir quelque chose!
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: La voix u se forme en rapprochant les dents sans
les joindre entièrement, et allongeant les deux lèvres en dehors,
les approchant aussi l'une de l'autre sans les rejoindre tout à fait: u.
MONSIEUR JOURDAIN: U, u. Il n'y a rien de plus véritable: u.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Vos deux lèvres s'allongent comme si vous
faisiez la moue: d'où vient que si vous la voulez faire à
quelqu'un, et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que: u.
MONSIEUR JOURDAIN: U, u. Cela est vrai. Ah! que n'ai-je étudié
plus tôt, pour savoir tout cela?
MONSIEUR JOURDAIN: Est-ce qu'il y a des choses aussi curieuses qu'à
celles-ci?
MONSIEUR JOURDAIN: Da, da. Oui. Ah! les belles choses! les belles choses!
MONSIEUR JOURDAIN: Fa, fa. C'est la vérité. Ah! mon père
et ma mère, que je vous veux de mal!
MONSIEUR JOURDAIN: R, r, ra; r, r, r, r, r, ra. Cela est vrai. Ah! l'habile
homme que vous êtes! et que j'ai perdu de temps! R, r, r, ra.
MONSIEUR JOURDAIN: Je vous en prie. Au reste, il faut que je vous fasse une
confidence. Je suis amoureux d'une personne de grande qualité, et je
souhaiterais que vous m'aidassiez à lui écrire quelque chose dans
un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds.
MONSIEUR JOURDAIN: Cela sera galant, oui.
MONSIEUR JOURDAIN: Non, non, point de vers.
MONSIEUR JOURDAIN: Non, je ne veux ni prose ni vers.
MONSIEUR JOURDAIN: Pourquoi?
MONSIEUR JOURDAIN: Il n'y a que la prose ou les vers?
MONSIEUR JOURDAIN: Et comme l'on parle qu'est-ce que c'est donc que cela?
MONSIEUR JOURDAIN: Quoi? quand je dis: "Nicole, apportez-moi mes
pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit" , c'est de la prose?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE: Oui, Monsieur.
MONSIEUR JOURDAIN: Par ma foi! il y a plus de quarante ans que je dis de la
prose sans que j'en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde
de m'avoir appris cela. Je voudrais donc lui mettre dans un billet: Belle
Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour; mais je voudrais que cela fût
mis d'une manière galante, que cela fût tourné gentiment.
MONSIEUR JOURDAIN: Non, non, non, je ne veux point tout cela; je ne veux que ce
que je vous ai dit: Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour.
MONSIEUR JOURDAIN: Non, vous dis-je, je ne veux que ces seules
paroles-là dans le billet; mais tournées à la mode; bien
arrangées comme il faut. Je vous prie de me dire un peu, pour voir, les
diverses manières dont on les peut mettre.
MONSIEUR JOURDAIN: Mais de toutes ces façons-là, laquelle est la
meilleure?
MONSIEUR JOURDAIN: Cependant je n'ai point étudié, et j'ai fait
cela tout du premier coup. Je vous remercie de tout mon cœur, et vous prie
de venir demain de bonne heure.